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mardi 14 juin 2016

14 JUIN 1986, MORT DE L’ÉCRIVAIN JORGE LUIS BORGES


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L’ÉCRIVAIN ARGENTIN JORGE LUIS BORGES DANS SON APPARTEMENT
DE BUENOS AIRES LE 20 NOVEMBRE 1981. IL MEURT LE 14 JUIN 1986.
PHOTO  EDUARDO DI BAIA

Jorge Luis Borges est né à Buenos Aires, en Argentine, le 24 août 1899. Considéré comme l’un des écrivains les plus importants du XXe siècle, l’éternel nobélisable décède à Genève le 14 juin 1986. Issu d’une famille aisée, élevé par une gouvernante anglaise, étudiant l’allemand et le français en Suisse à l’adolescence, il était devenu presque aveugle dès 1938…

Laurent Lemire, journaliste à La Croix, retrace le parcours de l’écrivain dans l’édition du 17 juin 1986. Il revient également sur sa rencontre avec l’auteur, rue de Seine à Paris, intervenue quelques années plus tôt.


Borges le mythographe

(La Croix du 17 juin 1986)


L’écrivain argentin est mort à 87 ans des suites d’un emphysème pulmonaire. L’éternel nobélisable avait redonné à l’Amérique latine son élan littéraire.

« Je pense avoir de nouveaux rêves. » C’est par ces mots que Jorge Luis Borges avait conclu sa leçon sur « la création poétique » donnée au Collège de France en janvier 1983. Dans la salle, on pouvait reconnaître Cioran, Raymond Aron et Henri Michaux dissimulé sous des lunettes de soleil. La foule était attentive et compacte pour entendre le maître parler de littérature, la chose qu’il connaissait le mieux.

« Je savais toujours, depuis que j’étais un enfant, que ma destinée serait littéraire… Je savais que je passerais toute ma vie à lire, à rêver, à songer, à écrire ; peut-être à publier, mais cela n’est pas important, ça ne fait pas partie d’une destinée littéraire. » Sa voix était chaude, tremblante et portait peu. À l’écoute, Borges paraissait sûr de lui, sûr de l’idée qu’il se faisait de la littérature. Et du métier d’écrivain.

Dès 1920, l’auteur de Fictions avait jeté aux orties l’aspect régionaliste que l’on voulait donner à la littérature argentine. Borges n’avait pas de frontière. Il était la frontière de son propre univers. Pour lui, l’écrivain se devait de créer un monde imaginaire pour satisfaire à ses propres ambitions. En un sens, Borges délimitait Borges.

Comme Joyce ou Kafka, il avait su créer un personnage indissociable de son œuvre, si bien que l’on en fit un adjectif. Borgésien. « Quand j’étais jeune, avouait-il dans cette conférence au Collège de France, je croyais aux théories. Je sais maintenant que la poésie naît du langage, car chaque langage est une façon de sentir le monde ; chaque langage est une littérature possible. »

Comme Mallarmé, il pensait que le monde pouvait se résumer et aboutir à un livre. Et dans ce livre, Borges sculptait un univers cohérent de mythes et de symboles. Se plonger dans un livre de Borges c’est un peu entamer une partie d’échecs. Le lecteur joue en premier mais c’est le maître, le créateur, qui tire les ficelles et connaît déjà la fin de la partie. On a d’ailleurs beaucoup reproché au grand écrivain argentin de trop jouer avec ses lecteurs, de les égarer par plaisir, sur des sentiers d’érudition où les énigmes demeurent irrésolues. C’était simplement sa façon à lui de nous faire aimer les livres et la littérature, à la façon d’un saint Augustin qui disait : « Mon âme brûle car je désire le savoir. »

Étranger à tout, même à la littérature de son propre pays, Borges fut attaqué dans les années 1950 par de jeunes écrivains qui lui reprochaient de n’être pas « engagé », de représenter une littérature déracinée, indépendante et peu soucieuse de la destinée de l’Argentine et de l’Amérique latine. D’une phrase, l’écrivain balaiera toutes ces accusations. Son imaginaire ne l’a jamais confiné dans une tour d’ivoire d’où il ne voudrait rien voir de la réalité. « C’est aux échecs qu’il y a des tours d’ivoire. Mais je suis très sensible à tout ce qui arrive et je l’ai prouvé : j’ai parlé contre Peron, j’ai parlé contre les généraux et leur guerre. »

Sur la façon dont les critiques et les universitaires abordaient son œuvre, Borges faisait l’étonné. Il ne comprenait pas qu’on pût s’intéresser à ses histoires. Des distractions métaphysiques tout au plus. À l’admiration, il répondait par l’humour et, quand on voyait dans un de ses récits telle ou telle intention philosophique ou religieuse, il acquiesçait avec gentillesse en précisant qu’il n’y avait pas pensé. « Comme tous les jeunes écrivains, j’ai commencé par être un génie. À présent, je me résigne à être Borges. On me dit qu’il y a des bibliothèques écrites sur moi. Je n’ai pas lu un seul de ces livres. Je continue à penser au fer, à mes livres futurs », expliquait-il à 83 ans.

Il m’est arrivé, il y a quelques années, de rencontrer Borges rue de Seine. L’homme semblait à l’aise partout, dans les livres comme dans les villes. Lorsqu’il parlait, un rictus venait quelquefois affliger son visage qui se figeait. Dans ces moments qui paraissaient éternels, son regard d’aveugle vous détaillait au plus profond de vous-même. Il perçait votre mystère, entrait dans vos pensées et resurgissait quelques instants après, l’air, satisfait d’avoir mis à nu votre personnalité. En marchant, le vieil homme évoquait ses passions du moment, souvent des ouvrages qu’il était seul à avoir lus.

« Depuis 1955, je n’ai pas lu. J’ai préféré relire, aimait-il à confier. Je n’ai pas d’esthétique, je ne cherche pas les sujets, ce sont les sujets qui me cherchent. J’essaie d’écrire le plus simplement possible tout en étant complexe. Je cherche à ce que la lecture ressemble à un fluide. » Appuyé sur sa canne, Borges réfléchissait. Il en avait trop dit. Son secret risquait-il d’être percé ? Allait-on enfin connaître le chemin de ses rêves ? L’homme reprit son chemin fantastique et dépassa deux jeunes étudiants interloqués. « Tu as vu ? On dirait Borges !»


JORGE LUIS BORGES



Le joueur de littérature




(La Croix du 17 juin 1986)



Laurent Lemire

C’est à Buenos Aires, capitale cosmopolite de l’Argentine, que Jorge-Luis Borges est né, un 24 août 1899. Issu d’une famille aisée et cultivée, il est élevé par une gouvernante anglaise qui lui fait faire ses premières gammes dans la langue de Shakespeare. À 6 ans, le précoce enfant rédige un résumé de la mythologie grecque et écrit son premier conte, la Visière fatale, inspiré d’un épisode de Don Quichotte.

Trois ans plus tard il a les honneurs d’un journal de Buenos Aires qui fait paraître sa traduction du Prince heureux, d’Oscar Wilde. Tout le monde pensera que le texte émane de Jorge Borges, le père de l’écrivain, professeur d’anglais. De cet événement date peut-être la mystification et l’art des fausses attributions que Jorge Luis Borges cultivera avec délice et génie durant toute son existence.

Adolescent il part avec sa famille pour l’Europe. Son père est alors presque aveugle. À Genève le jeune Borges apprend l’allemand et le français. Il lit déjà dans le texte Voltaire, Baudelaire, Flaubert, Maupassant et découvre Carlyle et Chesterton qui auront sur son œuvre une influence considérable. La poésie sera pour lui marquée d’un seul nom, Whitman, tandis que de la philosophie il retiendra pour modèle Schopenhauer.

De retour en Argentine en 1921, après un long séjour en Espagne, il s’intègre à l’avant-garde littéraire représentée par l’ultraïsme, fonde plusieurs revues, publie ses premiers poèmes, Ferveur de Buenos Aires (1923), la Lune d’en face (1925) et Inquisitions, un recueil d’essais dont Borges interdira la réédition pour ses œuvres complètes.
 VICTORIA OCAMPO, FACTOTUM DE LA REVUE« SUR » 

Proche de la revue Sur, fondée par Victoria Ocampo, Borges continue d’écrire des textes qui hésitent entre l’essai et le poème. C’est l’époque de Discussion (1932), Histoire universelle de l’infamie (1935), Histoire de l’éternité (1936).

En 1938 Jorge Borges meurt. Le fils doit trouver rapidement une situation. Il est alors nommé assistant d’une bibliothèque municipale d’un faubourg de Buenos Aires. C’est cette même année qu’il a un terrible accident. Le choc l’a rendu presque aveugle. Pour tout travail littéraire il dépend désormais de sa mère et de quelques amis à qui il dicte ses fabuleuses histoires.

La période noire continue. En 1946 ses déclarations hostiles à Peron lui valent d’être rapidement congédié. Entre-temps, il a tout de même publié une Anthologie de la littérature fantastique (1940) et surtout Fictions (1944) qui sera à l’origine de son audience internationale dans les milieux littéraires.

À la chute de Peron en 1955, Borges est nommé directeur de la Bibliothèque nationale avant de tenir la chaire de littérature anglaise à l’université de Buenos Aires jusqu’en 1973. Atteint de cécité depuis vingt ans, Borges poursuivait inlassablement l’édification d’une œuvre labyrinthique : le Livre de sable, l’Aleph, le Rapport de Brode, l’Or des tigres, etc. Sollicité par les plus grandes universités, cet imperturbable voyageur des mots et des idées est mort sans avoir reçu le prix Nobel, la seule distinction qui lui manquait.


La Croix