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SANTIAGO-DU-CHILI, LE 22 SEPTEMBRE 2011. «CONTENU EXPRESSION», PROCLAME LE SERRE-TÊTE DE CETTE MANIFESTANTE. PHOTO IVAN ALVARADO |
« Ce mouvement a surpris la société, observe M. Carlos Ominami, économiste et ministre de l’économie dans le gouvernement du démocrate-chrétien Patricio Aylwin entre 1990 et 1992. Plus de deux cent mille personnes sont descendues dans la rue. Les familles venaient manifester avec les jeunes. » M. Gabriel Muñoz, coordinateur du mouvement à la faculté de philosophie, résume : « Les étudiants se mobilisent depuis quatre mois pour dénoncer la logique néolibérale dans l’éducation, revenir à une éducation gratuite et l’ouvrir aux travailleurs. En face, il y a un gouvernement qui défend les intérêts des entreprises et des puissants. »
Le mouvement de la société ne se réduit cependant pas à l’impressionnante rébellion des enfants des classes moyennes. Dès janvier 2011, Punta Arenas, tout au sud de ce pays long de quatre mille trois cents kilomètres, entrait en ébullition pour protester contre une augmentation brutale du prix du gaz : pendant une semaine, la population a bloqué la ville par une grève générale.
Puis, en avril et mai, les rues de Santiago se sont emplies pour manifester contre des projets de barrages hydroélectriques en Patagonie : dans un pays où l’écologie n’avait jamais vraiment pénétré les programmes politiques, plus de quatre-vingt mille personnes ont refusé la destruction de sites vierges. A partir du mois de mai, la contestation étudiante prenait son essor, soutenue par une majorité du peuple chilien, et conduisait à une remise en cause du système politique jamais vue depuis la fin de la dictature en 1990 (1).
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DES CARTELS AVEC L'IMAGE DU PRÉSIDENT PIÑERA AVEC CASQUE DE LA POLICE ANTIÉMEUTES, À VALPARAISO. PHOTO JOURNAL EL PAIS |
Le mouvement Patagonie sans barrages s’opposait au projet HidroAysén : cinq grands barrages sur les fleuves Pascua et Baker, destinés à fournir de l’électricité aux compagnies minières du nord du pays. Une ligne à haute tension devait déchirer le pays sur deux mille trois cents kilomètres pour transporter le courant. Contesté depuis plus de trois ans par une coordination d’organisations écologistes, l’initiative avait été approuvée sans coup férir par le gouvernement. Jusqu’à ce que les manifestations massives, en mai, changent la donne : M. Piñera a dû stopper le projet, repoussant la décision d’un an.
Comment expliquer cette rébellion inattendue ? Pour Raúl Sohr, journaliste et écrivain, « personne ne connaît les fleuves concernés, mais quelque chose s’est produit dans l’inconscient collectif : une explosion de colère contre les oligopoles, contre la subordination de l’Etat aux intérêts commerciaux, contre le grand capital qui fait ce qu’il veut. L’idée que le sud du Chili est pur a aussi rassemblé ».
L’affaire a révélé la concentration du secteur énergétique entre trois groupes, Endesa-Enel (italien), Colbún et ASE Gener (chiliens), dont le gouvernement suit les injonctions. Mais le secteur de l’énergie n’est pas un cas isolé. Selon Andrés Solimano, économiste et animateur du Centro Internacional de Globalización y Desarrollo (Ciglob), « la propriété est fortement concentrée dans les banques, le commerce, les mines, les médias, où les deux quotidiens dominants, El Mercurio et La Tercera, appartiennent à deux conglomérats. Par exemple, la famille Luksic figure sur la liste Forbes des cinq cents plus grandes fortunes mondiales et possède la Banque du Chili, des mines de cuivre, des sociétés énergétiques, et l’une des principales chaînes de télévision. Quant au président de la République, Sebastián Piñera, il est lui-même milliardaire ». Pour Juan Pablo Orrego, coordinateur du Conseil de défense de la Patagonie, « ce pays est dirigé par une oligarchie : une poignée de familles y possèdent un patrimoine énorme ».
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Le mouvement étudiant « s’est constitué sur le refus des barrages, note Enrique Aliste, sociologue à l’université du Chili. Dans les manifestations, on retrouvait beaucoup de ces jeunes ». Désormais, les étudiants remettent en cause le coût très élevé des études et la privatisation de l’enseignement supérieur. Car, au Chili, l’éducation est la plus chère du monde après les Etats-Unis, et presque totalement privatisée. « Les ressources des universités ne proviennent de l’Etat qu’à 15 %, contre 80 % à 90 % dans les années 1970, explique Solimano. Les universités fonctionnent comme des entreprises : elles cherchent à dégager des profits. Une loi de 1981 les en empêche, mais elle a été contournée par la création de filiales qui permettent aux universités de se louer leurs propres bâtiments à des prix élevés. » Les universités n’enregistrent pas de profits mais leurs filiales les amoncellent.
Résultat : les étudiants payent de 1 à 2 millions de pesos par an (de 1 500 à 3 000 euros), dans un pays où le produit intérieur brut (PIB) par habitant est plus de trois fois inférieur à ce qu’il est en France. M. Muñoz, par exemple, débourse 1,7 million de pesos par an pour son année universitaire. « 70 % des étudiants s’endettent pour payer leurs études », affirme-t-il. Les étudiants ou leurs familles. Mme Gina Gallardo, qui vit dans une commune populaire de la banlieue de Santiago et dont le mari travaille comme dessinateur industriel, explique : « Mon fils étudie la musique, il a déjà une dette de plusieurs millions de pesos ; ma fille est en deuxième année de dessin. Tout ce qu’on gagne, peso par peso, on le verse à l’université. »
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LA CONFÉDÉRATION D'ÉTUDIANTS DU CHILI (CONFECH) PRÉSENTERA UN RECOURS DEVANT LA COMMISSION INTERAMÉRICAINE DES DROITS DE L'HOMME (CIDH), CONTRE LA VIOLENCE POLICIÈRE. |
La protestation va bien au-delà d’une revendication pécuniaire. « Vouloir des universités gratuites et appartenant à l’Etat constitue un changement de paradigme culturel, analyse Solimano. Auparavant, le libre jeu des forces du marché était associé à la prospérité. On commence à remettre en question la nécessité de devoir payer les services sociaux, le contrôle des grands groupes sur les médias ou encore la concentration de la richesse. En fait, les étudiants constituent la pointe avancée d’une protestation générale contre un capitalisme élitiste qui extrait la rente de toutes les activités : le logement, les études, les médicaments, les banques, etc. »
Car la privatisation de l’économie est générale, l’enseignement supérieur, la production de l’énergie, le système de santé, les retraites, la gestion des eaux, une large partie de la production du cuivre ayant été privatisés durant la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990) et parfois ensuite.
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PHOTO IVAN ALVARADO |
Egalement discutés, les choix en matière d’économie. Celle-ci repose sur l’exploitation des ressources naturelles, à commencer par le cuivre, dont le Chili est le premier producteur mondial. Cette production dépend aux trois quarts de compagnies privées, dont beaucoup sont étrangères et exportent leurs profits. Mais le secteur minier reste privilégié. Ainsi, le frère de M. Piñera, José, ministre du travail sous la dictature, avait élaboré dans les années 1980 une loi organique constitutionnelle sur les mines : toujours en vigueur, elle prévoit qu’en cas de nationalisation il faudrait payer à l’investisseur les « valeurs présentes » de tous les revenus cumulés jusqu’à l’extinction de la ressource minérale une somme prohibitive. « D’une certaine façon, observe l’économiste Marcel Claude, la loi considère que le cuivre appartient à l’entreprise qui l’exploite, pas au Chili. » En 1992, une loi sur la fiscalité a encore avantagé les entreprises minières, afin d’attirer les investissements étrangers. Si bien que, « entre 1993 et 2003, les entreprises étrangères n’ont pas payé un dollar d’impôt sur leurs profits », ajoute-t-il. « Après 2003, la hausse des cours du cuivre les a conduites à en verser ; mais alors que Codelco, l’entreprise publique, assure 27 % de la production, elle paye 6,8 milliards de dollars au fisc, soit bien plus que les 5,5 milliards déboursés par les entreprises minières étrangères, qui assurent 73 % de la production. » De surcroît, les règles sur l’environnement sont très laxistes. Or les rejets et résidus miniers créent d’importants problèmes de pollution.
Derrière l’éducation, c’est donc le système économique chilien qui est contesté par le peuple. Et dans la foulée, le mouvement ébranle aussi le système politique. En effet, précise Sohr, « les étudiants demandant l’éducation gratuite, l’Etat leur a dit qu’il n’y pas assez d’argent. Ceux-ci ont répondu qu’il fallait augmenter les impôts. Mais le gouvernement s’est défendu en arguant que la Constitution ne le permettait pas. “Eh bien, écrivons une nouvelle Constitution !”, ont conclu les étudiants ».
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Car la Constitution imposée en 1980 pendant la dictature n’a pas été abolie en 1990 quand les gouvernements de la Concertation, regroupant dans une alliance de centre-gauche les démocrates-chrétiens, les socialistes et les sociaux-démocrates, ont repris l’exercice du pouvoir. Elle est façonnée pour empêcher toute transformation réelle de l’héritage politique et économique de l’ère Pinochet. D’une part, les lois organiques requièrent une majorité parlementaire des quatre septièmes pour être modifiées ou abrogées. D’autre part, le système électoral défini par la Constitution pour le Parlement est une formule binominale tarabiscotée qui fait en sorte que la tête de liste du parti parvenu en seconde position obtient un mandat, même si les deux premiers candidats de la liste arrivée en tête recueillent chacun davantage de voix. Conçu pour garantir la prédominance au Parlement des partis de droite issus de la dictature, le mécanisme a obligé les formations de la Concertation à s’unir malgré des options divergentes.
PHOTO FELIPE TRUEBA |
« La majorité culturelle est plus forte que la majorité politique, observe M. Marco Enríquez-Ominami, un candidat surprise issu de la gauche qui a récolté 20 % des voix à la présidentielle de 2009. Mais le système électoral est bloqué. Pour changer vraiment, il faut avoir 80 %des voix. Pinochet a fait du bon boulot… » M. Guido Girardi, situé à la gauche de la Concertation, et président du Sénat, explique : « La Concertation, c’est comme si, en Allemagne, chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates étaient obligés de rester ensemble en permanence. Beaucoup de ses membres adhèrent à l’idéologie néolibérale. Cela conduit à l’immobilisme, et l’on ne peut pas trouver d’issue aux crises. »
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CARICATURE DU PRÉSIDENT CHILIEN, LE MILLIARDAIRE CONSERVATEUR SEBASTIÁN PIÑERA. JOURNAL EL PAIS |
Ainsi, depuis 1990, la Concertation a continué la politique économique de la dictature. Tout s’est passé comme si, pour assurer la transition et éviter la moindre tentation de retour des militaires, elle avait échangé la libéralisation politique contre le maintien des intérêts économiques dominants. « Le Chili a été le laboratoire du néolibéralisme, concède M. Girardi. La gauche, comme partout, mais encore plus qu’ailleurs, s’en est accommodée. »
En tout cas, le système politique perd de sa légitimité, comme le montre le taux d’abstention de plus en plus élevé : la participation électorale n’est plus que de 62 %, contre 95 %en 1990.
Cette situation rend difficile l’évolution du mouvement social, qui ne trouve pas de représentation politique à ses demandes de changement. Mais jusqu’où veut-il aller ? La grève générale des 24 et 25 août n’a pas connu le succès escompté. Les manifestations, à nouveau massives, ont cependant été réprimées par la police, qui a tué par balle un adolescent de 16 ans, Manuel Gutiérrez. La réprobation suscitée par cet acte a entraîné le limogeage du général Sergio Gajardo, responsable de la police dans la région de Santiago, qui avait couvert le meurtre. A la suite de ce drame (et de l’accident d’avion du 2 septembre), le mouvement social cherchait à retrouver, à la mi-septembre, un nouvel élan.
Selon M. Enríquez-Ominami, « les gens dans les rues sont des citoyens mais aussi des consommateurs. Ils ne sont pas pour la rupture ». Faute de parti politique capable de porter la parole populaire sur la scène institutionnelle et de forcer une réforme de la Constitution, le Chili se trouve ainsi au milieu du gué. « La situation est sans retour, une porte s’est ouverte, estime M. Girardi. Si cela ne change pas aujourd’hui, cela changera demain. C’est l’expression d’un phénomène plus grand, plus profond, qui se déroule à l’échelle de l’humanité : on vit une crise profonde du néolibéralisme, de l’individualisme exacerbé, du marché. »