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samedi 20 août 2016

MATTHIEU MURUA, RIMES ANDINES


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MATTHIEU MURUA
PHOTO SAMUEL KIRSZENBAUM 
D’origine chilienne par son père, ce garçon de café parisien se passionne pour la civilisation mapuche et a traduit son plus grand poète.

Cravate rouge tendance groseille, chemise
ELICURA ELIKURA CHIHUAILAF
 PHOTO HÉCTOR GONZÁLEZ DE CUNCO
immaculée, long tablier blanc qui descend aux chevilles, Matthieu Murua est serveur dans un café-brasserie de la rue de Buci, à Paris. «Es el plato del día ?» demande une touriste. Matthieu répond dans la même langue, traduit illico la carte, confit de canard, salade minceur, tout cela avec aisance et dans un espagnol qui me semble parfait. Qui est-il ? D’où vient-il ? Sud-Américain, Madrilène, fils de réfugiés ? Ce jeune homme m’a alpagué sur la terrasse de son lieu de travail. C’était il y a quelques mois, on sortait de l’hiver. Dans sa main, un manuscrit aux feuilles blanches reliées où je lis en couverture : «Message confidentiel aux Chiliens.» Bigre ! Un garçon de café écrivain ! Bien sûr que ça m’intéresse. «Je ne suis pas écrivain, je viens juste de traduire le livre d’un des plus grands poètes chiliens d’aujourd’hui. J’aimerais que vous le lisiez et, si cela vous plaît, conseillez-moi pour une maison d’édition.»



Le genre de mission qui m’enchante : devenir l’ange messager, celui qui relie ceux qui ne se connaissent pas et ne se rencontreront jamais. J’entame le soir même ma lecture alors que le nom énigmatique de son auteur, Elicura Chihuailaf, m’intrigue. Pourtant, l’homme qui a écrit ces phrases lumineuses, sévères envers le Chili, m’apparaît hors du commun. Je découvre une exigence d’écriture qui parle d’une voix ferme et solennelle au nom d’un peuple et pour un peuple. «La douleur pour l’injustice est inquantifiable. Et la poésie, qui trouve son origine dans la mémoire de la terre, est un salut pour l’avenir. Comme je vous l’ai dit, mes grands-parents, mes parents, les miens, ceux qui m’ont légué la culture de mes ancêtres, m’ont enseigné la plus extraordinaire des richesses : la parole.» C’est ce qu’écrit Elicura Chihuailaf, qui ne manque pas d’ajouter : «Je suis d’abord mapuche, chilien ensuite.» Qu’est-ce que les Mapuches ? Je pense aux Kurdes disséminés sur quatre Etats au Moyen-Orient, aux Basques… Je calligraphie «Mapuche» sur mon clavier azerty. Réponse : «Peuple premier vivant dans les régions du sud du Chili et de l’Argentine actuels, installé là depuis des siècles, bien avant l’arrivée des Conquistadors.» Les Mapuches revendiquent des terres qu’ils considèrent volées, comme ce fut le cas pour les Indiens d’Amérique du Nord, comme les paysans mexicains spoliés en début de siècle. «Notre combat subit aujourd’hui la menace de l’oubli. Les puissants ont décrété pour nos guerriers la pire des morts : celle qui consiste à nous effacer du cœur et des esprits des nôtres», proclamait déjà Emiliano Zapata en 1910. Déclaration validée par les Mapuches. «Actuellement, m’explique Matthieu Murua, les Mapuches sont 800 000. Leur langage est une langue orpheline. Elicura Chihuailaf est issu de ce peuple et écrit dans sa langue, le mapudungun, et bien sûr en castillan. Il a obtenu le prix national de littérature et de poésie et est considéré comme un des plus grands poètes du pays.» Matthieu le garçon-serveur de l’Atlas a un petit sourire, respire une seconde et ajoute : «Je suis devenu son gendre.»

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COUVERTURE DU LIVRE
 «RECADO CONFIDENCIAL A LOS CHILENOS»
Ainsi se dévoile et s’explique la souciance qu’a pu avoir un jeune Français ordinaire né aux Sables-d’Olonne pour un homme vivant de l’autre côté de la cordillère des Andes, à presque 12 000 kilomètres de la brasserie où il travaille. Où s’est forgé le lien miraculeux pour que ces deux-là se rencontrent ? Je suis épaté par la fluidité du français employé par Matthieu Murua, ses arborescences, les rapports à l’invisible qui trament ce livre de combat : car la lutte et l’invisible sont indissociables de la culture mapuche. Qui est donc ce garçon qui sert la journée des diabolos menthe et, la nuit, traduit avec style et limpidité le texte complexe et ciselé d’un poète chilien ?

«Venu de Santiago, mon père est arrivé en France en 1973. Il n’a jamais su ou voulu me dire les raisons de son exil. La mort brutale de Salvador Allende ou l’arrivée meurtrière du dictateur Pinochet ? Il nous laissa entendre longtemps des origines mapuches, ce qui s’est révélé faux. Mais c’est cela qui m’a amené à faire une fixation sur l’Amérique du Sud afin de savoir qui étaient ces gens et ce peuple. Vite, je lus la poésie d’Elicura… J’ai su qu’il me fallait aller là-bas.»

Après le bac, Matthieu s’inscrit à Paris-IV, fréquente les cours de philo, apprend à parler le Deleuze couramment, rêve de devenir voyageur, écrivain… Bref, une crête iroquoise sur le crâne, il écoute la Souris déglinguée, Bratsch et les Bérurier noir, lit Kerouac, Fante, Pessoa («Il me donnait une réponse à la multiplicité des désirs»), va voir le Dersou Ouzala d’Akira Kurosawa, la Jetée de Chris Marker, tous les Jarmusch… Avec une caméra, dans Paris, il traque «les émotivités du quotidien», puis traverse la France en stop. Il a 20 ans. Le soir, sur les places provençales, face aux regards ébahis des avaleurs de rosé, il se fait cracheur de feu ! C’est quoi la recette ? «Prendre du kerdane, un pétrole plus raffiné que le white-spirit, se mouiller les cheveux, s’enduire le visage d’Homéoplasmine. Et de temps en temps, se brûler !»

Un jour, il faut partir. Au plus loin. Par delà les volcans, comme Mermoz et Saint-Ex. S’introduire dans les dédales du puzzle cosmique que nous invente l’existence ? Eté 2001, c’est d’abord Buenos Aires puis, à travers une pampa aride, sac à dos et sandales, il atteint son graal : Santiago. Il a en poche un numéro de téléphone donné par un certain Guillermo, ce qui va lui offrir une clé pour s’introduire dans le cercle clos des Mapuches. Vite, il part ensemencer la campagne et se fait paysan : la terre, la chaleur, les pluies. A Nueva Imperial, chez le chef d’une communauté mapuche, il s’initie à l’apiculture, garde des troupeaux. Lorsqu’un jour il faut transporter en altitude une truie et un réfrigérateur, une inconnue surgit pour conduire le break : celle qui tient le volant se nomme Gabriela, brune et jolie, elle est la fille d’Elicura Chihuailaf ! Ultime chaînon manquant, la réciprocité est immédiate, ils tombent en amour. Quelques années plus tard, Gabriela, enceinte, sera du voyage pour Paris. Deux petits Mapuches, Oscar puis Victor, vont naître sur le sol de France. Urgence travail ! En 2010, le serveur de brasserie, pas encore traducteur, prend son service.

Virée initiatique terminée, un homme aura traversé un océan puis enjambé une chaîne de montagnes afin de rencontrer un peuple, son poète et en prime un amour. Certains appelleraient ça le destin, d’autres, une succession heureuse de hasards. L’un des cinéastes adulés dans sa jeunesse par Matthieu Murua, Chris Marker, m’a dit un jour, nonchalant, sur un trottoir de la place Dauphine : «Il n’y a pas de hasard, seulement des miracles !» Destin ? Hasard ? Miracle, ça a de la gueule.

Photo Samuel Kirszenbaum

Yves Simon