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vendredi 12 juin 2020

AU CHILI, UNE ÉCOLE ITINÉRANTE POUR LUTTER CONTRE LE DÉCROCHAGE

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L’HABITACLE DU MINIBUS A ÉTÉ AMÉNAGÉ, LA PAROI ANTI-PROJECTIONS 
SERT DE SUPPORT AU TABLEAU ET LES SIÈGES SONT RECOUVERTS 
D’UN PLASTIQUE RENOUVELÉ APRÈS CHAQUE COURS. 
PHOTO ALAN LOQUET

Face à la fermeture des établissements scolaires pour cause de pandémie, une école rurale du sud du Chili a innové en aménageant ses deux minibus en salles de classe.
Par Alan LOQUET
 ALAN LOQUET
C’est plus fort que lui. Il trépigne, il sautille. Après trois mois sans école pour cause de coronavirus, c’est la première fois que Benjamin Quirilao, 8 ans, retourne en classe. Une rentrée sans camarades ni estrade, à bord d’un habitacle à quatre roues stationné devant sa modeste maison. Après un strict protocole sanitaire comprenant lavage des mains et prise de température, place au cours de mapudungun, la langue des Mapuches, le principal peuple autochtone du Chili.

« Les cours à distance n’étaient pas suivis   » 



Pour limiter le décrochage scolaire, l’école rurale de Catripulli, à 800 km au sud de Santiago-du-Chili, a aménagé deux minibus en salles de classe itinérantes.  « Le projet a germé après les retours alarmants des professeurs »  , rembobine Marisol Araneda, l’énergique directrice de cette école accueillant habituellement 101 élèves de 4 à 14 ans.  «  Les cours à distance envoyés aux parents n’étaient pas suivis.  » 

Ici, les familles mapuches dépendent d’une agriculture d’autosubsistance :  99 % ne disposent pas d’ordinateur ou de réseau mobile, précise Marisol Araneda. Neuf élèves sur dix vivent sous le seuil de pauvreté.  Pour contrer cette fatalité, l’idée a surgi :  Si les enfants ne viennent pas à l’école, c’est à l’école d’aller chez eux. 

Trente-cinq élèves en difficulté scolaire reçoivent, une fois par semaine, la visite d’un des deux minibus. Du lundi au jeudi, la salle de classe ambulante se tortille entre les collines embrumées de l’Araucanie. Sur ces chemins en gravier, le véhicule jaune citron peine à se faufiler parmi les poids lourds de l’industrie forestière.

« Nécessité pédagogique et émotionnelle   » 


« Cette initiative est formidable, applaudit Nelda Huenumil, un œil sur sa fille Stefanía, installée à l’arrière du minibus pour quarante-cinq minutes d’anglais. Je ne suis pas capable de remplacer les professeurs. Ça fait du bien aux petits. Ils étaient plus stressés ces derniers temps.  »  

« L’école itinérante est fondamentale sur le plan pédagogique, mais elle répond aussi au besoin émotionnel des élèves, confirme Nelson Santibañez, professeur d’anglais en charlotte et lunettes anti-projections. Ils vivent dans des habitats isolés, parfois dans des contextes familiaux compliqués.  »  

Pour ce projet, l’école a fléché une partie des subventions du ministère de l’Éducation. L’équivalent de 1 150 € a été investi pour aménager les minibus et assurer l’achat de désinfectants, thermomètres sans contact et autres masques de protection. L’idée séduit tellement que d’autres établissements de la région s’apprêtent à l’imiter. Indispensable lorsque l’on sait que seulement 30 % des professeurs chiliens ont pu entrer en contact avec leurs élèves depuis la fermeture des écoles. 

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ILLUSTRATION PABLO DELCAN  
« Grâce aux données collectées par les chercheurs de l'université américaine Johns-Hopkins, qui recensent les cas et les décès confirmés, il est possible de suivre jour après jour l’évolution de l’épidémie au Chili. »
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CHILI: PLUS 83.000 ENREGISTREMENTS DE LA FAUNE VIVANT AU PARC NATIONAL DE CERRO CASTILLO


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LE RENARD DES ANDES OU CULPEO
PHOTO 
CONAF
Santiago – Une opération de surveillance photographique menée dernièrement dans le Parc national de Cerro Castillo, au sud du Chili, a permis de réunir plus 83.000 enregistrements de la faune y vivant.
CARTE PARC NATIONAL DE CERRO CASTILLO
CAPTURE D'ÉCRAN
Pendant 6 mois, les gardes du parc, les bénévoles et les vétérinaires ont surveillé le parc avec des pièges photographiques, confirmant la présence d’huemules, de pumas, de tatous à fourrure, de renards en plus d’une espèce invasive: le sanglier, a indiqué la Corporation nationale forestière (CONAF).


LE HUEMUL OU CERF DU SUD ANDIN
PHOTO CONAF

Après avoir examiné plus de 83.000 photographies, le personnel régional de la CONAF a confirmé la présence d’huemules, de couguars, de tatous à fourrure et de renards au Parc national du Cerro Castillo.


LE SANGLIER UNE ESPÈCE ENVAHISSANTE
Néanmoins, la CONAF déplore la présence d’une espèce envahissante qui menace la faune indigène, à savoir, le sanglier, découvert dans deux secteurs.


Selon le directeur régional de la CONAF, Andrés Bobadilla Labarca, la mise en place d’un système de suivi grâce au travail effectué avec les pièges photographiques vise à faciliter la prise de décisions concernant notamment la conservation des espèces.

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jeudi 11 juin 2020

VIE ET MORT AU CHILI (2/2)


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TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE (LISBONE ABYSMÉE),
VERS 1760. EAU-FORTE BNF, DÉPARTEMENT DES ESTAMPES
ET DE LA PHOTOGRAPHIE, VB-156-FOL
© BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
Comment raconter la manière dont une catastrophe entre dans la vie de tous, de chacun ? Un an après le tremblement de terre de Lisbonne (1755), événement qui a secoué les consciences en Europe, Emmanuel Kant écrit : « Il faut rassembler tout ce que l’imagination est capable de se représenter de terrible pour rendre un tant soit peu la terreur où doivent se trouver les gens lorsque la terre bouge sous leurs pieds, lorsque tout s’effondre autour d’eux, lorsque l’eau agitée au plus profond d’elle-même met le comble au malheur par des inondations, lorsque la peur de la mort, le désespoir engendré par la perte de tous ses biens et enfin le spectacle d’autres misères brisent le courage le plus affermi. Un tel récit serait émouvant, et, dans la mesure où il agit sur le cœur, il pourrait peut-être aussi avoir une action bénéfique. Mais je laisse cette histoire à des mains plus expertes. » Bref, c’est un travail d’écrivain. Cinquante et un ans plus tard, ce récit est écrit en quelques jours, dans la ville même de Kant, par un jeune Allemand qui avait lu le philosophe: Heinrich von Kleist. C’est Le Tremblement de terre au Chili, que j’ai commencé d’évoquer la semaine dernière.
Par Philippe Lançon
« LE TREMBLEMENT
DE TERRE DU CHILI »
ILLUSTRATION EAUX-FORTE
D'ERIK DESMAZIERES

Sur les collines de Santiago, après le tremblement de terre, Jero­nimo finit par retrouver Josephe et leur bébé. Elle campe avec des nobles, qui ont eux-mêmes un fils de l’âge du nouveau-né. Ils sont devenus amis. La catastrophe semble rebattre les cartes en rapprochant les survivants. Condamnés à mort par la société de la veille, les jeunes amants vivent au paradis dans celle du lendemain, « et ils étaient bouleversés de penser combien il fallait de détresse dans le monde pour pouvoir enfin être heureux ! ». L’ironie de Kleist est terrible, mais appropriée : quel est ce monde, où il faut un tremblement de terre pour qu’un homme et une femme puissent s’aimer librement ? Quels liens y a-t-il entre cette société puritaine et tyrannique, installant presque partout la terreur et la mort, cette société qui les avait jugés, et ce phénomène naturel, installant presque partout la terreur et la mort, ce phénomène qui les a sauvés ? Kleist a implicitement répondu en décrivant le moment où, dans sa cellule, juste avant la secousse, ­Jeronimo préparait son suicide : « Il se tenait près d’un pilier mural, et fixait à un crochet de fer la corde qui devait l’arracher à ce monde de misères lorsque, soudain, la plus grande partie de la ville s’écroula dans un énorme fracas, comme si le firmament s’effondrait, ensevelissant dans ses décombres tout ce qui avait souffle de vie ; et comme si toute sa conscience venait d’être broyée, il se cramponnait maintenant au ­pilier où il avait voulu mourir, pour ne pas tomber. » Quels liens ? Aucun, évidemment. Horreur sociale et politique par-ci, horreur naturelle par-là : c’est Charybde et Scylla. Entre ces forces aveugles, l’individu lutte tantôt pour sa survie, tantôt pour sa liberté. Il est la seule mesure de l’humanité.

Avec leurs nouveaux amis nobles, dans l’atmosphère pleine de compassion qui paraît suivre le désastre, nos héros doublement survivants reprennent force. Le monde a-t-il enfin changé ? « Des pensées singulières se bousculaient dans le cœur de Jeronimo et de Josephe. Se voyant traités avec autant de confiance et de bonté, ils ne savaient que penser des événements passés, du lieu de l’exécution, de la prison et des cloches carillonnantes, se demandant s’ils n’avaient pas tout simplement rêvé. On aurait dit que tous les esprits étaient réconciliés depuis la terrible secousse qui les avait ébranlés. » De fait, « au lieu des conversations insipides auxquelles le monde donnait habituellement matière autour des tables de thé, on citait maintenant des exemples d’actions extraordinaires : des personnes auxquelles on avait peu porté attention jusque-là dans la société avaient fait montre d’une grandeur romaine ; toute une foule d’exemples d’intrépidité, de joyeux mépris du danger, d’abnégation et de sublime sacrifice, de renoncement immédiat à la vie, comme si elle était un bien sans valeur, que l’on retrouverait l’instant d’après. » Ils retournent donc en ville et découvrent, trop tard, que tout a empiré. Justiciers et démagogues sont plus présents que jamais. Une populace inquiète, chauffée à blanc par les prêtres et dirigée par un sinistre cordonnier, reconnaît les amants et les achève à coups de massue. La politique a repris ses droits. ●



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LES FAUX PAS DU CHILI DANS LA LUTTE CONTRE LE COVID


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LE PAYS SUD-AMÉRICAIN DE 18 MILLIONS D'HABITANTS 
COMPTE  DÉSORMAIS 140’000 CAS DE CONTAMINATION 
ET PLUS DE 2200 DÉCÈS. 
PHOTO AFP
Les contaminations ont pris l’ascenseur au Chili, car les autorités n’ont pas intégré les inégalités profondes dans le pays, à leur stratégie de lutte contre le coronavirus.
 MARTIN BERNETTI
Considéré dans les premiers temps comme un modèle en Amérique latine dans la gestion de la pandémie de coronavirus, le Chili a rapidement perdu du terrain dans sa lutte contre le Covid-19.

Avec 16’000 infections et 230 décès, le gouvernement du président conservateur Sebastian Piñera se félicitait fin avril d'un «plateau» sur la courbe des infections et annonçait une réouverture progressive de l'activité.

Un mois plus tard, les chiffres ont été presque décuplés: le pays sud-américain de 18 millions d'habitants compte désormais 140’000 cas de contamination et plus de 2200 décès.

«Il y a eu deux aveuglements très importants de la part du gouvernement qui ont affecté la courbe des infections», estime auprès de l'AFP Maria Soledad Barria, directrice d'un département de santé à l'université du Chili.

«Premièrement, le gouvernement n'a pas anticipé ou reconnu les inégalités profondes de notre pays. Deuxièmement, nous n'avons pas vu l'intérêt de travailler sur les premiers soins» afin de centraliser la stratégie de suivi de la contagion, analyse l'ex-ministre de la Santé sous le premier mandat de la présidente de gauche Michelle Bachelet (2006-2010).

Zones surpeuplées


Le Chili a été l'un des premiers pays d'Amérique latine à décréter un état d'urgence sanitaire préventif dès le 7 février. Quelques semaines plus tard, il a fermé ses frontières, suspendu les cours, décrété un couvre-feu et mis en oeuvre une politique de dépistage massif.

Mais contrairement à d'autres pays d'Amérique latine, le pays a opté pour des confinements modulables en fonction des foyers et non pas pour un confinement général à l'échelle du pays.

Or, si ces quarantaines sélectives ont donné de bons résultats dans les quartiers aisés, elles se sont révélées bien moins efficaces dans les quartiers pauvres.

«Dans les zones populaires surpeuplées, avec de mauvaises conditions socio-économiques, sans possibilités d'emploi formel qui maintiendrait un revenu pour les gens et sans possibilité de télétravail (...) cela a amplifié la contagion», souligne Mme Barria.

Le manque de connaissance de la réalité des quartiers les plus pauvres de Santiago est même apparu à l'évidence dans les propos du ministre de la Santé. Le 28 mai, Jaime Manalich a reconnu ne pas être conscient de l'ampleur de la surpopulation dans certains quartiers.

Confinement peu effectif


Alors que les aides promises par le gouvernement tardaient à arriver ou étaient jugées insuffisantes, de nombreux habitants ont continué à aller travailler jusqu'à mi-mai. L'explosion des contaminations a alors contraint les autorités à décréter le confinement pour les sept millions d'habitants de la capitale.

Mais, avec de nombreuses dérogations et des commerces souvent ouverts, la mesure n'a permis de réduire la mobilité que de 30%. Or les experts affirment que, pour être efficace, le confinement doit réduire la mobilité de 50%.

Face à l'urgence, le gouvernement a débloqué 17 milliards de dollars, soit l'équivalent de 7 % du PIB. Selon un groupe réunissant des médecins et des économistes, le soutien économique doit viser en priorité les plus vulnérables pour que le confinement soit effectif.

Les chiffres révèlent aussi des failles dans la gestion des autorités. Après la parution de nombreux articles de presse sur le sujet, le gouvernement a finalement corrigé dimanche le nombre de morts dus au coronavirus en y ajoutant 653 décès survenus en mars et en avril.

Les autorités sanitaires ont ainsi comptabilisé des décès de personnes présentant un cadre clinique compatible avec la maladie, même si des tests n'ont pas été réalisés.

Données anonymes


Ces variations ont accru les critiques de la communauté scientifique.

«Nous ne savons pas combien de patients sont hospitalisés, combien sont guéris, combien ont de la fièvre et combien n'en ont pas», s'agace auprès de l'AFP Francisca Crispi, spécialiste en santé publique à l'université du Chili. «Une gestion des données anonymes a été demandée (...) pour pouvoir faire l'analyse des données nous-mêmes», ajoute-t-elle.

Le ministre des Sciences Andrés Couve s'est justifié en expliquant que le changement de méthodologie visait à donner une image «plus précise» de l'épidémie.

Alors que les scientifiques estiment que le pic de l'épidémie n'a pas encore été atteint, l'inquiétude concerne désormais la capacité des hôpitaux de la capitale, déjà très mobilisés, à tenir le choc.
(AFP/NXP)

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ILLUSTRATION PABLO DELCAN  
«Grâce aux données collectées par les chercheurs de l'université américaine Johns-Hopkins, qui recensent les cas et les décès confirmés, il est possible de suivre jour après jour l’évolution de l’épidémie au Chili. »
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    VIOLENCES POLICIÈRES : QU'EST-CE QUE LA TECHNIQUE DITE « DE L'ÉTRANGLEMENT » ?

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    LE DESSIN DE #WILLEM DU JOUR
    Il y a quelques jours, Christophe Castaner a annoncé que la méthode de la prise par le cou, dite « de l'étranglement  » serait abandonnée lors des interpellations. Mais en quoi consiste-t-elle exactement ?
    Par Youen Tanguy Journaliste
     LA TECHNIQUE DITE « DE L'ÉTRANGLEMENT  » ?
    Après avoir rencontré la famille de Cédric Chouviat, livreur mort à Paris lors de son interpellation par la police, Christophe Castaner avait promis d'ouvrir le chantier de certaines méthodes d'interpellation controversées.

    Le 8 juin dernier, après plusieurs manifestations contre le racisme et les violences policières en échos aux à ce qu'il se passe aux Etats-Unis, le ministre de l'Intérieur a annoncé que  « la méthode de la prise par le cou, dite de l'étranglement sera abandonnée et ne sera plus enseignée dans les écoles de police et de gendarmerie ». À la place, le ministre prône pour une généralisation du pistolet à impulsion électrique.

    Cette méthode controversée consiste à maîtriser un individu lors d'une interpellation en se plaçant derrière lui alors qu'il est debout, puis encercler son cou pour l'amener au sol. Une technique qui comporte des risques, notamment lorsqu'elle est prolongée. Comme le rappelle le Huffpost, « plus la compression dure, plus il est compliqué pour la victime de trouver de l'air ».

    Les forces de l'ordre ont, pour éviter tout problème, des recommandations pour vérifier en permanence l'état de santé de la personne interpellées : ne pas maintenir l'étranglement  « au-delà de la nécessaire immobilisation » ou encore relâcher la pression lorsque c'est nécessaire.

    Colère des syndicats


    « Si un policier ou un gendarme doit maintenir quelqu'un au sol lors de son interpellation, il sera désormais interdit de s'appuyer sur sa nuque ou son cou », a ajouté le ministre Castaner il y a quelques jours. Il a également annoncé que policiers et gendarmes devront « désormais obligatoirement suivre une formation annuelle » sur les techniques d'interpellation, sous peine de se voir interdire les interventions sur la voie publique.

    L'abandon de la technique dite « de l'étranglement » n'a pas été bien reçue par plusieurs syndicats de police. « Dès lors qu'elle est faite dans un court instant, c'est la seule technique qui permette aux agents de maîtriser un individu dont le poids est supérieur », a jugé le délégué national du syndicat des gardiens de la paix, Alliance, Frédéric Lagache. « Sinon, on en sera réduit au combat de rue ou à l'utilisation du taser », estime-t-il auprès de l'AFP. 

    Yves Lefebvre, secrétaire général du syndicat Unité-SGP-Police, s'interroge également : « Si quelqu'un refuse de se faire interpeller et si on n'a plus la clé d'étranglement, qu'est-ce qu'on fait ? ».

    lundi 8 juin 2020

    PORTRAITS DE MISSIONNAIRES MÉDIATIQUES

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      « 04-III-15, 36 », ANDRÉS NAGEL

     SANS DATE
    Pourquoi M. Juan Guaidó est-il le vrai président du Venezuela ? À quelle vitesse le chef de l’État brésilien doit-il amputer les retraites ? Comment les péronistes vont-ils aggraver la crise argentine ? Du «Monde » au « Financial Times », une poignée d’« experts » latino-américanistes passent l’actualité politique de la région à la moulinette de leurs obsessions : le libre-échange et l’anticommunisme. 
    PORTRAIT DE 

    DONALD RUMSFELD LE 11 SEPT. 2019

    PHOTO MARK WILSON 
    En 1969, un jeune fonctionnaire américain interroge Richard Nixon sur la région à laquelle s’intéresser pour réussir sa carrière : « Surtout pas à l’Amérique latine, répond le président américain. L’Amérique latine, tout le monde s’en moque (1). » Un an plus tard, Nixon change d’avis : l’élection de Salvador Allende le préoccupe suffisamment pour le conduire à déclarer, le 6 novembre : « Nous ne devons pas laisser l’Amérique latine penser qu’elle peut prendre ce chemin sans en subir les conséquences. » Washington s’emploie dès lors à choyer les juntes locales, considérées comme un rempart contre la menace communiste. Quant au jeune ambitieux, un certain Donald Rumsfeld, il s’appliquera à ne pas suivre le conseil de son mentor. Devenu ministre de la défense de M. George W. Bush, entre 2001 et 2006, il animera les campagnes américaines contre les gouvernements de gauche parvenus au pouvoir dans la région.

    Le conseil de Nixon n’était donc pas bon. Il semble toutefois avoir percolé dans les rédactions des grands médias. Du Financial Times britannique au New York Times américain, en passant par Le Monde, aucune région du monde ne souffre du mépris éditorial réservé à l’Amérique latine (voir le comptage ci-dessous). Entre le 10 mars 2019 et le 9 mars 2020, le New York Times, par exemple, a publié deux fois moins d’articles sur l’Amérique latine que sur le Proche-Orient, trois fois moins que sur l’Afrique…


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    L’ACTUALITÉ INTERNATIONALE DANS LES QUOTIDIENS NATIONAUX
    Et, lorsqu’il est question de la région, elle souffre le plus souvent d’être renvoyée au rang de miroir grossissant des obsessions éditoriales occidentales. Un exemple ? On ne parle jamais autant du Venezuela que lorsque la critique des politiques d’austérité formulée par MM. Jean-Luc Mélenchon, en France, ou Jeremy Corbyn, au Royaume-Uni, semble convaincre. De sorte que l’Amérique latine n’intéresse que lorsqu’elle permet de conforter certaines certitudes : le marché libère ; la gauche échoue. Raison, peut-être, pour laquelle elle semble s’attirer les bons soins de journalistes un peu particuliers…

    John Paul Rathbone,
    Financial Times



    PORTRAIT DE JOHN PAUL RATHBONE
    Chargé des pages Amérique latine au Financial Times jusqu’en mai 2019, et ancien employé de la Banque mondiale, John Paul Rathbone aime prendre ses lecteurs à contre-pied. Alors que le monde s’inquiète de l’élection d’un ancien militaire d’extrême droite, M. Jair Bolsonaro, à la tête du Brésil, le journaliste suggère qu’on regarde dans la mauvaise direction. Le « véritable tremblement de terre », « semblable au Brexit et [à] l’élection de Trump », s’est produit plus au nord, en juillet 2018, lors de l’élection de M. Andrés Manuel López Obrador (AMLO), le président social-démocrate mexicain (31 mai 2019). Souligner que M. Bolsonaro affiche sa nostalgie pour la dictature qui dirigea le Brésil de 1964 à 1985 ne doit pas conduire à oublier qu’AMLO représente la véritable « menace pour la démocratie libérale » en Amérique latine. Si le Mexicain affiche une allure inoffensive, ses allocutions publiques trahissent des « traits autocratiques caractéristiques de nombreux populistes latino-américains » : « une obsession pour l’histoire », une tendance à invoquer la « volonté populaire » et… une « détestation du néolibéralisme ». Car, pour Rathbone, le monde se divise en deux catégories : ceux qui sont convaincus des vertus du marché, et ceux qui menacent la démocratie.

    Le journaliste du Financial Times célèbre donc l’arrivée de l’homme d’affaires Mauricio Macri à la présidence de l’Argentine, en 2015. Lorsque la tempête financière commence à chahuter Buenos Aires, il tente de rassurer : « En deux ans et demi, le gouvernement a avancé à pas de géant pour restaurer la confiance des marchés » (12-13 mai 2018). Rathbone en est convaincu, le néolibéralisme ne rencontre aucune difficulté qu’une dose supplémentaire de néolibéralisme ne puisse régler. Il existe donc « une explication simple » aux difficultés de M. Macri : « Il a voulu éviter de répéter les thérapies de choc du passé. » Autrement dit, il s’est montré trop mou. Trois mois plus tard, Rathbone peine à cacher son amertume. En dépit des efforts de Buenos Aires, la crise est consommée. « Un gouvernement favorable au secteur privé, doté d’un cabinet technocratique que les dirigeants du monde entier souhaitent soutenir, et pourtant, l’Argentine continue à souffrir de profonds accès de panique » (31 août 2018). « Mais quelle erreur le président Macri a-t-il commise ? », interroge-t-il. Avant d’avancer « une réponse possible : un déficit de communication ».

    Fils d’une Cubaine résidant à Londres, Rathbone revendique le ressentiment de sa famille à l’égard de la révolution, qui a nationalisé jadis le magasin de son grand-père. « Pendant de longues années, ma famille a porté le célèbre toast des exilés, imaginant implicitement la mort de Fidel Castro : “Noël prochain, nous le passerons à La Havane !” » (2 décembre 2016).

    Carlos Alberto Montaner,
    Miami Herald et El Nuevo Herald



    PORTRAIT DE CARLOS ALBERTO MONTANER
    Le journaliste cubain Carlos Alberto Montaner s’est fait une spécialité de la dénonciation du « populisme» dans les colonnes du Miami Herald et du Nuevo Herald, deux quotidiens établis en Floride, férocement anticastristes. Avant de « porter la plume dans la plaie», Montaner a connu une première vie au sein de l’organisation paramilitaire Movimiento de Recuperación Revolucionaría (MRR). Son dirigeant Orlando Bosch fut impliqué dans l’explosion du vol Cubana 455 en 1976, qui fit soixante-treize morts, ainsi que dans une série d’attentats contre des ambassades cubaines et des personnalités politiques proches de Salvador Allende (2). Inquiété par les autorités de La Havane, Montaner se réfugie à Miami, en 1961. Il y obtient le statut d’exilé politique et troque alors son bâton de dynamite pour une machine à écrire.

    En 1996, Montaner cosigne un « Guide du parfait idiot d’Amérique latine » (3). Les auteurs dédient ironiquement leur ouvrage aux « populistes » qui auraient contribué à ruiner le sous-continent au XXe siècle : Juan Domingo Perón (président argentin de 1946 à 1955 et de 1973 à 1974) ; Allende (président du Chili de 1970 jusqu’à son renversement par le général Augusto Pinochet en 1973), Castro (dirigeant de la révolution cubaine), M. Luiz Inacio « Lula » da Silva (président du Brésil de 2003 à 2010) ou encore l’écrivain colombien Gabriel García Márquez. Tournant le dos au marché, ces dirigeants politiques et intellectuels auraient condamné la région à une dérive économique, ne laissant d’autre choix aux militaires que d’intervenir : « Ce grand carnaval des illusions que représente l’État social a fini dans la banqueroute économique, l’inflation galopante, la pauvreté et, en réponse à cela, à des dictatures militaires sanglantes (4). » Pour les auteurs, le premier ministre français de l’époque flirterait également dangereusement avec le socialisme : « Même [Alain] Juppé (…) ne mérite pas l’étiquette de libéral. »

    En 2007, les mêmes publient « Le retour de l’idiot ». Leurs cibles cette fois-ci ? Hugo Chávez (président du Venezuela de 1999 à 2013), Mme Cristina Fernandez (présidente de l’Argentine de 2007 à 2015), MM. Evo Morales et Rafael Correa (présidents respectivement de la Bolivie entre 2006 et 2019 et de l’Équateur entre 2007 et 2017), ou encore le directeur d’un mensuel français pas si diplomatique que ça, entre 1990 et 2008. « En tête du palmarès » de l’idiotie idéologique, « l’ineffable Ignacio Ramonet du Monde diplomatique, cette tribune inégalée de l’espèce sur le Vieux Continent ». L’erreur du courant de pensée incarné par la publication que le lecteur tient entre ses mains ? Avoir accablé le libéralisme économique de « calomnies (...) dictées par les préjugés économiques » en dépit du fait qu’elles étaient « minutieusement réfutées par la réalité ». Pour se convaincre des vertus de l’orthodoxie économique, il suffirait d’« observer comment des pays comme l’Espagne ou l’Irlande (…) en sont arrivés où ils sont ». À l’époque, les deux pays sont régulièrement présentés comme des modèles de réussite néolibérale. La crise des subprime éclate quelques mois après la parution de l’ouvrage, plongeant Madrid et Dublin dans le marasme.

    En 2006, une dépêche de l’agence de presse espagnole EFE révèle que Montaner a reçu de l’argent du gouvernement américain pour diffuser de la propagande anticastriste. L’épisode conduit à la démission du directeur du Miami Herald (5)… pas à celle de Montaner. Récemment, le journaliste a expliqué qu’AMLO — dont les bons rapports avec le patronat mexicain irritent une partie de la gauche — « entend établir le communisme » (Expansión, 5 septembre 2019) au sud du río Bravo ; que le Venezuela avait muté en « narco-dictature », « alliée aux terroristes islamistes » (El Nuevo Herald, 13 août 2019) ; que les manifestants chiliens mobilisés depuis octobre 2019 étaient « des ennemis de la loi et de l’ordre (6) ».

    Paulo Paranagua,
    Le Monde


     PORTRAIT DE PAULO PARANAGUA
    Dans la presse dominante, tous les chemins mènent aux mêmes certitudes : que l’on fasse ses armes dans l’anticommunisme paramilitaire, comme Montaner, ou dans la guérilla, comme le journaliste du Monde Paulo Paranagua. Chargé de l’Amérique latine au sein de la rédaction du quotidien « de référence » français jusqu’en 2019, Paranagua a milité, dans les années 1970, au sein du Parti révolutionnaire des travailleurs - Fraction rouge (PRT-FR), une organisation prônant la lutte armée, où il était connu sous le pseudonyme de commandante Saúl (7). Positionnés de part et d’autre de la barricade idéologique dressée au cœur de la guerre froide, Montaner et Paranagua s’entendent désormais beaucoup mieux. Notamment au sujet du Venezuela.

    En avril 2014, Paranagua attribue à la répression des forces de l’ordre huit victimes décédées… des suites de tirs de l’opposition (8). Plus récemment, il s’est distingué par une lecture originale du spectre politique vénézuélien. Dans un article consacré à la visite de MM. Julio Borges, Antonio Ledezma et Carlos Vecchio le 3 avril 2018 en France, il écrit : « À eux trois, ils résument les principales sensibilités de l’opposition, du centre gauche au centre droit. » Les trois hommes appartiennent pourtant aux deux partis les plus radicaux de la droite vénézuélienne (Primero Justicia et Voluntad Popular), dans un contexte d’extrême division de l’opposition dans le pays (9). Appliquée à la France, l’opération revient à suggérer que Mme Marine Le Pen et M. Christian Jacob «résument » l’opposition au président français Emmanuel Macron…

    Andrés Oppenheimer
    CNN, El Mercurio, La Nación, etc.


    PORTRAIT D'ANDRÉS OPPENHEIMER
    S’il existait un prix récompensant la capacité d’un journaliste à multiplier le nombre des organes auxquels il contribue, Andrés Oppenheimer pourrait sans doute y prétendre. D’origine argentine, l’éditorialiste collabore à «plus de soixante publications à travers le monde » (comme le souligne la biographie qui accompagne l’un de ses ouvrages (10)) : CNN en espagnol, The Miami Herald, Reforma (Mexique), La Nación (Argentine), El Mercurio (Chili), El Comercio (Pérou), El Colombiano (Colombie), etc. D’une colonne à l’autre, il est capable de passer n’importe quel sujet — la politique brésilienne, le tourisme médical, les élections américaines, l’Iran, la sécurité au Vénézuéla… — à la moulinette conservatrice.

    En octobre 2019, Oppenheimer se félicite par exemple du coup d’État qui vient de renverser le premier président indigène bolivien, le « narcissique-léniniste » Evo Morales (El Nuevo Herald, 16 octobre 2019), qu’il surnomme également « Ego Morales » (car Oppenheimer apprécie les jeux de mots). Alors que le président bolivien a dû fuir le pays sous la pression de l’armée et qu’une représentante de la droite réactionnaire a enfilé l’écharpe présidentielle, le journaliste philosophe : faut-il considérer qu’« une démission forcée est un coup d’État », ou plutôt juger qu’elle constitue « une restauration légitime de l’état de droit après que le président a volé une élection » (25 octobre 2019) ? Car Oppenheimer n’en doute pas: M. Morales a organisé une fraude électorale, et peu importe si l’accusation ne repose sur aucune preuve (11).

    Mary Anastasia O’Grady,
    The Wall Street Journal


    PORTRAIT DE MARY ANASTASIA O’GRADY
    PHOTO FDV
    Dans sa colonne hebdomadaire du Wall Street Journal, le 27 octobre 2019, Mary Anastasia O’Grady sonne l’alarme : des « jeunes se sont emparés des rues pour promouvoir la lutte des classes » au Chili. « Envahir des rues, brûler des voitures, voler, bloquer des routes et détruire les transports publics», voilà qui relève des « spécialités de la gauche ». Aucun doute, Cuba et le Venezuela sont à la manœuvre. Pour O’Grady, les manifestations ne traduiraient pas un mécontentement populaire, mais l’action d’un « groupe de socialistes d’extrême gauche mis sur pied par Fidel Castro », bref des «terroristes de gauche ». Confronté à leur tentative de « violenter Santiago », le président chilien Sebastián Piñera a donc été « contraint de déclarer l’état d’urgence et de mettre l’armée dans la rue » pour préserver « la propriété privée et la vie ». En décembre 2019, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) estimait le coût de la répression du mouvement social chilien à 26 morts et près de 2 800 blessés, dont 280 lésions oculaires (12).

    Pour O’Grady, la liberté économique passe avant tout. Les dérapages homophobes ou misogynes du président brésilien Jair Bolsonaro ? Il ne s’agit là que de « querelles non pertinentes avec la presse » (25 août 2019), qui masquent l’essentiel : M. Bolsonaro a confié sa politique économique aux mains d’un apôtre de l’école de Chicago, M. Paulo Guedes, un ancien professeur d’économie à l’université du Chili surnommé le « gourou du libre marché ». Si O’Grady se félicite de la « révolution du marché au Brésil » (29 septembre 2019), elle tance toutefois le gouvernement pour sa timidité. Depuis sa nomination en janvier 2019, M. Guedes a annoncé la privatisation de la poste brésilienne, Correios, de la société d’exploitation du port de Santos, Codesp, de la société des services informatiques Erpro… Mais O’Grady l’invite à aller plus loin : et s’il privatisait la forêt amazonienne ? Les incendies qui ont ravagé la grande forêt l’été dernier s’expliqueraient en effet par l’« absence d’incitations économiques à protéger la forêt dès lors qu’elle ne fait l’objet d’aucun titre de propriété privée » (8 septembre 2019). Seule difficulté, M. Guedes n’est pas seulement néolibéral, il est aussi climatosceptique…

    Anne-Dominique Correa et Renaud Lambert
    Journalistes. Version longue de l’article paru dans l’édition imprimée.

    Notes :
    (1) Cité par Greg Grandin dans Empire’s Workshop. Latin America, the United States, and the Rise of New Imperialism, Henry Holt, New York, 2006.
    (2) Lire Hernando Calvo Ospina, « L’équipe de choc de la CIA», Le Monde diplomatique, janvier 2009.
    (3) Álvaro Vargas Llosa, Plinio Apuleyo Mendoza et Carlos Alberto Montaner, Manual del perfecto idiota latinoamericano, Plaza & Janes Editores SA, Madrid, 1996.
    (4) Ibid.
    (5) « Dimite el presidente del “Miami Herald” tras el polémico despido de dos redactores », EFE, 3 octobre 2006.
    (6) « Crisis en Chile : No es inteligente dormir con el enemigo», El Líbero, 8 février 2020.
    (7) Comme le rappelle l’ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique Maurice Lemoine dans un courrier au médiateur du Monde, daté du 19 avril 2014.
    (8) Les options éditoriales de Paulo Paranagua font l’objet d’analyses régulières de Maurice Lemoine, dont « Venezuela : Quand “Le Monde” fait siennes les manipulations du commandant Saúl », Mémoire des luttes, 21 avril 2014.
    (9) Lire Julia Buxton, « Où va l’opposition à Nicolás Maduro ?», Le Monde diplomatique, mars 2019.
    (10) Les Estados Desunidos de Latinoamérica, Debate, México, 2009.
    (11) Lire Renaud Lambert, « En Bolivie, un coup d’État trop facile », Le Monde diplomatique, décembre 2019.
    (12) Communiqué de presse du 6 décembre 2019.





     13:55 • Lu par Lola Felouzis