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La grande difficulté, pour l’équipe de tournage, dit P. Guzman, était le décalage entre le peu de moyens matériels (le film fut tourné grâce à la pellicule offerte par Chris Marker, et monté, après le coup d’État, à Cuba) et la masse d’événements et l’effervescence des années 70-73 : il fallait choisir et planifier ce qu’on allait couvrir ; les choix furent judicieux, puisqu’on suit le film dans l’angoisse, l’estomac noué, revivant les possibilités extraordinaires de cette période, tout en pensant aux tragédies humaines auxquelles elle a abouti ; mais on assiste aussi, au-delà du documentaire, à de grands moments de cinéma.
Les séquences font alterner trois groupes, trois centres de pouvoir : les ouvriers dans leurs usines, la droite parlementaire appuyée sur l’armée, et, entre les deux, Allende et le gouvernement d’Unité Populaire.
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Face à la stratégie de tension et de sabotage de la part de la droite, Allende ne pouvait compter que sur le peuple : il a donc encouragé les ouvriers à s’organiser, ce qu’ils ont fait avec une détermination et une efficacité impressionnantes ; les usines passent entre les mains du peuple, constituant les nouveaux "cordones", où le travail est inséparable des actions de défense : on voit les ouvriers dresser des barricades et obliger la police mais aussi le gouvernement, qui voulait revenir sur ces nationalisations sauvages, à reculer.
Mais le moment le plus fort, c’est l’assemblée des responsables de cordones face à la direction des syndicats, la CUT, où les communistes jouent un rôle (modérateur) important. Un ouvrier, visiblement exaspéré par les discours du responsable de la CUT, prend la parole : "Vous nous avez demandé de nous organiser, nous nous sommes organisés - mais pour quoi faire ? Les camarades sont fatigués de s’entendre dire que ce n’est pas le moment, qu’il faut rendre des usines, parce qu’elles appartiennent à la reine d’Angleterre ou à des banques suisses. Les camarades ne comprennent pas, ils veulent agir pour soutenir notre camarade Président."
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On se croirait dans le film de Ken Loach, Land and Freedom, dans la grande scène qui restitue les discussions de l’année 37 dans l’Espagne révolutionnaire, celle de la Catalogne et de Valence, opposant les paysans anarchistes (mais oui, le syndicat paysan majoritaire était alors la CNT) et les militants marxistes révolutionnaires du POUM, pour qui la guerre ne pouvait se gagner que dans la dynamique enclenchée par la révolution, et, en face d’eux, les communistes tenants de la ligne : "d’abord la guerre, pour la révolution, on verra après".
Pendant ce temps, la droite déroule son plan. L’armée suit sa propre politique : elle encercle les usines pour vérifier qu’il ne s’y cache pas d’armes, fouillant et arrêtant les ouvriers - sans qu’elle ait jamais rien trouvé ; mais ces opérations servent à étudier les lieux possibles de résistance et à habituer les jeunes soldats à affronter les ouvriers. Parallèlement, la "société civile", appuyée par les médias (ou du moins 75% des médias) s’organise : en 1972, la grève des transporteurs routiers paralyse le pays ; les "ménagères" typiques, en grosses lunettes de soleil de marque et coiffure au brushing impeccable, celles auxquelles les médias français donnaient toujours la parole pour rendre compte de la situation au Chili, collectent des fonds pour soutenir les grévistes (déjà subventionnés par la CIA) et les médias accusent le gouvernement d’atteinte à la propriété privée quand il essaie de réquisitionner les camions.
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Entre les deux, il y a Allende, fidèlement soutenu par des manifestations populaires, et toujours respectueux de la Constitution, même quand la droite fait assassiner son aide de camp, le commandant Araya, pour le couper des secteurs loyalistes de l’armée. La séquence des funérailles d’Araya est la plus magistrale du film : on voit, littéralement, les officiers supérieurs, filmés en plan américain, se féliciter, dans le dos d’Allende, de leur succès et se concerter pour les étapes suivantes du plan. Guzman explique comment il a obtenu cet effet de naturel : il avait juché, bien en vue, un cameraman sur une chaise, pendant qu’un autre, plus discrètement, avec un zoom, prenait les vraies images. Mais que pesait le soutien des ouvriers aux mains nues face aux tanks et à l’aviation ? L’issue de la confrontation, on la connaît, et le film nous fait entendre le dernier message d’Allende, depuis la Moneda bombardée : "Que mes paroles soient le châtiment de ceux qui ont trahi", "Je paierai avec ma vie la loyauté du peuple", "L’histoire est à nous et elle est faite par le peuple", bientôt, de nouveau, "s’ouvriront les larges avenues par où passe l’homme libre pour construire une société meilleure".
Que de belles paroles ! Mais on ne peut s’empêcher de penser que, peut-être, il n’aurait pas eu à les prononcer, au milieu du fracas des armes de la rébellion, quelques minutes avant de mourir, s’il avait pris la décision d’armer ce peuple qui avait si bien su s’organiser pour le défendre, qui avait, par exemple, lutté contre la pénurie entraînée par la grève des transporteurs routiers, en montant un nouveau réseau d’approvisionnement. Allende déclare : "Le peuple doit se défendre, mais pas se sacrifier" ; mais si on lui avait donné à temps les armes que réclamaient les cordones, il aurait peut-être pu tuer dans l’œuf les premières actions de l’armée, renforcer ses secteurs démocratiques, décourager les hésitants et isoler les putschistes.
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Allende est une figure héroïque, mais la dignité, la loyauté, la légalité dont il se réclame jusqu’au bout ne sont pas les qualités les plus nécessaires dans un contexte de guerre civile. Elles montrent bien son appartenance à une bourgeoisie progressiste, de bonne volonté, mais qui n’arrive pas à se couper des siens (sa classe d’origine et ses valeurs) et à considérer les organisations ouvrières comme un véritable partenaire dans la lutte" pour une société meilleure".
Face à des adversaires décidés à employer la violence, les sentiments démocratiques ne suffisent pas. Lors du putsch militaire espagnol du 18 juillet 1936, les partis bourgeois de gauche au pouvoir étaient bien décidés à s’en contenter : ce sont alors les ouvriers de la CNT qui, à Barcelone, ont attaqué les casernes pour s’emparer des armes et ainsi sauvé la République - provisoirement, certes. Ce problème du choix, entre le jeu parlementaire et l’action populaire, est une constante : c’est le problème de la position ambiguë des partis progressistes bourgeois.
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40 ans après, le Chili est toujours le leader, avec le Mexique et la Colombie, du camp pro-états-unien. Le coup d’État a permis d’exterminer toute une génération de cadres politiques, intellectuels, syndicalistes ouvriers et paysans (plus de 30 000 victimes) qui n’ont pas pu faire le lien avec les nouvelles générations. Les militaires ont même réussi à se donner une façade démocratique (avec une ficelle toujours pas usée : faire élire une femme, Michelle Bachelet, à la Présidence). Mais rien n’a changé : l’économie néo-libérale mise en place par les Chicago boys domine toujours le pays, et c’est le même journal, El Mercurio, qui donne le ton.