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Claude Lévi-Strauss
Un article publié dans Les Temps Modernes. no 77, 1952, p. 1572-1590. Paris: Les Éditions Gallimard.
Les fêtes de Noël 1951 auront été marquées, en France, par une polémique à laquelle la presse et l’opinion semblent s’être montrées fort sensibles et qui a introduit dans l’atmosphère joyeuse habituelle à cette période de l’année une note d’aigreur inusitée. Depuis plusieurs mois déjà, les autorités ecclésiastiques, par la bouche de certains prélats, avaient exprimé leur désapprobation de l’importance croissante accordée par les familles et les commerçants au personnage du Père Noël. Elles dénonçaient une « paganisation » inquiétante de la Fête de la Nativité, détournant l’esprit public du sens proprement chrétien de cette commémoration, au profit d’un mythe sans valeur religieuse. Ces attaques se sont développées à la veille de Noël; avec plus de discrétion sans doute, mais autant de fermeté, l’Église protestante a joint sa voix à celle de l’Église catholique. Déjà, des lettres de lecteurs et des articles apparaissaient dans les journaux et témoignaient, dans des sens divers mais généralement hostiles à la position ecclésiastique, de l’intérêt éveillé par cette affaire. Enfin, le point culminant fut atteint le 24 décembre, à l’occasion d’une manifestation dont le correspondant du journal France-Soir a rendu compte en ces termes :
DEVANT LES ENFANTS DES PATRONAGES
LE PÈRE NOËL A ÉTÉ BRÛLÉ SUR LE PARVISDE LA CATHÉDRALE DE DIJON
Dijon, 24 décembre (dép. France-Soir.)
« Le Père Noël a été pendu hier après-midi aux grilles de la cathédrale de Dijon et brûlé publiquement sur le [p. 1573] parvis. Cette exécution spectaculaire s’est déroulée en présence de plusieurs centaines d’enfants des patronages. Elle avait été décidée avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique. Il avait été accusé de paganiser la fête de Noël et de s’y être installé comme un coucou en prenant une place de plus en plus grande. On lui reproche surtout de s’être introduit dans toutes les écoles publiques d’où la crèche est scrupuleusement bannie.
Dimanche à trois heures de l’après-midi, le malheureux bonhomme à barbe blanche a payé comme beaucoup d’innocents une faute dont s’étaient rendus coupable ceux qui applaudiront à son exécution. Le feu a embrasé sa barbe et il s’est évanoui dans la fumée.
À l’issue de l’exécution, un communiqué a été publié dont voici l’essentiel :
Représentant tous les foyers chrétiens de la paroisse désireux de lutter contre le mensonge, 250 enfants, groupés devant la porte principale de la cathédrale de Dijon, ont brûlé le Père Noël.
Il ne s’agissait pas d’une attraction, mais d’un geste symbolique. Le Père Noël a été sacrifié en holocauste. À la vérité, le mensonge ne peut éveiller le sentiment religieux chez l’enfant et n’est en aucune façon une méthode d’éducation. Que d’autres disent et écrivent ce qu’ils veulent et fassent du Père Noël le contrepoids du Père Fouettard.
Pour nous, chrétiens, la fête de Noël doit rester la fête anniversaire de la naissance du Sauveur.
L’exécution du Père Noël sur le parvis de la cathédrale a été diversement appréciée par la population et a provoqué de vifs commentaires même chez les catholiques.
D’ailleurs, cette manifestation intempestive risque d’avoir des suites imprévues par ses organisateurs.
L’affaire partage la ville en deux camps.
Dijon attend la résurrection du Père Noël, assassiné hier sur le parvis de la cathédrale. Il ressuscitera ce soir, [p. 1574] à dix-huit heures, à l’Hôtel de Ville. Un communiqué officiel a annoncé, en effet, qu’il convoquait, comme chaque année, les enfants de Dijon place de la Libération et qu’il leur parlerait du haut des toits de l’Hôtel de Ville où il circulera sous les feux des projecteurs.
Le chanoine Kir, député-maire de Dijon, se serait abstenu de prendre parti dans cette délicate affaire.»
Le jour même, le supplice du Père Noël passait au premier rang de l’actualité; pas un journal qui ne commentât l’incident, certains même – comme France-Soir déjà cité et, on le sait, le plus fort tirage de la presse française – allant jusqu’à lui consacrer l’éditorial. D’une façon générale, l’attitude du clergé dijonnais est désapprouvée; à tel point, semble-t-il, que les autorités religieuses ont jugé bon de battre en retraite, ou tout au moins d’observer une réserve discrète; on dit pourtant nos ministres divisés sur la question. Le ton de la plupart des articles est celui d’une sensiblerie pleine de tact : il est si joli de croire au Père Noël, cela ne fait de mal à personne, les enfants en tirent de grandes satisfactions et font provision de délicieux souvenirs pour l’âge mûr, etc. En fait, on fuit la question au lieu d’y répondre, car il ne s’agit pas de justifier les raisons pour lesquelles le Père Noël plaît aux enfants, mais bien celles qui ont poussé les adultes à l’inventer. Quoi qu’il en soit, ces réactions sont si unanimes qu’on ne saurait douter qu’il y ait, sur ce point, un divorce entre l’opinion publique et l’Église. Malgré le caractère minime de l’incident, le fait est d’importance, car l’évolution française depuis l’Occupation avait fait assister à une réconciliation progressive d’une opinion largement incroyante avec la religion : l’accession aux conseils gouvernementaux d’un parti politique aussi nettement confessionnel que le M.R.P. en fournit une preuve. Les anticléricaux traditionnels se sont d’ailleurs aperçu [sic] de l’occasion inespérée qui leur était offerte : ce sont eux, à Dijon et ailleurs, qui s’improvisent protecteurs du Père Noël menacé. Le Père Noël, symbole de l’irreligion, quel paradoxe! Car, dans cette affaire, tout se passe comme si c’était l’Église qui adoptait un esprit [p. 1575] critique avide de franchise et de vérité, tandis que les rationalistes se font les gardiens de la superstition. Cette apparente inversion des rôles suffit à suggérer que cette naïve affaire recouvre des réalités plus profondes. Nous sommes en présence d’une manifestation symptomatique d’une très rapide évolution des mœurs et des croyances, d’abord en France, mais sans doute aussi ailleurs. Ce n’est pas tous les jours que l’ethnologue trouve ainsi l’occasion d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative.
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Depuis trois ans environ, c’est-à-dire depuis que l’activité économique est redevenue à peu près normale, la célébration de Noël a pris en France une ampleur inconnue avant guerre [sic]. Il est certain que ce développement, tant par son importance matérielle que par les formes sous lesquelles il se produit, est un résultat direct de l’influence et du prestige des États-Unis d’Amérique. Ainsi, on a vu simultanément apparaître les grands sapins dressés aux carrefours ou sur les artères principales, illuminés la nuit; les papiers d’emballage historiés pour cadeaux de Noël; les cartes de vœux à vignette, avec l’usage de les exposer pendant la semaine fatidique sur la cheminée du récipiendaire; les quêtes de l’Armée du Salut suspendant ses chaudrons en guise de sébiles sur les places et les rues; enfin les personnages déguisés en Père Noël pour recevoir les suppliques des enfants dans les grands magasins. Tous ces usages qui paraissaient, il y a quelques années encore, puérils et baroques au Français visitant les États-Unis, et comme l’un des signes les plus évidents de l’incompatibilité foncière entre [p. 1576] les deux mentalités, se sont implantés et acclimatés en France avec une aisance et une généralité qui sont une leçon à méditer pour l’historien des civilisations.
Dans ce domaine, comme aussi dans d’autres, on est en train d’assister à une vaste expérience de diffusion, pas très différente sans doute de ces phénomènes archaïques que nous étions habitués à étudier d’après les lointains exemples du briquet à piston ou de la pirogue à balancier. Mais il est plus facile et plus difficile à la fois de raisonner sur des faits qui se déroulent sous nos yeux et dont notre propre société est le théâtre. Plus facile, puisque la continuité de l’expérience est sauvegardée, avec tous ses moments et chacune de ses nuances; plus difficile aussi, car c’est dans de telles et trop rares occasions qu’on s’aperçoit de l’extrême complexité des transformations sociales, même les plus ténues; et parce que les raisons apparentes que nous prêtons aux événements dont nous sommes les acteurs sont fort différentes des causes réelles qui nous y assignent un rôle.
Ainsi, il serait trop simple d’expliquer le développement de la célébration de Noël en France par la seule influence des États-Unis. L’emprunt est un fait, mais il ne porte que très incomplètement ses raisons avec lui. Énumérons rapidement celles qui sont évidentes : il y a davantage d’Américains en France, qui célèbrent Noël à leur manière; le cinéma, les « digests » et les romans américains, certains reportages aussi des grands journaux, ont fait connaître les mœurs américaines, et celles-ci bénéficient du prestige qui s’attache à la puissance militaire et économique des États-Unis; il n’est même pas exclu que le plan Marshall ait directement ou indirectement favorisé l’importation de quelques marchandises liées aux rites de Noël. Mais tout cela serait insuffisant à expliquer le phénomène. Des coutumes importées des États-Unis s’imposent même à des couches de la population qui ne sont pas conscientes de leur origine; les milieux ouvriers, où l’influence communiste discréditerait plutôt tout ce qui porte la marque made in U.S.A., les adoptent aussi volontiers que les autres. En plus de la diffusion simple, il convient donc d’évoquer ce processus si important que Kroeber, qui l’a identifié d’abord, a [p. 1577] nommé diffusion par stimulation (stimulation diffusion) : l’usage importé n’est pas assimilé, il joue plutôt le rôle de catalyseur; c’est-à-dire qu’il suscite, par sa seule présence, l’apparition d’un usage analogue qui était déjà présent à l’état potentiel dans le milieu secondaire. Illustrons ce point par un exemple qui touche directement à notre sujet. L’industriel fabricant de papier qui se rend aux États-Unis, invité par ses collègues américains ou membre d’une mission économique, constate qu’on y fabrique des papiers spéciaux pour emballages de Noël; il emprunte cette idée, c’est un phénomène de diffusion. La ménagère parisienne qui se rend dans la papeterie de son quartier pour acheter le papier nécessaire à l’emballage de ses cadeaux aperçoit dans la devanture des papiers plus jolis et d’exécution plus soignée que ceux dont elle se contentait; elle ignore tout de l’usage américain, mais ce papier satisfait une exigence esthétique et exprime une disposition affective déjà présentes, bien que privées de moyen d’expression. En l’adoptant, elle n’emprunte pas directement (comme le fabricant) une coutume étrangère, mais cette coutume, sitôt connue, stimule chez elle la naissance d’une coutume identique.
En second lieu, il ne faudrait pas oublier que, dès avant la guerre, la célébration de Noël suivait en France et dans toute l’Europe une marche ascendante. Le fait est d’abord lié à l’amélioration progressive du niveau de vie; mais il comporte aussi des causes plus subtiles. Avec les traits que nous lui connaissons, Noël est essentiellement une fête moderne et cela malgré la multitude de ses caractères archaïsants. L’usage du gui n’est pas, au moins immédiatement, une survivance druidique, car il paraît avoir été remis à la mode au moyen âge. Le sapin de Noël n’est mentionné nulle part avant certains textes allemands du XVIIe siècle; il passe en Angleterre au XVIIIe siècle, en France au XIXe seulement. Littré paraît mal le connaître, ou sous une forme assez différente de la nôtre puisqu’il le définit (art. Noël) comme se disant « dans quelques pays, d’une branche de sapin ou de houx diversement ornée, garnie surtout de bonbons et de joujoux pour donner aux enfants, qui s’en font une fête ». La diversité des noms donnés au personnage ayant le rôle de [p. 1578] distribuer des jouets aux enfants : Père Noël, Saint Nicolas, Santa Claus, montre aussi qu’il est le produit d’un phénomène de convergence et non un prototype ancien partout conservé.
Mais le développement moderne n’invente pas : il se borne à recomposer de pièces et de morceaux une vieille célébration dont l’importance n’est jamais complètement oubliée. Si, pour Littré, l’arbre de Noël est presque une institution exotique, Cheruel note de façon significative, dans son Dictionnaire Historique des Institutions, Mœurs et Coutumes de la France (de l’aveu même de son auteur, un remaniement du dictionnaire des Antiquités Nationales de Sainte Palaye, 1697-1781) : « Noël… fut, pendant plusieurs siècles et jusqu’à une époque récente (c’est nous qui soulignons), l’occasion de réjouissances de famille »; suit une description des réjouissances de Noël au XIIIe siècle, qui paraissent ne céder en rien aux nôtres. Nous sommes donc en présence d’un rituel dont l’importance a déjà beaucoup fluctué dans l’histoire; il a connu des apogées et des déclins. La forme américaine n’est que le plus moderne de ces avatars.
Soit dit en passant, ces rapides indications suffisent à montrer combien il faut, devant des problèmes de ce type, se défier des explications trop faciles par appel automatique aux « vestiges » et aux « survivances ». S’il n’y avait jamais eu, dans les temps préhistoriques, un culte des arbres qui s’est continué dans divers usages folkloriques, l’Europe moderne n’aurait sans doute pas « inventé » l’arbre de Noël. Mais – comme on l’a montré plus haut – il s’agit bien d’une invention récente. Et cependant, cette invention n’est pas née à partir de rien. Car d’autres usages médiévaux sont parfaitement attestés : la bûche de Noël (devenue pâtisserie à Paris) faite d’un tronc assez gros pour brûler toute la nuit; les cierges de Noël, d’une taille propre à assurer le même résultat; la décoration des édifices (depuis les Saturnalia romaines sur lesquelles nous reviendrons) avec des rameaux verdoyants : lierre, houx, sapin; enfin, et sans relation aucune avec Noël, les Romans de la Table Ronde font état d’un arbre surnaturel tout couvert de lumières. Dans ce contexte, l’arbre de Noël apparaît comme une solution syncré- [p. 1579] tique, c’est-à-dire concentrant dans un seul objet des exigences jusqu’alors données à l’état disjoint : arbre magique, feu, lumière durable, verdure persistante. Inversement, le Père Noël est, sous sa forme actuelle, une création moderne; et plus récente encore la croyance (qui oblige le Danemark à tenir un bureau postal spécial pour répondre à la correspondance de tous les enfants du monde) qui le domicilie au Groenland, possession danoise, et qui le veut voyageant dans un traîneau attelé de rennes. On dit même que cet aspect de la légende s’est surtout développé au cours de la dernière guerre, en raison du stationnement de certaines forces américaines en Islande et au Groenland. Et pourtant les rennes ne sont pas là par hasard, puisque des documents anglais de la Renaissance mentionnent des trophées de rennes promenés à l’occasion des danses de Noël, cela antérieurement à toute croyance au Père Noël et plus encore à la formation de sa légende.
De très vieux éléments sont donc brassés et rebrassés, d’autres sont introduits, on trouve des formules inédites pour perpétuer, transformer ou revivifier des usages anciens. Il n’y a rien de spécifiquement neuf dans ce qu’on aimerait appeler, sans jeu de mots, la renaissance de Noël. Pourquoi donc suscite-t-elle une pareille émotion et pourquoi est-ce autour du personnage du Père Noël que se concentre l’animosité de certains ?
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Le Père Noël est vêtu d’écarlate : c’est un roi. Sa barbe blanche, ses fourrures et ses bottes, le traîneau dans lequel il voyage, évoquent l’hiver. On l’appelle « Père » et c’est un vieillard, donc il incarne la forme bienveillante de l’autorité des anciens. Tout cela est assez clair, mais dans quelle catégorie convient-il de le ranger, du point de vue de la typologie religieuse? Ce n’est pas un être mythique, car il n’y a pas de mythe qui rende compte de son origine et de ses fonctions; et ce n’est pas non plus un personnage de légende puisqu’aucun récit semi-historique ne lui est attaché. En fait, cet être surnaturel [p. 1580] et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt de la famille des divinités; il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières; il récompense les bons et prive les méchants. C’est la divinité d’une classe d’âge de notre société (classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit d’ailleurs à caractériser), et la seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications.
Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. À cet égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de passage et d’initiation. Il y a peu de groupements humains, en effet, où, sous une forme ou sous une autre, les enfants (parfois aussi les femmes) ne soient exclus de la société des hommes par l’ignorance de certains mystères ou la croyance – soigneusement entretenue – en quelque illusion que les adultes se réservent de dévoiler au moment opportun, consacrant ainsi l’agrégation des jeunes générations à la leur. Parfois, ces rites ressemblent de façon surprenante à ceux que nous examinons en ce moment. Comment, par exemple, ne pas être frappé de l’analogie qui existe entre le Père Noël et les katchina des Indiens du Sud-Ouest des États-Unis? Ces personnages costumés et masqués incarnent des dieux et des ancêtres; ils reviennent périodiquement visiter leur village pour y danser, et pour punir ou récompenser les enfants, car on s’arrange pour que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous le déguisement traditionnel. Le Père Noël appartient certainement à la même famille, avec d’autres comparses maintenant rejetés à l’arrière-plan : Croquemitaine, Père Fouettard, etc. Il est extrêmement significatif que les mêmes tendances éducationnelles qui proscrivent aujourd’hui l’appel à des « katchina » punitives aient abouti à exalter le personnage bienveillant du [p. 1581] Père Noël, au lieu – comme le développement de l’esprit positif et rationaliste aurait pu le faire supposer – de l’englober dans la même condamnation. Il n’y a pas eu à cet égard de rationalisation des méthodes d’éducation, car le Père Noël n’est pas plus « rationnel » que le Père Fouettard (l’Église a raison sur ce point) : nous assistons plutôt à un déplacement mythique, et c’est celui-ci qu’il s’agit d’expliquer.
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NICOLAS DE MYRE OU NICOLAS DE BARI, COMMUNÉMENT CONNU SOUS LE NOM DE « SAINT NICOLAS » GIOVANNI BELLINI 1488 |
Il est bien certain que rites et mythes d’initiation ont, dans les sociétés humaines, une fonction pratique : ils aident les aînés à maintenir leurs cadets dans l’ordre et l’obéissance. Pendant toute l’année, nous invoquons la visite du Père Noël pour rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à leur sagesse; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux sert utilement à discipliner les revendications enfantines, à réduire à une courte période le moment où ils ont vraiment droit à exiger des cadeaux. Mais ce simple énoncé suffit à faire éclater les cadres de l’explication utilitaire. Car d’où vient que les enfants aient des droits, et que ces droits s’imposent si impérieusement aux adultes que ceux-ci soient obligés d’élaborer une mythologie et un rituel coûteux et compliqués pour parvenir à les contenir et à les limiter? On voit tout de suite que la croyance au Père Noël n’est pas seulement une mystification infligée plaisamment par les adultes aux enfants; c’est, dans une très large mesure, le résultat d’une transaction fort onéreuse entre les deux générations. Il en est du rituel entier comme des plantes vertes – sapin, houx, lierre, gui – dont nous décorons nos maisons. Aujourd’hui luxe gratuit, elles furent jadis, dans quelques régions au moins, l’objet d’un échange entre deux classes de la population : à la veille de Noël, en Angleterre, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle encore, les femmes allaient a gooding c’est-à-dire quêtaient de maison en maison, et elles fournissaient les donateurs de rameaux verts en retour. Nous retrouverons les enfants dans la même position de marchandage, et il est bon de noter ici que pour quêter à la Saint Nicolas, les enfants se déguisaient parfois en femmes : femmes, enfants, c’est-à-dire, dans les deux cas, non-initiés.
[p. 1582]
Or, il est un aspect fort important des rituels d’initiation auquel on n’a pas toujours prêté une attention suffisante, mais qui éclaire plus profondément leur nature que les considérations utilitaires évoquées au paragraphe précédent. Prenons comme exemple le rituel des katchina propre aux Indiens Pueblo, dont nous avons déjà parlé. Si les enfants sont tenus dans l’ignorance de la nature humaine des personnages incarnant les katchina, est-ce seulement pour qu’ils les craignent ou les respectent, et se conduisent en conséquence? Oui, sans doute, mais cela n’est que la fonction secondaire du rituel; car il y a une autre explication, que le mythe d’origine met parfaitement en lumière. Ce mythe explique que les katchina sont les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. Les katchina sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchina venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant elles emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des katchina qu’elles restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses. Si les enfants sont exclus du mystère des katchina, ce n’est donc pas, d’abord ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que c’est pour la raison inverse : c’est parce qu’ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts; avec les Dieux qui sont morts. Et les morts sont les enfants.
Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La « non-initiation » n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport [p. 1583] complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. Au cours même du rituel, les rôles sont d’ailleurs souvent intervertis, et à plusieurs reprises, car la dualité engendre une réciprocité de perspectives qui, comme dans le cas des miroirs se faisant face, peut se répéter à l’infini : si les non-initiés sont les morts, ce sont aussi des super-initiés; et si, comme cela arrive souvent aussi, ce sont les initiés qui personnifient les fantômes des morts pour épouvanter les novices, c’est à ceux-ci qu’il appartiendra, dans un stade ultérieur du rituel, de les disperser et de prévenir leur retour. Sans pousser plus avant ces considérations qui nous éloigneraient de notre propos, il suffira de se rappeler que, dans la mesure où les rites et les croyances liées au Père Noël relèvent d’une sociologie initiatique (et cela n’est pas douteux), ils mettent en évidence, derrière l’opposition entre enfants et adultes, une opposition plus profonde entre morts et vivants.
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Nous sommes arrivés à la conclusion qui précède par une analyse purement synchronique de la fonction de certains rituels et du contenu des mythes qui servent à les fonder. Mais une analyse diachronique nous aurait conduit [sic] au même résultat. Car il est généralement admis par les historiens des religions et par les folkloristes que l’origine lointaine du Père Noël se trouve dans cet Abbé de Liesse, Abbas Stultorum, Abbé de la Malgouverné qui traduit exactement l’anglais Lord of Misrule, tous personnages qui sont, pour une durée déterminée, rois de Noël et en qui on reconnaît les héritiers du roi des Saturnales de l’époque romaine. Or, les Saturnales étaient la fête des larvae c’est-à-dire des morts par violence ou laissés sans sépulture, et derrière le vieillard Saturne dévoreur d’enfants se profilent, comme autant d’images symétriques, le bonhomme Noël, bienfaiteur des enfants; le Julebok scandinave, démon cornu du monde souterrain porteur de cadeaux aux enfants; Saint Nicolas qui les ressuscite et les comble de présents, enfin les katchina, enfants précocement morts qui renoncent à leur [p. 1584] rôle de tueuses d’enfants pour devenir alternativement dispensatrices de châtiments ou de cadeaux. Ajoutons que, comme les katchina, le prototype archaïque de Saturne est un dieu de la germination. En fait, le personnage moderne de Santa Claus ou du Père Noël résulte de la fusion syncrétique de plusieurs personnages : Abbé de Liesse, évêque-enfant élu sous l’invocation de Saint Nicolas, Saint Nicolas même, à la fête duquel remontent directement les croyances relatives aux bas, aux souliers et aux cheminées. L’Abbé de Liesse régnait le 25 décembre; la Saint Nicolas a lieu le 6 décembre; les évêques-enfants étaient élus le jour des Saints Innocents, c’est-à-dire le 28 décembre. Le Jul scandinave était célébré en décembre. Nous sommes directement renvoyés à la libertas decembris dont parle Horace et que, dès le XVIIIe siècle, du Tillot avait invoquée pour relier Noël aux Saturnales.
Les explications par survivance sont toujours incomplètes; car les coutumes ne disparaissent ni ne survivent sans raison. Quand elles subsistent, la cause s’en trouve moins dans la viscosité historique que dans la permanence d’une fonction que l’analyse du présent doit permettre de déceler. Si nous avons donné aux Indiens Pueblo une place prédominante dans notre discussion, c’est précisément parce que l’absence de toute relation historique concevable entre leurs institutions et les nôtres (si l’on excepte certaines influences espagnoles tardives, au XVIIe siècle) montre bien que nous sommes en présence, avec les rites de Noël, non pas seulement de vestiges historiques, mais de formes de pensée et de conduite qui relèvent des conditions les plus générales de la vie en société. Les Saturnales et la célébration médiévale de Noël ne contiennent pas la raison dernière d’un rituel autrement inexplicable et dépourvu de signification; mais elles fournissent un matériel comparatif utile pour dégager le sens profond d’institutions récurrentes.
Il n’est pas étonnant que les aspects non chrétiens de la fête de Noël ressemblent aux Saturnales, puisqu’on a de bonnes raisons de supposer que l’Église a fixé la date de la Nativité au 25 décembre (au lieu de mars ou de janvier) pour substituer sa commémoration aux fêtes païennes qui se déroulaient [p. 1585] primitivement le 17 décembre, mais qui, à la fin de l’Empire, s’étendaient sur sept jours, c’est-à-dire jusqu’au 24. En fait, depuis l’Antiquité jusqu’au moyen âge, les « fêtes de décembre » offrent les mêmes caractères. D’abord la décoration des édifices avec des plantes vertes; ensuite les cadeaux échangés, ou donnés aux enfants; la gaîté et les festins; enfin la fraternisation entre les riches et les pauvres, les maîtres et les serviteurs.
Quand on analyse les faits de plus près, certaines analogies de structure également frappantes apparaissent. Comme les Saturnales romaines, la Noël médiévale offre deux caractères syncrétiques et opposés. C’est d’abord un rassemblement et une communion : la distinction entre les classes et les états est temporairement abolie, esclaves ou serviteurs s’asseyent à la table des maîtres et ceux-ci deviennent leurs domestiques; les tables, richement garnies, sont ouvertes à tous; les sexes échangent les vêtements. Mais en même temps, le groupe social se scinde en deux : la jeunesse se constitue en corps autonome, elle élit son souverain, abbé de la jeunesse, ou, comme en Écosse, abbot of unreason; et, comme ce titre l’indique, elle se livre à une conduite déraisonnable se traduisant par des abus commis au préjudice du reste de la population et dont nous savons que, jusqu’à la Renaissance, ils prenaient les formes les plus extrêmes : blasphème, vol, viol et même meurtre. Pendant la Noël comme pendant les Saturnales, la société fonctionne selon un double rythme de solidarité accrue et d’antagonisme exacerbé et ces deux caractères sont donnés comme un couple d’oppositions corrélatives. Le personnage de l’Abbé de Liesse effectue une sorte de médiation entre ces deux aspects. Il est reconnu et même intronisé par les autorités régulières; sa mission est de commander les excès tout en les contenant dans certaines limites. Quel rapport y a-t-il entre ce personnage et sa fonction, et le personnage et la fonction du Père Noël, son lointain descendant?
Il faut ici distinguer soigneusement entre le point de vue historique et le point de vue structural. Historiquement, nous l’avons dit, le Père Noël de l’Europe occidentale, sa prédilection pour les cheminées et pour les chaussures, résultent pure- [p. 1586] ment et simplement d’un déplacement récent de la fête de Saint Nicolas, assimilée à la célébration de Noël, trois semaines plus tard. Cela nous explique que le jeune abbé soit devenu un vieillard; mais seulement en partie, car les transformations sont plus systématiques que le hasard des connexions historiques et calendaires ne réussirait à le faire admettre. Un personnage réel est devenu un personnage mythique; une émanation de la jeunesse, symbolisant son antagonisme par rapport aux adultes, s’est changée en symbole de l’âge mûr dont il traduit les dispositions bienveillantes envers la jeunesse; l’apôtre de l’inconduite est chargé de sanctionner la bonne conduite. Aux adolescents ouvertement agressifs envers les parents se substituent les parents se cachant sous une fausse barbe pour combler les enfants. Le médiateur imaginaire remplace le médiateur réel, et en même temps qu’il change de nature, il se met à fonctionner dans l’autre sens.
Écartons tout de suite un ordre de considérations qui ne sont pas essentielles au débat mais qui risquent d’entretenir la confusion. La « jeunesse » a largement disparu, en tant que classe d’âge, de la société contemporaine (bien qu’on assiste depuis quelques années à certaines tentatives de reconstitution dont il est trop tôt pour savoir ce qu’elles donneront). Un rituel qui se distribuait jadis entre trois groupes de protagonistes : petits enfants, jeunesse, adultes, n’en implique plus aujourd’hui que deux (au moins en ce qui concerne Noël) : les adultes et les enfants. La « déraison » de Noël a donc largement perdu son point d’appui; elle s’est déplacée, et en même temps atténuée : dans le groupe des adultes elle survit seulement, pendant le Réveillon au cabaret et, durant la nuit de la Saint Sylvestre, sur Time Square. Mais examinons plutôt le rôle des enfants.
Au moyen âge, les enfants n’attendent pas dans une patiente expectative la descente de leurs jouets par la cheminée. Généralement déguisés et formés en bandes que le vieux français nomme, pour cette raison, « guisarts », ils vont de maison en maison, chanter et présenter leurs vœux, recevant en échange des fruits et des gâteaux. Fait significatif, ils évoquent la mort [p. 1587] pour faire valoir leur créance. Ainsi au XVIIIe siècle, en Écosse ils chantent ce couplet :
Rise up, good wife, and be no’ swier (lazy)
To deal your bread as long’s you’re here;
The time will come when you’ll be dead,
And neither want nor meal nor bread [1]
Si même nous ne possédions pas cette précieuse indication, et celle, non moins significative, du déguisement qui transforme les acteurs en esprits ou fantômes, nous en aurions d’autres, tirées de l’étude des quêtes d’enfants. On sait que celles-ci ne sont pas limitées à Noël [2]. Elles se succèdent pendant toute la période critique de l’automne, où la nuit menace le jour comme les morts se font harceleurs des vivants. Les quêtes de Noël commencent plusieurs semaines avant la Nativité, généralement trois, établissant donc la liaison avec les quêtes, également costumées, de la fête de Saint Nicolas qui ressuscita les enfants morts; et leur caractère est encore mieux marqué dans la quête initiale de la saison, celle de Hallow-Even – devenue veille de la Toussaint par décision ecclésiastique – où, aujourd’hui encore dans les pays anglo-saxons, les enfants costumés en fantômes et en squelettes persécutent les adultes à moins que ceux-ci ne rédiment leur repos au moyen de menus présents. Le progrès de l’automne, depuis son début jusqu’au solstice qui marque le sauvetage de la lumière et de la vie, s’accompagne donc, sur le plan rituel, d’une démarche dialectique dont les principales étapes sont : le retour des morts, leur conduite menaçante et persécutrice, l’établissement d’un modus vivendi avec les vivants fait d’un échange de services et de présents, enfin le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts comblés de cadeaux quittent les vivants pour les laisser en paix jusqu’au prochain automne. Il est révélateur que les [p. 1588] pays latins et catholiques, jusqu’au siècle dernier, aient mis l’accent sur la Saint Nicolas, c’est-à-dire sur la forme la plus mesurée de la relation, tandis que les pays anglo-saxons la dédoublent volontiers en ses deux formes extrêmes et antithétiques de Halloween où les enfants jouent les morts pour se faire exacteur des adultes, et de Christmas où les adultes comblent les enfants pour exalter leur vitalité.
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Dès lors, les caractères apparemment contradictoires des rites de Noël s’éclairent : pendant trois mois, la visite des morts chez les vivants s’était faite de plus en plus insistante et oppressive. Pour le jour de leur congé, on peut donc se permettre de les fêter et de leur fournir une dernière occasion de se manifester librement, ou, comme dit si fidèlement l’anglais, to raise hell. Mais qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants, sinon tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont incomplètement incorporés au groupe, c’est-à-dire participent de cette altérité qui est la marque même du suprême dualisme : celui des morts et des vivants? Ne nous étonnons donc pas de voir les étrangers, les esclaves et les enfants devenir les principaux bénéficiaires de la fête. L’infériorité de statut politique ou social, l’inégalité des âges fournissent à cet égard des critères équivalents. En fait, nous avons d’innombrables témoignages, surtout pour les mondes scandinave et slave, qui décèlent le caractère propre du réveillon d’être un repas offert aux morts, où les invités tiennent le rôle des morts, comme les enfants tiennent celui des anges, et les anges eux-mêmes, des morts. Il n’est donc pas surprenant que Noël et le Nouvel An (son doublet) soient des fêtes à cadeaux : la fête des morts est essentiellement la fête des autres, puisque le fait d’être autre est la première image approchée que nous puissions nous faire de la mort.
Nous voici en mesure de donner réponse aux deux questions posées au début de cette étude. Pourquoi le personnage du [p. 1589] Père Noël se développe-t-il, et pourquoi l’Église observe-t-elle ce développement avec inquiétude?
On a vu que le Père Noël est l’héritier, en même temps que l’antithèse, de l’Abbé de Déraison. Cette transformation est d’abord l’indice d’une amélioration de nos rapports avec la mort; nous ne jugeons plus utile, pour être quitte [sic] avec elle, de lui permettre périodiquement la subversion de l’ordre et des lois. La relation est dominée maintenant par un esprit de bienveillance un peu dédaigneuse; nous pouvons être généreux, prendre l’initiative, puisqu’il ne s’agit plus que de lui offrir des cadeaux, et même des jouets, c’est-à-dire des symboles. Mais cet affaiblissement de la relation entre morts et vivants ne se fait pas aux dépens du personnage qui l’incarne : on dirait au contraire qu’il ne s’en développe que mieux; cette contradiction serait insoluble si l’on n’admettait qu’une autre attitude vis-à-vis de la mort continue de faire son chemin chez nos contemporains : faite, non peut-être de la crainte traditionnelle des esprits et des fantômes, mais de tout ce que la mort représente, par elle-même, et aussi dans la vie, d’appauvrissement, de sécheresse et de privation. Interrogeons-nous sur le soin tendre que nous prenons du Père Noël; sur les précautions et les sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact auprès des enfants. N’est-ce pas qu’au fond de nous veille toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit, en une générosité sans contrôle, une gentillesse sans arrière-pensée; en un bref intervalle durant lequel sont suspendus [sic] toute crainte, toute envie et toute amertume? Sans doute ne pouvons-nous partager pleinement l’illusion; mais ce qui justifie nos efforts, c’est qu’entretenue chez d’autres, elle nous procure au moins l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes âmes. La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l’au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir.
Avec beaucoup de profondeur, Salomon Reinach a écrit une [p. 1590] fois que la grande différence entre religions antiques et religions modernes tient à ce que « les païens priaient les morts, tandis que les chrétiens prient pour les morts » [3]. Sans doute y a-t-il loin de la prière aux morts à cette prière toute mêlée de conjurations, que chaque année et de plus en plus, nous adressons aux petits enfants – incarnations traditionnelles des morts – pour qu’ils consentent, en croyant au Père Noël, à nous aider à croire en la vie. Nous avons pourtant débrouillé les fils qui témoignent de la continuité entre ces deux expressions d’une identique réalité. Mais l’Église n’a certainement pas tort quand elle dénonce, dans la croyance au Père Noël, le bastion le plus solide, et l’un des foyers les plus actifs du paganisme chez l’homme moderne. Reste à savoir si l’homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d’être païen. Faisons, en terminant, une dernière remarque : le chemin est long du roi des Saturnales au Bonhomme Noël; en cours de route, un trait essentiel – le plus archaïque peut-être – du premier semblait s’être définitivement perdu. Car Frazer a jadis montré que le roi des Saturnales est lui-même l’héritier d’un prototype plus ancien qui, après avoir personnifié le roi Saturne et s’être, pendant un mois, permis tous les excès, était solennellement sacrifié sur l’autel du Dieu. Grâce à l’autodafé de Dijon, voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n’est pas le moindre paradoxe de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que restaurer dans sa plénitude, après une éclipse de quelques millénaires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité.
Claude LÉVI-STRAUSS.
NOTE DE LA RÉDACTION. – Nous exprimons nos remerciements à la revue Anhembi de São Paulo (Brésil) et à son directeur M. Paulo Duarte qui ont bien voulu nous autoriser à publier le texte français original de cette étude dont ils se sont réservé l’exclusivité en langue portugaise.
[1] Cit. par J. Brand, Observations on Popular Antiquities, n. éd., London, 1900, p. 243.
[2] Voir sur ce point A. Varagnac, Civilisation traditionnelle et genres de vie, Paris, 1948, p. 92,. 122 et passim.
[3] S. Reinach, L’Origine des prières pour les morts, dans : Cultes, Mythes, Religions, Paris, 1905, Tome I, p. 319.