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À propos d’Eden Medina, Le projet Cybersyn. La cybernétique socialiste dans le Chili de Salvador Allende, préface et postface de Marc Frochaux, Paris, Éditions B2, 2017, 139 p.
Jérôme Lamy
L’implication des scientifiques, de leurs programmes de recherche ou de leurs découvertes dans l’action politique est désormais bien étudiée. Le marxisme, lui-même conçu comme une science, a donné lieu à très large éventail d’articulations entre les projets savants et l’émancipation révolutionnaire : des tentatives de Nikolaï Vavilov pour une gestion située des ressources biologiques et alimentaires en URSS[1] jusqu’au dévoiement de la science officielle sur l’égide de Lyssenko[2], les formes d’investissement sont nombreuses. Mais il est plus rare que ce soit la logique infrastructurelle de l’action publique qui soit guidée par un corpus scientifique et technique spécifique. Le cas du Chili d’Allende, pour n’être probablement pas unique, constitue cependant un laboratoire singulier d’une révolution démocratique socialiste appuyée sur les savoirs de la cybernétique. C’est cette histoire d’une expérience simultanément politique et scientifique que Eden Medina retrace dans Le projet Cybersyn, avec beaucoup de soin et d’attention. Les Éditions B2 publient avec profit un élément central de son travail : l’article[3] qui précède et annonce sa thèse[4]. Complété par une préface et une postface de Marc Frochaux à propos du designer allemand Guie Bonsepi, qui fut impliqué dans Cybersyn, l’ensemble forme une approche originale des problèmes politiques interrogés sous l’angle de l’infrastructure, de la communication et de l’usage des technologies.
Le creuset chilien de la cybernétique
Le texte s’ouvre sur la rencontre entre Stafford Beer et Salvador Allende en novembre 1971. Cet entretien entre un cybernéticien anglais et le président socialiste du Chili constitue l’officialisation d’un parti pris techno-politique, celui de l’introduction d’un « système technologique capable de réguler la transition économique du Chili dans le respect des principes socialistes de la présidence d’Allende » (p. 34). Il s’agissait de construire une infrastructure de gestion en temps réel des établissements nouvellement placés sous le contrôle de l’État. L’enjeu est alors capital, car la situation économique s’est progressivement dégradée après la prise de fonction d’Allende.
La cybernétique est un projet technique qui date du second conflit mondial. Appuyées sur les travaux de Norbert Wiener, les premières recherches visaient « à créer des servomécanismes antiaériens capables de pointer la position future d’un appareil ennemi » (p. 49). Le principe reposait sur une « théorie du contrôle de feedback capable de réaliser des calculs prédictifs à partir d’une série incomplète d’informations (…) » (p. 49). L’intrication entre les mathématiques, les sciences de l’ingénieur et le traitement de l’information permettaient d’envisager la résolution de problèmes systémiques qui ne soient pas seulement biologiques ou physiques. Les questions sociales et politiques pouvaient dès lors entrer dans le champ de la cybernétique.
Eden Medina rappelle que le lien entre « la communauté cybernétique » et le Chili ne date pas d’Allende : dans les années 1960, à l’Université du Chili, Humberto Maturana, biologiste formé aux États-Unis qui s’est intéressé aux structures des organismes vivants, travaille avec son élève Francesco Varela sur la mise en relation des sciences biologique et cybernétique. Ils développent en commun la « théorie novatrice des systèmes auto-organisés » (p. 51). Même si ce travail conceptuel se déroule au Chili, Maturana et Varela ne vont pas directement participer à la création du projet Cybersyn. Ce n’est qu’après le début de l’expérience que Maturana interviendra parfois auprès de Stafford Beer. Mais c’est ce dernier qui va initier la jonction entre cybernéticiens et acteurs politiques de la révolution socialiste chilienne.
Beer a un parcours pour le moins inhabituel : ses études de philosophie n’ont été sanctionnées par aucun diplôme (il est parti combattre dans l’armée britannique durant la Seconde Guerre mondiale) et travaille dans le domaine de la métallurgie dès les années 1950. Sa lecture de Cybernetics, l’ouvrage séminal de Norbert Wiener, constitue un moment de rupture dans sa carrière : il applique alors les « principes cybernétiques dans l’industrie métallurgique » (p. 52). Il se forme à ce nouveau domaine interdisciplinaire auprès de Warren McCulloch mais aussi de Wiener et de « l’ingénieur en électricité (…) Heinz von Foerster » (p. 52). Beer défend l’idée d’un usage social et politique de la cybernétique. Employé de la société française Science in General Management (SIGMA), il œuvre à une cybernétisation des procès industriels. C’est dans le cadre de son travail à SIGMA que Beer est appelé, en 1962, par « le directeur de l’industrie du Chili » (p. 54). Son équipe se rend sur place et fait « régulièrement appel à des étudiants pour lui venir en aide (…) » (p. 54). À cette occasion Fernando Flores s’immerge dans l’expérience cybernétique au point d’entamer une carrière dans les sciences de l’ingénierie à l’université de Santiago. Le positionnement politique de Flores évolue aussi pendant cette période : il participe au Mouvement de l’Action Populaire Unitaire (MAPU) qui servira d’appui à l’Unitad Popular d’Allende lorsque celui-ci arrivera au pouvoir. Flores, à cette occasion, est nommé « responsable technique de la « Corporación de Fomento de la Producción » (p. 55) (CORFO) qui doit mettre en œuvre la nationalisation des usines réquisitionnées.
Loin de consacrer une vision téléologique de la cybernétique socialiste d’Allende, Eden Medina prend soin de suivre (et de livrer) toutes les pistes qui permettent d’expliquer l’émergence de Cybersyn, mais elle ne surinterprète pas les connexions qui s’établissent et ne cherchent pas des jonctions hypothétiques. C’est bien dans l’entrelacs des attentes économiques (celles notamment d’une meilleure efficacité économique dans le Chili des années 1960), des mouvements politiques et des développements scientifiques que s’opèrent des mises en relation entre des acteurs aux intérêts (partiellement) convergents.
La nationalisation des industries essentielles à l’économie chilienne est une priorité de la présidence d’Allende, dans la double perspective d’une lutte contre les logiques capitalistes et d’une sortie du « sous-développement » (p. 56). La relance keynésienne donne, dans un premier temps, des résultats importants et spectaculaires. Mais l’« inflation et la « chute vertigineuse de la consommation » (p. 57) douchent rapidement les espoirs d’une embellie économique. L’effort de nationalisation est, de plus, contré par les « investisseurs étrangers » (p. 58), particulièrement dans le secteur minier. La gestion de la nouvelle puissance publique industrielle ainsi nationalisée posait d’immenses problèmes de coordination – sans compter les « querelles politiques » que se livraient les partis politiques sensément alliés (p. 58-59). C’est pourtant à ce moment-là que Flores prend contact avec Beer avec l’objectif d’organiser la gestion cybernétique à l’échelle du Chili.
Structures, réseaux et flux
La CORFO est le siège de la transformation technique et infrastructurelle du pays. Flores s’entoure d’une équipe interdisciplinaire qui s’imprègne – littéralement – de la culture cybernétique de Beer. Ce dernier fait circuler « la version manuscrite de son ouvrage Neurologie de l’entreprise (…) ». L’ouvrage décrit un « système capable (…) de décrire la stabilité observée dans les organisations mécaniques, sociales et politiques » (p. 64).
Les « variables » du système sont la conséquence de son « état ». Les « états possibles » définissent la « variété » du système (p. 64). Beer « élabore un modèle de système viable à cinq paliers, calqué sur le système nerveux humain » (p. 65). Pour Cybersyn, Beer imagine trois niveaux pour les « activités inférieures » et deux niveaux supérieurs pour la « gestion » (p. 67). L’enjeu n’est pas seulement de considérer les interactions entre ces différents niveaux, mais de prendre en compte les échanges de chacun de ces niveaux (et surtout des premiers, c’est-à-dire ceux des usines) avec leur environnement direct. L’usine est définie comme point nodal de la production et ceux qui y travaillent jouissent d’une relative « autonomie » (p. 67). Par la suite, une structure agissant comme une « moelle épinière » fournit les « indicateurs de productions générés, puis les fait remonter jusqu’au directeur des opérations (…) » (p. 67). Les alertes concernant les difficultés rencontrées remontent le long de cette chaîne d’action et peuvent atteindre les niveaux supérieurs afin qu’une solution plus globale soit trouvée. Les deux niveaux de gestion « n’interviennent dans la production que dans ce cas de figure » (p. 68). Le quatrième niveau correspond à cet état d’équilibre entre autonomie laissée aux unités productives et capacité à reprendre la main rapidement sur les défauts d’action. Le dernier niveau est celui qui opère une capture générale sur la réalisation des objectifs. Beer n’imaginait pas ce système comme une simple chaîne de commandement hiérarchique. Pour lui, chacun des niveaux devait comprendre les cinq niveaux d’action et de décision qu’il avait imaginés comme système générique de production.
Néanmoins, les difficultés logistiques sont importantes : le Chili dispose de ressources informatiques fort limitées. Finalement, les concepteurs de Cybersyn déploieront le projet sur « un processeur central Burroughs 3500 » (p. 70). Il fallait encore connecter les usines, mettre en place la structure matérielle capable d’acheminer le flux des données. C’est le réseau de télex qui va constituer l’ossature de cette « toile d’échange d’informations à grande vitesse » (p. 72).
Le système cybernétique complet devait comprendre « quatre sous-projets : Cybernet, Cyberstride, Checo et Opsroom » (p. 71). C’est cet ensemble qui prend le nom de Cybersyn afin d’« exprimer toute la portée du système » (p. 71). Cybernet correspond au déploiement « d’un réseau de communication national couvrant les 4500 kilomètres le long du territoire chilien » (p. 72). Cyberstride rassemble « une suite logicielle de programmes informatiques écrits pour collecter, traiter et distribuer les données de chaque entreprise d’État » (p. 72). Checo (Chilean Economy) envisageait la « modélisation de l’économie chilienne – mais l’impérieuse nécessité de données en temps réel n’a pas permis une réalisation satisfaisante de cette initiative. Enfin Opsroom constitue une fascinante tentative de supervision démocratique de la situation économique du Chili. Dans une pièce bardée d’écrans délivrant « les données collectées auprès des entreprises nationalisées » (p. 77), sept fauteuils disposant d’un clavier avec des icônes devaient accueillir ceux qui piloteraient le système. Eden Medina insiste à juste titre ce deux points : d’une part, Beer et l’équipe Cybersyn conçoivent les claviers iconiques pour se dispenser des dactylographes, ce qui signale « les préjugés sexistes inhérents à la conception même du système », d’autre part, cette limitation à des représentations graphiques pour se saisir des commandes du système devait autoriser la venue de « comités d’ouvriers » (p. 78). Beer avait même envisagé de « présenter son système “socialiste” aux comités de travailleurs afin que ces derniers apprennent eux aussi à utiliser ces nouveaux outils de gestion (…) » (p. 80).
Même si tous les projets n’ont pas été menés à bien, le déploiement de Cyberstride a concouru à une meilleure compréhension politique des déplacements économiques en cours. Ainsi, lorsque « l’opposition grémaliste » tente de bloquer le pays en octobre 1972, l’afflux de données offrait aux opérateurs une « forte réactivité face aux actions contestataires » (p. 82). De même la « cartographie » quotidienne des productions économiques offrait une vue synoptique sur les nœuds de crispation ou les afflux attendus.
Politique de l’infrastructure socialiste
Eden Medina insiste longuement – et à juste titre – sur l’engagement politique total de Beer – celui-ci parlant même, à propos de Cybersyn de « science du peuple » indiquant ainsi le « caractère anti-technocratique du projet (…) » (p. 101). Allende souhaitait que toute sa politique soit fondée sur le respect des « institutions démocratiques chiliennes » (p. 103). L’architecture marxiste de la pensée d’Allende se démarquait très nettement du modèle centralisé soviétique ; son objectif était de construire une émancipation des individus par la dispersion du pouvoir. Cela ne signifiait pas pour autant que « la main ferme » de la révolution ne devait pas agir lorsque les forces réactionnaires et capitalistes entravaient la bonne marche de son projet politique (p. 104). Cette tension entre la félicité de chaque citoyen et le règlement collectif des difficultés économiques est conçue avec l’idée d’une résolution « au sommet » du « conflit de valeurs » (p. 104). C’est de cette recherche d’un équilibre difficile que naît également Cybersyn – et Eden Medina souligne bien qu’il n’y rien là de hasardeux. Beer affirmait la solidité de son projet cybernétique en s’appuyant sur l’idéologie marxiste. L’implication de chacun dans les tâches productives, régulatrices et auto-correctrices devait permettre de se détacher du travail aliéné pour viser une émancipation des ouvriers, notamment en leur demandant d’apporter leurs connaissances dans tous les procès d’activité. Cependant, note Eden Medina, Cybersen n’est pas « intrinsèquement marxiste » (p. 107) : Beer envisageait la cybernétique comme une grammaire informationnelle et infrastructurelle relativement « neutre », suffisamment flexible dans ses techniques d’organisation pour résister à une orientation politique donnée (p. 108). Potentiellement (et Beer en était conscient), le système cybernétique ainsi élaboré pouvait soutenir une structure capitaliste qui l’aurait incorporé à ses procès de production.
Pour aller plus loin encore, Beer avait songé à l’implantation, dans un « échantillon représentatif de foyers chiliens », de « compteurs algédoniques (…) afin que les citoyens transmettent en temps réel leur approbation ou leur désapprobation des discours politiques télévisés (…) » (p. 109). Bien sûr, nombre de propositions de Beer ont été rejetées ou contestées, le plus souvent, jugées « politiquement irréalistes » (p. 110). Les réseaux de critique de la science (comme Science for the People) ont ainsi dénoncé une technostructure centralisée en même temps qu’une « violence à l’égard du peuple chilien » (p. 112). Les tenants de la science (comme Herb Grosh « chef de file de la recherche sur les unités centrales ») abhorraient Cybersyn dans lequel il ne voyait qu’un « mauvais rêve » (p. 112).
Dans les réalisations concrètes, c’est bien la gestion technique qui a pris le pas sur l’ambition politique du projet : « la plupart des ouvriers n’avaient pas connaissance du système Cybersyn et des outils de gestion qu’il pouvait fournir » (p. 115). Eden Medina constate que c’est davantage dans le sens d’une « conservation des relations de pouvoir dans le processus de production » que dans sa « transformation » que s’orientait Cybersyn (p. 115) – la preuve en est la domination masculine réaffirmée dans l’Opsroom. Mais il faut également tenir compte du fait que l’expérience révolutionnaire et démocratique chilienne a été brutalement stoppée par le putsch qui porta Pinochet au pouvoir. Et ce fut alors une autre technostructure, débarquée de Chicago, imprégnée des idées néolibérales de Milton Friedman, qui s’implanta violemment au Chili pour déployer la matrice d’un capitalisme sauvage, brutal, militarisé et dictatorial.
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L’ouvrage d’Eden Medina, tout en nuances et en précisions, offre une perspective inédite sur une articulation originale entre un système technique d’information et une offre politique révolutionnaire. L’engagement de Beer et l’implication du gouvernement chilien ont permis l’émergence d’une proto-infrastructure de communication pour une régulation en temps réel des procès de production. Cybersyn est conçu pour que s’organise une économie marxiste autocorrectrice. Sorte de pendant autonomiste du centralisme soviétique, l’expérience n’est pas exempte de faiblesses : l’absence de réflexion sur la reproduction des formes classiques de pouvoir (masculin, ingénieur) a interdit une véritable transformation des manières de concevoir le travail. Cependant, l’effort titanesque pour construire une économie auto-administrée, fondée sur des principes de feedbacks et de boucles récursives reste sans équivalent. Comme si l’affirmation d’une modernité cybernétique n’avait pu franchir le cap de l’expérimentation limitée dans le temps.
En complément, la préface et la postface de Marc Frocheux à propos de Gui Bonsiepe permettent de saisir l’importance du design rénové depuis l’école allemande d’Ulm dans la conception de Cybersyn. Si le projet a pu aboutir à quelques résultats malgré tout, c’est bien parce qu’il était imaginé dans sa puissance de formation (au sens littéral) d’une structure de régulation de la production. La cybernétique articulée à l’exigence d’une modélisation flexible des outils de gestion offrait une possibilité d’achèvement politique pour le socialisme révolutionnaire et démocratique d’Allende. Le projet n’était cependant pas délesté de toutes les pesanteurs que les dominations genrées ou techniques continuaient d’exercer.
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VUE DE L'OPS-ROOM, (LA SALLE DES OPÉRATIONS) CONÇUE PAR STAFFORD BEER AU CHILI, OÙ LES DONNÉES ÉCONOMIQUES DU PAYS CONVERGENT CYBERNÉTIQUEMENT. PHOTO GUI BONSIEPE 1972 |
[1] Nikolaï Vavilov, La théorie des centres d’origine des plantes cultivées, trad. Hélène Chauvet, Yves-Marie Allain et Nolwenn Alain-Benmeziane, Saint-Nazaire, Éditions Petit Génie, 2015.
[2] Dominique Lecourt, Lyssenko. Histoire réelle d’une « science prolétarienne », Avant-propos de Louis-Althusser, Paris, François Maspero, 1976.
[3] Eden Medina, « Designing Freedom, Regulating a Nation: Socialist Cybernetics in Allende’s Chille », Journal of Latin American Studies, vol. 38, 2006, p. 571-606.
[4] Eden Medina, Cybernetic Revolutionaries. Technology and Politics in Allende’s Chille, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2011.