Etienne Pesle au Chili
«C’est quelque chose que l’on attend depuis longtemps », avance Natalia Chanfreau, fille d’Alfonso Chanfreau, un Franco-Chilien «disparu» en 1974. «Même si c’est loin du Chili, on espère que les coupables seront reconnus comme tels. » Natalia Chanfreau est venue de Santiago, avec sa mère, pour participer au procès. Pour Sophie Thonon, l’une des avocates des parties civiles, il s’agira également de faire «le procès post mortem de Pinochet ». Le général chilien est décédé en 2006 au Chili, sans avoir été jugé.
Aussi précieux soit-il, ce procès risque de buter, au fil des séances, sur une vraie difficulté : le banc des accusés sera désert. Aucun des prévenus n’assistera aux débats, et tous ont finalement choisi, après quelques hésitations pour certains d’entre eux, de ne pas même se faire représenter par leurs avocats. «Ils ont tout fait pour ne pas légitimer le procès français », explique Me William Bourdon, avocat de familles de disparus. Ce procès, au nom de victimes qui n’ont jamais réapparu, se tiendra donc en l’absence des supposés bourreaux. Ce qui, écaniquement, en limitera la portée.
Les accusés risquent la peine maximale en droit français ? 30 ans de prison. Certains poids lourds du système Pinochet visés dans ce procès, comme Juan Manuel Contreras, le chef de la police secrète, sont déjà détenus, condamnés à plusieurs centaines d’années d’enfermement. D’autres continuent de profiter d’une impunité totale au Chili, et leur probable condamnation à Paris n’y changera rien ? ou presque : il leur serait désormais interdit de quitter le Chili, sous peine de se faire arrêter. «Le Chili deviendra leur prison », résume l’avocate Sophie Thonon. Comme l’avoue Natalia Chanfreau, fille d’un disparu, «je connaîtrai toujours cette sensation étrange, liée au fait que je peux tomber, à tout moment, nez à nez avec le bourreau de mon père dans une rue de Santiago ». A moins, coup de théâtre, que Santiago consente, après le verdict, à livrer l’un de ses ressortissants à la justice française.
Des cas emblématiques des premières années de la dictature Malgré cette politique de la chaise vide, le moment s’annonce historique. «C’est le seul procès qui fournira une photographie presque exhaustive de l’appareil répressif sous Pinochet », assure l’avocat William Bourdon. A l’inverse des procès chiliens, au coup par coup, la procédure parisienne rassemble quatre victimes, françaises ou franco-chiliennes, qui sont autant d’exemples des mécanismes de contrôle et d’élimination à l’oeuvre sous le régime. Avec l’aide d’une quarantaine de témoins, un récit des premières années de la dictature pourrait émerger.
GEORGES KLEIN PIPPER JEUNE MEDECIN FRANCAIS PROCHE DU PRESIDENT ALLENDE, DISPARU EN 1973
Les quatre «disparus» au coeur du procès.
L’un des disparus, Georges Klein, fut un proche conseiller du président Salvador Allende. Le 11 septembre 1973, jour du coup d’Etat, il était aux côtés d’Allende, à l’intérieur du palais présidentiel de la Moneda. Klein disparut deux jours plus tard.
Alfonso Chanfreau était, lui, le responsable du Mouvement de la gauche révolutionnaire, le MIR, à Santiago. Il fut arrêté en août 1974 à son domicile par la police secrète, la DINA, et disparut.
Autre membre du MIR, Jean-Yves Claudet présente une autre trajectoire : arrêté en 1973 puis libéré, il s’exila en France, avant de rejoindre Buenos Aires. Il fut arrêté en 1975 par des agents secrets argentins, dans le cadre du plan Condor, qui organisait la coopération entre les dictatures du Cône Sud.
ETIENNE PESLE DE MESNIL.
Etienne Pesle , enfin, était en charge de la mise en place du programme agricole de Salvador Allende, à Temuco, dans le sud du pays. Il disparut en septembre 1973, sans doute avec la complicité d’un riche propriétaire terrien de l’époque, attaché à conserver ses hectares de terrain.
«La dictature a duré 17 ans, et ces quatre victimes sont mortes entre 1973 et 1975. On ne va donc pas juger la dictature tout entière », nuance Roberto Garreton, avocat chilien et spécialiste des droits de l’Homme. «Mais ces morts sont emblématiques des premières années. Par la suite, la nature du régime, et sa manière de fonctionner, ne changeront plus. » Outre Garreton, d’autres «grands témoins» devraient défiler à la barre dans les jours à venir, pour éclairer différents aspects du régime. Le journaliste américain John Dinges , fin connaisseur du plan Condor, fera le déplacement.
Les Chiliens Paz Rojas (présidente du Codepu, une association de défense des droits de l’Homme née en pleine dictature), Juan Garces (ex-conseiller d’Allende devenu avocat en Espagne) ou encore Carmen Hertz (avocate spécialiste des droits de l’Homme, veuve d’un journaliste tué en 1973), sont attendus. Stéphane Hessel devrait également témoigner.
D’après les chiffres officiels, tirés des rapports des commissions vérité mises en place après 1990, la dictature organisa 1198 disparitions et 3197 assassinats politiques. Près de 30.000 Chiliens ont été torturés. Au procès parisien, il ne sera question que de disparus et de torturés ? les meurtres, eux, tombent sous la prescription de la loi française, puisqu’ils ont été commis il y a plus de dix ans.
Si les disparitions ne sont pas prescrites, c’est grâce à une astuce juridique : «Nous estimons que l’acte est continu, puisque les corps n’ont pas réapparu. On fait comme si l’infraction se poursuivait encore aujourd’hui. Il ne peut donc pas y avoir prescription », explique l’avocat Benjamin Sarfaty, qui représentera le Codepu.
C’est le même raisonnement qui avait permis, en 1998, au juge espagnol Baltasar Garzón d’arrêter Augusto Pinochet, alors en déplacement à Londres. Et cela explique pourquoi cinq autres plaintes de familles franco-chiliennes, déposées la même année que les autres, en 1998, n’ont pas été déclarées recevables par la justice française? il s’agissait de meurtres, et non de disparitions.
Au Chili, des prescriptions «de moitié» Le procès parisien n’est pas tout à fait le premier organisé en Europe.
Des essais, incomplets ou infructueux, l’ont précédé. Il y eut d’abord, en 1996, la condamnation par contumace de Juan Manuel Contreras, le patron des services secrets chiliens, par la justice italienne, pour la tentative d’assassinat, à Rome, du sénateur chilien Bernardo Leighton , dans le cadre du plan Condor.
Deux ans plus tard, un procès d’Augusto Pinochet, dans la foulée de son arrestation londonienne, était péniblement enclenché (sans succès). Rien de comparable, en matière de symbole pour les familles et de pédagogie pour le grand public, aux promesses du procès parisien.
Cette procédure française révèle surtout, en creux, l’échec de la justice chilienne en la matière. «Des condamnations sont prononcées, mais la situation judiciaire au Chili est complètement opaque », résume la sociologue Antonia Garcia Castro, auteure d’un ouvrage de référence sur les disparitions. Alors que l’Argentine a fait de la question des droits de l’Homme et de la réouverture des procès des militaires complices une priorité politique, le désordre chilien est criant. Certes, le décret-loi d’amnistie qui a accompagné les premières années de la transition politique, toujours en vigueur, n’est plus appliqué, et l’arrestation de Pinochet a produit un appel d’air.
Mais nombre d’observateurs dénoncent l’«arbitraire» d’une justice qui diverge énormément selon les juges qui l’appliquent.
Quelque 171 personnes ont reçu des condamnations, jusqu’à présent, pour des crimes contre l’humanité commis pendant la dictature.
Mais ils ne sont que 53 à être détenus, ou à vivre en résidence surveillée... Plus de 300 procédures sont aujourd’hui en cours.
Pour ajouter à la confusion, beaucoup des accusés profitent in extremis d’une loi dite du «bénéfice», qui leur permet de faire jouer une prescription partielle. En clair, passé un certain temps entre le point de départ du délai de prescription, et le lancement de poursuites, le juge peut décider de réduire la sanction. Les condamnations à deux ou trois ans de prison, pour des crimes ou disparitions, sont fréquentes. Si bien que beaucoup d’anciens bourreaux ont déjà purgé leur peine.
Sur ce front, le mandat de Michelle Bachelet, présidente de 2006 à 2010, dont le père fut mort de ses tortures sous la dictature, n’a rien changé. «Michelle Bachelet était membre d’une coalition gouvernementale. Elle s’est trouvée prise dans des accords qui la dépassaient. Sa marge d’action était très restreinte au sein de cette coalition. A l’inverse de Nestor Kirchner et Cristina Fernandez en Argentine, qui ont su fédérer autour d’eux sur la question des droits de l’Homme, Michelle Bachelet, ne pouvait pas aller totalement à l’encontre des grandes lignes politiques que la Concertation avait définies de longue date », avance Antonia Garcia Castro.