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LUIS SEPÚLVEDA PHOTO PIERRE HYBRE |
L'écrivain chilien, 67 ans, mêle ses souvenirs de militant et ceux d’un antihéros marxiste qui revient après vingt-trois ans.
LUIS SEPÚLVEDA |
C’était un homme de gauche opiniâtre et désabusé, fils de communistes, pour qui la morale était «tombée avec le mur de Berlin». Et c’était un auteur tardif, rendu populaire par les formes romanesques de ses illusions, de ses combats et de son désenchantement. C’était le printemps. On vivait encore à l’ombre d’un monde fraîchement disparu : le 11 septembre n’était encore, pour quelques mois, que la date du coup d’État de Pinochet. Depuis, c’est différent. Les survivants des luttes d’antan se sont retirés, comme des ombres, ou recyclés, comme des molécules chimiques. Un personnage de Sepúlveda, une barbouze russe, dit : «Les Russes fortunés veulent manger des pommes du Chili, et les riches chiliens veulent des putes russes. Le monde a changé, et je bois à la santé de tout ça.»
Tout écrivain est un has been. L’auteur du Vieux qui lisait des romans d’amour et du Neveu d’Amérique, l’ancien prisonnier de Pinochet et exilé, n’a pas changé. Il paraît conservé dans l’agressive et conviviale nostalgie de son personnage. C’est un dinosaure trapu et discret, d’origine andalouse et mapuche, qui ressemble au défunt Charles Bronson. Il publie dans le Monde diplomatique, lutte toujours pour l’écologie, parle des saumons élevés aux antibiotiques dont les déchets contaminent tout : «J’ai eu la chance d’avoir une formation marxiste. J’ai appris à penser ce dans quoi je vis, même si ça ne me plaît pas.» Ses enfants vivent en Suède, en Equateur, un peu partout. L’un est ingénieur du son et musicien, l’autre, kinésithérapeute. Un troisième travaille dans les nanotechnologies : «Tous ont des valeurs solides. Aucun n’est une canaille. Je suis fou d’eux.» La vie de l’homme retiré et engagé continue d’être une incarnation - et une démonstration - politique.
Dans le jardin, les arbres ont poussé. A côté d’eux, il y a maintenant une piscine. Une grande et lumineuse pièce en bois a élargi la maison. C’est son bureau. Il rappelle son succès, en expose les traces : sur les murs, près des étagères couvertes de livres, les multiples prix qu’il a reçus, sérieux ou extravagants, comme sanctions de sa carrière de conteur. A l’oral, c’est comme à l’écrit. Il commence par être bourru, presque renfermé ; puis, s’animant peu à peu, il se met à raconter si bien que sa parole l’ouvre et l’épanouit. L’imagination joue peut-être un aussi grand rôle, aussi précis que le souvenir. La vie est un acte, et un songe.
Par exemple, lorsqu’il évoque Julio Cortázar. A 20 ans, Sepúlveda gagne un prix de poésie au Chili. Ça lui permet d’assister à un colloque où sont venus de grands écrivains latino-américains, dont Cortázar : «J’avais préparé un discours en son hommage. On m’a présenté comme une "jeune promesse de la littérature". Il s’est approché et m’a dit : "Un conseil, ne te laisse jamais traiter de jeune promesse de la littérature."» En 1979, Cortázar arrive au Nicaragua, en pleine guerre civile. Sepúlveda travaille pour le journal sandiniste Barricada, que l’autre visite : «Au moment où il entrait, il y a eu une alerte à la bombe. Cortázar m’a dit : "C’est bien toi, la jeune promesse de la littérature ?" Et il a fallu partir pour nous protéger.» Quelques années avant la mort de l’Argentin, il le croise dans un dîner à Paris : «J’espérais enfin pouvoir parler avec lui, mais il y avait trop de monde. Au milieu du repas, je vais pisser. Il entre après moi et, face à l’urinoir, me dit : "Alors, on parle ou non ?" Je suis allé chez lui avec une bouteille de Rémy Martin et une cartouche de Gitanes. On n’a plus cessé de parler.» Cortázar lui donne une préface pour un recueil de nouvelles en disant : «Ça peut être une malédiction pour toi. On risque de dire : "Les nouvelles sont nulles, mais la préface vaut le coup."»
Dans le bureau, il y a aussi des photos de Sepúlveda avec sa famille, des amis, des célébrités intimes. Le poète Juan Gelman, qui s’exila et dont les enfants furent assassinés par les militaires argentins. Ou l’acteur Harvey Keitel, avec qui l’écrivain tourna un film dans le désert chilien d’Atacama. Il y a seize ans, il vivait sous nationalité allemande ; la chilienne lui avait été retirée sous Pinochet. Rien n’a changé : «Ils me l’ont enlevée, qu’ils me la redonnent. Ce n’est pas à moi de la demander.»
Son double romanesque, Juan Belmonte, ancien de la lutte contre Pinochet et sniper dans différentes guérillas marxistes en Amérique centrale, vit au Chili - retiré dans le sud comme lui dans les Asturies, jusqu’à ce que des fantômes, envoyés par les Russes, viennent l’y rechercher : «Belmonte et moi, comme militants, nous sommes des outsiders. Notre manière de voir le monde n’intéresse personne.» Le personnage est apparu en 1994. Le voici pour la deuxième fois dans la Fin de l’histoire. Le livre est dédié à sa femme, Carmen Yáñez, torturée après le coup d’État de 1973, laissée pour morte dans une décharge. Elle nous sert le café en souriant. Elle vient de publier un recueil de poèmes. L’un d’eux s’intitule :J’ai vécu dans une république et deux royaumes. Derniers vers : «Dans ma république les petites boîtes nobles de ma foi d’alors / Dans mes deux royaumes une malle pesante que je traîne encore.» Sepúlveda lui offre un double de fiction, baptisé «Veronica». C’est une cape employée par les toreros en début de corrida. C’est la compagne de Belmonte. Il doit retrouver pour les Russes d’anciens guérilleros chiliens, passés par l’URSS, revenus à Santiago pour descendre un ancien tortionnaire de la junte. Ce tortionnaire est un Cosaque dont le père s’est battu avec les nazis. Il existe et vit toujours, emprisonné. Faut-il le tuer ? «Je me suis demandé comment je réagirais, dit Sepúlveda, si je tombais sur un ancien bourreau de mes amis. Franchement, je ne sais pas.» Veronica empêchera Belmonte de tirer.
Comme son personnage, Sepúlveda a jadis fui le Chili pour Hambourg. Il y a épousé une infirmière et eu trois enfants. Plus tard, il a retrouvé Carmen, qu’il avait aimée au Chili. L’amour, par-dessus l’histoire, leur a offert une seconde vie. C’est en Allemagne, sur un lit d’hôpital où il pensait mourir, que l’écrivain a imaginé Belmonte - en hommage à Hemingway, dont il venait de lire Mort dans l’après-midi. Le livre a été écrit sur son premier ordinateur, un Atari prêté par un ami : «Comme je ne savais pas si j’allais vivre, j’ai donné à Belmonte mon histoire.» Il y a seize ans, deux chiens entouraient l’écrivain : l’un s’appelait Laïka, nom de la chienne soviétique de l’espace ; l’autre avait le surnom d’un garde du corps d’Allende. Un labrador noir et joueur les a remplacés. Il s’appelle d’Artagnan.
4 octobre 1949 Naissance au Chili. 11 septembre 1973 Coup d’Etat de Pinochet. 1989 Le vieux qui lisait des romans d’amour. 1994 Un nom de torero. 2017 La Fin de l’histoire (Métailié).
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