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On s'accorde à voir en Rodin et ses sculptures antiques le sculpteur le plus remarquable de la fin du XIXe siècle. C'est vers 1875 que le public a découvert son œuvre ; cette date marque en effet le terme des débuts longs et obscurs d'un artiste dont la biographie, particulièrement pour les années de jeunesse, est encore mal connue. Peu après 1875, quelques œuvres remarquées par certains esprits clairvoyants devaient assurer à Rodin un succès international et un prestige qu'aucun autre sculpteur du siècle, à l'exception peut-être de Canova, n'a obtenus.
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« JE SUIS BELLE » 1882,
PLÂTRE H. 69,8 CM ; L. 33,2 CM ; P. 34,5 CM
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Aujourd'hui, l'œuvre de Rodin n'a rien perdu de l'immense attrait qu'elle avait pour ses contemporains. La connaît-on dans toute son étendue? Les collections actuellement ouvertes au public en proposent une image quelque peu réductrice car elles détiennent souvent différentes répliques des mêmes œuvres. Rappelons que la sculpture est un art qui invite à la répétition des mêmes œuvres dans des dimensions et des matériaux divers. Cette image de la production de Rodin que l'on croyait fixée par un catalogue d'œuvres dénombrées avec précision, image exprimée dans de nombreux ouvrages consacrés au sculpteur, a été modifiée par des expositions et les inventaires du fonds d'œuvres conservées dans les domiciles et ateliers parisiens de Rodin. Ceux-ci ont révélé une production sculptée et dessinée plus vaste qu'on ne croyait et tout aussi attachante. Des études ou des variantes pour des œuvres connues – ou moins connues –, des projets non réalisés, des dessins se comptant par milliers, des notes, documents et correspondances se rapportant à la genèse des œuvres sont maintenant identifiés et utilisables ; ce matériel a permis de renouveler ou d'approfondir les connaissances sur l'artiste et sur son œuvre.
1. Les œuvres de jeunesse
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« L’ETERNEL PRINTEMPS » FUT TAILLÉ
DANS UN SEUL BLOC DE MARBRE ENTRE 1901 ET 1902 PAR LE PÈRE
DE LA SCULPTURE MODERNE. PHOTO RICHARD DREW |
Auguste Rodin est né à Paris en 1840 ; il appartient à la génération des premiers impressionnistes – Monet, par exemple, qui est son ami, et avec lequel il expose en 1889, ou Cézanne. Issu d'un milieu familial modeste – son père était employé à la préfecture de police de Paris –, il fit des études artistiques, qui, comme celles de nombreux artistes novateurs de sa génération, se déroulèrent hors de l'École des beaux-arts où il s'efforça sans succès d'entrer ; elles eurent lieu pendant les années 1850 à l'École spéciale de dessin, endroit remarquable où nombre de jeunes artistes de l'époque, peintres, sculpteurs et décorateurs, reçurent une formation professionnelle exemplaire : Legros, Cazin ou Dalou entre autres. Dans ses écrits, Rodin évoque la qualité de cette école avec insistance. Carpeaux, qui fut pour peu de temps répétiteur de modelage à l'École spéciale, corrigea ses premiers essais de sculpture. Rodin suivit aussi les cours de dessin anatomique que Barye donnait alors au Muséum, mais cet épisode important qui l'associe au grand sculpteur animalier du XIXe siècle est encore mal connu. La vie privée de Rodin, surtout dans ses débuts, est en effet obscure, peu documentée, à l'exception d'un incident remarquable : en 1862, Rodin traversa une crise qui fit de lui un novice chez les religieux du Saint-Sacrement à Paris. L'inspiration religieuse ne sera d'ailleurs pas étrangère à son art, plusieurs œuvres importantes, Saint Jean-Baptiste prêchant ou le Christ et Madeleine, en témoignent.
Pendant les années 1860 et jusqu'en 1871, il travailla, à Paris, pour des sculpteurs en vogue sous le second Empire, Carrier-Belleuse notamment, et pour de nombreux entrepreneurs et architectes qui lui confièrent des travaux de sculpture d'ornement dans lesquels il est difficile d'identifier sa main. En 1871, il rejoint Carrier-Belleuse à Bruxelles, l'assiste dans l'exécution de grands ensembles décoratifs (la Bourse de Bruxelles) et se trouve également associé à des équipes de sculpteurs belges (Van Rasbourgh) pour l'exécution et peut-être pour la composition d'ensembles monumentaux. Comme beaucoup de sculpteurs de son temps, il se livre à une production encore mal connue de petites sculptures commerciales, petits « sujets » pour la décoration domestique – Rodin défendra d'ailleurs « l'art pour tous » – et de portraits. Moins connus encore, mais sans doute déterminants pour le déroulement de sa démarche intellectuelle et artistique, sont les rapports qu'il entretient alors, à Bruxelles et à Anvers, avec les milieux d'artistes et d'hommes de lettres belges et français ; il est difficile de déterminer le rôle exact qu'ils jouèrent dans la formation intellectuelle de Rodin et de dire s'ils en favorisèrent l'éclosion ou l'élargissement. Autodidacte, Rodin lisait beaucoup, ceux qui le connurent pendant les années 1880 le soulignent ; dès cette époque, il rechercha le commerce des écrivains et des critiques d'art, ayant su d'ailleurs apprécier l'importance de leur action sur l'opinion et les commandes. Grâce à la fréquentation des livres et des musées, il acquit une culture artistique remarquablement étendue. Plus encore, et ceci est important pour tout artiste appelé à pratiquer la sculpture monumentale, il réfléchit longuement sur la notion de l'espace urbain en tant que cadre de la sculpture ; son art et ses écrits en témoignent. Ses jugements sur l'art du passé furent étonnamment perspicaces.
Les œuvres qui assurèrent en Belgique et en France la réputation de Rodin, L'Âge d'airain, ou Saint Jean-Baptiste prêchant, réalisées entre 1875 et 1878, se rattachent à une conception en grande partie traditionnelle de la sculpture. Elle accorde la primauté – et pour ainsi dire l'exclusivité – à la représentation de la figure humaine : la physionomie – les traits –, les attitudes du corps et le répertoire des gestes expriment des états liés à des situations dramatiques, sentiments ou passions se rapportant à un personnage de l'histoire ou de la littérature ; quand cette référence précise à un sujet n'est pas gardée, Rodin donne un autre titre, métaphorique, à son œuvre. L'art de Rodin s'appuie fortement sur cette tradition qui exploite les possibilités descriptives et narratives de la sculpture. Néanmoins, dans L'Âge d'airain et dans le Saint Jean-Baptiste, Rodin met en évidence ce qui dans le sujet exprime une permanence, un sens général, allégorique si l'on veut, qui le détache presque entièrement du support littéraire et de l'anecdote. De là, et de façon symptomatique, les titres qu'il donne alors à ses sculptures (on sait qu'il a souvent accepté et fait siens les titres que suggéraient ses critiques ou ses amis) : l'ambiguïté des titres montre que le sujet et, avec lui, l'anecdote ou l'histoire ne sont qu'un stratagème, un moyen d'accès privilégié mais non exclusif à l'expérience de l'œuvre d'art. L'Âge d'airain, thème emprunté à Hésiode, évoque ainsi l'éveil de l'homme originel à une étape nouvelle de son emprise sur le monde ; il est aussi Le Vaincu, le soldat fatigué au lendemain de la défaite que connaît la France en 1870. Avant même L'Âge d'airain, dès 1864, avec le masque de L'Homme au nez cassé, au cours de la conception et de l'exécution d'une œuvre, Rodin découvrait dans ses procédés – et avec une insistance qui devait choquer de façon durable ses contemporains – les possibilités expressives du « modelé », c'est-à-dire la représentation du caractère mouvementé, heurté et comme tridimensionnel des surfaces ; pour lui, le modelé remplaçait la facture lisse et comme léchée en faveur, à quelques exceptions près, dans la sculpture de son temps. Le modelé projette sur les plans, tout en les magnifiant, la masse des structures anatomiques qu'il recouvre et dont il fait dès lors un objet majeur de la représentation. Rodin en liait la pratique à l'expérimentation systématique des possibilités expressives des matériaux malléables – la terre et ses traductions en plâtre et en bronze. Ce type d'exécution, des pratiques et des recettes d'atelier l'avaient annoncé au XIXe siècle : la popularité croissante de l'esquisse en témoigne mais Rodin en a affirmé, dès les années 1860, la valeur d'œuvre d'art à part entière.
2. La « Porte de l'Enfer »
Au cours des années qui suivent 1880, une partie considérable de l'activité de Rodin se rattache à une œuvre de dimensions monumentales qu'il laissa inachevée et sans doute délibérément incomplète, mais qui fut pour lui une source d'idées et de formes auxquelles il revint sans cesse jusqu'après 1900. La Porte de l'Enfer fut conçue pour répondre à une commande du gouvernement : l'entrée d'un musée des Arts décoratifs qui devait être construit à Paris. Rodin choisit d'illustrer l'Enfer de Dante. Les différents projets, autant que la version de la Porte connue aujourd'hui, version qui fut fondue après sa mort, témoignent d'un engagement personnel intense avec le texte ; Rodin avait lu l'Enfer et avait médité sur les épisodes qui fascinèrent les artistes de la génération romantique : l'agonie macabre du comte Ugolin, victime de l'ambition et de l'intolérance (avant 1877, Rodin travaillait déjà, en Belgique, à un Ugolin monumental dont le modèle en plâtre a été retrouvé), ou encore l'image touchante de la passion malheureuse de Paolo et Francesca de Rimini, épisode qui lui suggéra, plus tard, le groupe du Baiser. La Porte permit à Rodin d'exprimer sa propre conception de l'Enfer de Dante ; l'épisodique y est présent mais il se résorbe dans une vision simplifiée et transformée de la représentation de damnés anonymes, d'individus menés par leurs passions. Avec l'abandon du projet, un grand nombre de figures et de groupes de la Porte furent modifiés, agrandis ou réduits afin d'être associés à des contextes iconographiques différents. Au sommet de la Porte, et à l'imitation de compositions que l'on voit dans l'architecture et la sculpture médiévales – un art que Rodin découvrit dès les années 1870 –, se trouve un tympan surmonté d'une figure centrale. Rodin lui a donné des noms divers, Dante ou Le Poète – figure assise, méditant sur la condition humaine ; plus tard, il la détacha et en fit Le Penseur.
Le style que Rodin impose dans la Porte marque une rupture nette avec les préoccupations formelles des sculpteurs du XIXe siècle. Dans un relief à la composition non compartimentée, qui détache presque entièrement les figures et les groupes, le corps humain, fortement caractérisé dans ses effets anatomiques et dans ses positions, se voit réaffirmé comme le sujet exclusif de la sculpture. Le genre du groupe sculpté permet à Rodin de dérouler des variations étonnantes sur des situations passionnelles primordiales : la proximité des êtres, ou leur distance, les modalités de leur attachement, de leur arrachement et de leur éloignement, les états contemplatifs de l'autre dans lesquels ils se figent, ou le mouvement qui les anime. Souvent, les positions outrées, acrobatiques, les arrangements impossibles ou rêvés des figures et des groupes expriment les tourments des amants damnés et anonymes – métaphore de l'homme moderne – dans une conception de l'expression exacerbée du sentiment et de la passion qui est propre à Rodin : ces états ne sont plus limités et strictement définis, comme ils le furent dans l'art du passé, par un répertoire de catégories physionomiques, de gestes et d'attitudes ; Rodin en accroît le nombre par la représentation d'une gymnique des passions dans laquelle le corps – ou les éléments du corps, la partie autant que le tout – est perçu comme un vecteur du désir. L'exécution – Rodin s'est expliqué sur ce point –, qui sert avant tout à exprimer le caractère de l'œuvre et son unicité expressive, peut alors ne plus respecter la vraisemblance des masses, des proportions ou l'aspect traditionnel des surfaces.
3. La production privée
À partir des années 1880, comme chez d'autres sculpteurs de son temps, une dichotomie s'installe dans l'art de Rodin : des œuvres de dimensions généralement modestes, destinées à de riches commanditaires, et une production d'œuvres publiques, les monuments.
Comme beaucoup de ses contemporains, Rodin s'intéressa aux arts d'agrément, et sa production privée comprend des « sujets » généralement destinés à la décoration intérieure : elle consiste en figures, groupes et portraits ; s'y ajoutent, aux alentours de 1880 et pendant quelques années, des décorations de céramiques – pièces uniques ou tirées à un petit nombre – exécutées pour la Manufacture de Sèvres. Il ne faut pas les négliger, car elles attestent le goût soutenu de Rodin pour l'expression graphique réalisée par un trait-contour à la fermeté constructive, ses estampes et ses nombreux dessins en témoignent. Figures et groupes, eux, dérivent pour la plupart de la Porte de l'Enfer, bien que Rodin les soumette à l'occasion à des transformations iconographiques intéressantes. Leur thématique, si on l'identifie grâce aux titres, rappelle parfois Dante, mais plus encore la mythologie grecque et l'érotisme qui anime cette dernière. Une grande partie de la thématique de Rodin suggère une méditation de caractère spiritualiste sur le bonheur sensible d'une antiquité pastorale, que Rodin a partagée avec les meilleurs et les pires de ses contemporains, poètes et artistes, mais qu'il a comprise avec l'intelligence et la sensibilité d'un Mallarmé ou d'un Puvis de Chavannes. Ces groupes, dont les arrangements variés sont souvent déterminés par les possibilités du matériau employé, le bronze ou le marbre, mettent en évidence l'originalité des procédés créateurs de Rodin. Une figure détachée de la Porte ou issue d'une autre œuvre se voit combinée avec sa propre répétition prise soit dans sa totalité, soit dans ses parties, pour former un groupe nouveau. De même, Rodin peut reproduire une figure ou en modifier l'apparence et les dimensions selon le caprice d'une invention ouverte à toutes sortes de manipulations iconographiques et formelles : la figure perd, à l'occasion, des parties essentielles, ou bien elle voit son intégrité anatomique complétée ou dérangée par l'apport d'éléments étrangers. De tels procédés évoquent certes des pratiques connues avant Rodin dans les ateliers de sculpteurs ; mais ce qui n'était compris avant lui que comme un effet de la « cuisine » d'atelier et qui restait lié à de simples manipulations techniques (par exemple, les coutures laissées visibles dans le coulage des plâtres et dans la fonte des bronzes) ou les marques de pratique (points de basement laissés dans les marbres), ces effets et d'autres accidents survenus au cours de l'exécution sont intégrés à l'œuvre comme une mémoire cumulée des étapes de la création. Ces procédés, qui annoncent l'art des sculpteurs du XXe siècle, permirent à Rodin d'accorder un rôle primordial à des modes de création ou à des catégories artistiques inconnus ou négligés des sculpteurs de son temps. Il alla jusqu'à minimiser et même jusqu'à abolir l'intervention directe de l'artiste dans l'exécution de l'œuvre en confiant à la machine l'agrandissement de modèles en plâtre dont il proclama la valeur artistique en les exposant. Il affirma ainsi l'autonomie artistique de modes d'expression considérés jusqu'à lui comme mineurs et négligeables : le fragmentaire, l'hybride, l'inachevé, le brisé, le souillé.
4. Les monuments
On sait que les monuments publics érigés aux hommes célèbres furent une des passions du XIXe siècle, et Rodin en reçut de nombreuses commandes. Dans la plupart des cas, il manifesta un intérêt soutenu pour ces entreprises : la variété des études qu'il fit pour la plupart d'entre eux l'atteste. Et, dans ses écrits publiés, Rodin a souvent livré sa pensée sur le problème de la sculpture monumentale. Plus encore que le monument à Claude Lorrain (Nancy), le monument à Victor Hugo se rattache dans sa conception à des formules traditionnelles. Elles élargissent l'image du personnage célèbre, représenté dans le nu héroïque ou en costume moderne, grâce à la signification générale obtenue par l'allégorie. L'œuvre en plâtre exécutée par Rodin et qui devait comprendre plusieurs figures fut exécutée ensuite en marbre dans une composition comportant deux figures seulement ; détournée de son emplacement originel (le Panthéon, redevenu à l'occasion de la mort du poète, en 1885, le temple dédié aux grands hommes, tel que l'avait projeté la Constituante), elle se diversifia en une série de projets demeurés à l'état de maquettes. Projets et œuvre finale associent l'image du poète à une méditation sur les divers aspects de son inspiration. Rodin choisit en fin de compte une nudité idéalisée pour exprimer la permanence de l'œuvre hugolienne.
Rodin se passionna pour deux autres monuments, et, malgré les multiples difficultés qu'il rencontra avec les commanditaires, ils furent l'occasion d'innovations hardies : les Bourgeois de CalaisMonument aux bourgeois de Calais, A. Rodin et la statue de BalzacHonoré de Balzac, A. Rodin. Le groupe des Bourgeois de Calais (ville de Calais) célèbre l'héroïsme collectif de citoyens qui ont décidé de s'offrir en otages avec une simplicité d'attitudes et une conviction de sentiment que Rodin admirait dans les figures et les groupes funéraires du Moyen Âge. S'il n'a pas consigné dans ses écrits le détail de ses propres hésitations à propos de l'agencement définitif à donner aux six personnages, du moins Rodin a-t-il révélé en partie comment il envisageait le piédestal qui devait porter le groupe et lui assurer une présence effective dans le site ; il désira finalement que l'œuvre soit placée à ras de terre, pour ainsi dire à portée du spectateur. Les Bourgeois de Calais expriment ainsi un parti de réalisme brutalMonument aux bourgeois de Calais, A. RodinMonument aux bourgeois de Calais, A. Rodin s'appuyant sur une conception ancestrale qui fait de la sculpture le simulacre tangible d'un événement.
Monument aux bourgeois de Calais, A. Rodin
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Monument aux bourgeois de Calais, A. Rodin
En 1884, la municipalité de Calais décida d'ériger, à l'issue d'une souscription publique, un monument commémorant l'héroïsme de six bourgeois de la ville, qui, lors de son siège, en 1347, par les Anglais, se livrèrent au roi Édouard III, afin de sauver le reste de la population. Destinés à être…
En 1898, le modèle en plâtre de la statue de Balzac fut officiellement refusé par la Société des gens de lettres parce qu'il ne répondait pas à l'objet de la commande. Les amis de l'artiste virent en lui une réalisation fondamentale et prophétique de la sculpture moderne ; l'œuvre ne connut son succès public que lorsqu'elle fut fondue, vingt ans après la mort du sculpteur. Elle donna lieu, lors de sa première exposition publique, au Salon de 1898, à des polémiques d'une ampleur inconnue de la sculpture du XIXe siècle. Au terme de plusieurs années de recherches patientes sur l'apparence physique de Balzac et de réflexion sur le sens de son œuvre, au terme également d'hésitations et de doutes, Rodin avait réalisé une statue surprenante dont il affirma à plusieurs reprises qu'elle était capitale dans son esthétique. Dans une effigie dont les qualités étaient décriées par les uns et vantées par les autres à partir des mêmes qualificatifs, Rodin parvint à exprimer la vérité essentielle de son modèle ; on se plut à comparer ses simplifications formelles à l'austérité d'un menhir. Rejetant l'idée selon laquelle la statue-portrait devait être une représentation exacte, rejetant les gestes déclamatoires, l'exécution étriquée du vêtement moderne autant que le nu idéal, éliminant les accessoires symboliques, Rodin orientait son art vers des effets monumentaux simplifiés. Ses contemporains avertis parlèrent à propos du Balzac d'une évocation symboliste et décorative : Rodin avait conçu Balzac comme la projection dans l'espace de plans larges, traités comme des taches dont les contours seuls comptaient.
5. Complexité d'une personnalité et d'un art
Au tournant du XXe siècle, l'œuvre étonnamment variée d'un Rodin prolifique à la tête d'un vaste atelier présente des « styles » qu'expliquent la diversité des thèmes abordés autant que celle des techniques et des matériaux employés : le réalisme précis des années de jeunesse que Rodin poursuit dans ses portraits, le modelé tumultueux des bronzes qui se rattachent de près ou de loin à la Porte de l'Enfer et dans lequel se perpétue l'intérêt de Rodin pour l'expression anatomique, les simplifications massives du Balzac, ou le sfumato, les effets de formes noyées, inachevées, qu'il introduit dans ses marbres. Son inspiration, si l'on entend par cela le choix des « sujets », est vaste : dans la plupart des cas, elle semble avoir été dictée moins par une recherche illustrative, descriptive – ce que pourraient confirmer les titres qu'il choisit pour ses œuvres –, que par celle, déterminante, des arrangements formels qu'il associe aux situations et aux émotions ; il découvre ces sujets et ces formes au terme du déchiffrement d'une vaste poétique de l'univers que confirme sa lecture méditée des grands textes. En ce qui concerne les moyens par lesquels son art s'impose au public, Rodin s'attache à rechercher une qualité essentielle dans la sculpture ; il en parle longuement dans ses déclarations et dans les écrits qu'il a laissés : c'est la façon dont l'art exprime le « caractère », à savoir la signification profonde que l'artiste découvre dans les êtres et les choses ; ainsi est obtenu l'effet de l'œuvre sur le spectateur.
Aux environs de 1900, Rodin est de plus en plus soucieux d'assurer la diffusion et la postérité de son œuvre. Défiant à l'égard des marchands d'art, il gère une grande production de bronzes et de marbres, se servant souvent comme intermédiaire de la clientèle internationale aisée qui l'adule. Il est à la tête d'un vaste atelier où de nombreux praticiens, dont certains sont des sculpteurs chevronnés, taillent des répliques de ses plâtres. Son aisance matérielle lui permet de collectionner largement les œuvres d'art : sculptures antiques et médiévales, vases grecs ; il conseille ses premiers biographes et ses critiques, Judith Cladel et Paul Gsell en particulier. Il se soucie de l'opinion de la critique et entretient des relations étroites avec les écrivains de son temps. On a de lui l'image d'un artiste aimant à jouer au penseur et au philosophe, certainement sensible aux honneurs. Mais on connaît moins les aspects plus secrets de son art et de sa pensée. Rodin fut toujours passionné d'architecture, en particulier d'architecture médiévale et de celle du XVIe siècle ; ses carnets, notes et dessins en témoignent ; sa réflexion sur un art à portée sociale l'amena à concevoir, aux environs de 1900, un projet qui ne fut pas réalisé : une Tour du travail, qui devait remplir le but humanitaire qu'il partageait avec de nombreux artistes de son temps. À l'intérieur de cette construction, dont la maquette seule fut réalisée, un escalier en spirale devait être orné de reliefs représentant le travail humain sous ses aspects manuels et intellectuels.
Rodin a énormément dessiné, et ses dessins de styles très divers sont d'une originalité frappante. Fait remarquable pour un sculpteur, il les divulgua tôt, voulant qu'ils soient perçus comme un aspect majeur de son art : avant 1880, il expérimente une manière qui rappelle les dessins visionnaires de Victor Hugo et la fascination que représenta pour de nombreux artistes du XIXe siècle la tache libre ou interprétée. Il a recours à des techniques dont l'audace étonne, des décalcomanies, des frottages, des maculations, collages et montages, des combinaisons de moyens et des confusions de catégories : crayon, encre, accidents techniques, insertion libre de texte dans le dessin ; dans son maniement de formes qui relèvent de l'activité inconsciente de la main et révèlent l'importance qu'il attache aux effets du hasard, Rodin fait preuve d'une ouverture d'esprit prophétique. Vers la fin du XIXe siècle, les sujets et le style se renouvellent ; Rodin devient presque exclusivement fasciné par le corps féminin dont il déchiffre les attitudes et les gestes les plus libres : ceux que déployent l'activité érotique et ludique. Son style s'appuie alors sur un jeu de traits libres cernant de larges aplats de couleur.
Rodin ne se limita pas à la pratique des arts : ayant été en contact avec les écrivains marquants de son temps, il a laissé de nombreux commentaires sur l'art et sur la création artistique. Dans de nombreuses interviews et dans ses livres, il parle longuement de son art et de son esthétique. Les thèmes sur lesquels il s'attarde sont la dévotion à la nature, la poursuite de la vérité dans l'art, le culte pour la beauté de la femme. L'histoire des arts le passionna, qu'il découvrit en artiste et en critique. Il faut, certes, analyser avec prudence les ouvrages parus sous son nom ou les idées que ses nombreux amis publièrent comme siennes. L'imagerie et le style en sont souvent emphatiques et s'accordent en cela avec le discours critique de son temps : toutefois, au-delà des effets rhétoriques, ces textes contiennent des lectures incisives d'œuvres de sculpture antique et moderne, des intuitions frappantes et des jugements sur l'art d'une perspicacité unique.
Vers la fin de sa vie, le sculpteur, soucieux de l'avenir de son œuvre, pense à en assurer la postérité dans un musée. On sait qu'au terme de plusieurs donations il léguait, en 1916, ses collections à l'État, ainsi que ses œuvres personnelles avec les droits de reproduction qui étaient attachés à ces dernières. Cette décision autorisait le musée Rodin à Paris à en poursuivre l'édition. Cette procédure, qui intéresse avant tout les fontes, est soumise aujourd'hui à une réglementation plus stricte quoiqu'elle donne lieu à des avis partagés sur son bien-fondé.
Rodin est représenté dans des collections publiques importantes hors de France (à Londres, New York, San Francisco, Philadelphie). En France, le musée Rodin (à Paris et à Meudon) permet de découvrir l'art de Rodin dans son ampleur et montre qu'il n'est plus possible de le réduire aux mouvements artistiques de la fin du XIXe siècle : naturalisme, symbolisme ou Art nouveau. Rodin sut en effet enrichir la sculpture d'une dimension humaine et conceptuelle que lui avaient largement refusée beaucoup de ses prédécesseurs et de ses contemporains ; il a su, et ses meilleurs critiques l'ont compris, exprimer par ses œuvres la pensée et l'inquiétude modernes.