1Parue en 1974, la chanson Portugal, de Georges Moustaki, connut un immense succès, à l’instar de son modèle, Fado tropical, chanson créée un an auparavant par le compositeur brésilien Chico Buarque.
2D’une façon générale, la transposition d’une chanson dans une autre langue pose des problèmes aussi complexes que la traduction poétique, avec, de surcroît, des contraintes musicales. Du point de vue musical, il est vrai, l’appropriation de mélodies populaires brésiliennes par des musiciens et chanteurs français remonte, au moins, aux compositions de Darius Milhaud, dont le séjour à Rio de Janeiro est à l’origine du célèbre Bœuf sur le toit, composé en 1920. Par la suite, la grande vogue des danses latino-américaines en Europe se prolonge jusque dans les années cinquante, avec, par exemple, l’inoubliable Si tu vas à Rio de Dario Moreno (1958). Le succès mondial de la Bossa Nova, perçue comme la fusion entre jazz et samba, prolonge l’influence brésilienne sur la production musicale en France lors des deux décennies suivantes.
3C’est à cette époque que Georges Moustaki, auteur-compositeur-interprète français d’origine grecque, né en Egypte, fait ses premiers séjours au Brésil. Convié au Festival international de la chanson populaire de Rio de Janeiro en 1972, il rencontre de grands noms de la MPB (Musique Populaire Brésilienne), tels que Baden Powell, Tom Jobim, Vinícius de Moraes, Caetano Veloso, Maria Bethânia, Gilberto Gil, et enfin, Chico Buarque.
4De nombreux chanteurs français de l’époque adaptent des paroles à des airs brésiliens, parmi les plus connues : Fais comme l’oiseau de Michel Fugain (1972) adapté de Você abusou d’António Carlos e Jocafi ; Qui c’est celui-là ? de Pierre Vassiliu (1973) adapté de Partido Alto de Chico Buarque ; Tu verras de Claude Nougaro (1978) adapté de O que será ? de Chico Buarque. Georges Moustaki demeure toutefois l’un des seuls compositeurs à avoir une connaissance approfondie de la MBP, du point de vue musical, mais aussi du point de vue lyrique, car il se penche aussi sur les paroles dans leur version originale.
- 1 Beaucoup plus récemment, on peut signaler les traductions de la chanteuse franco-brésilienne Bïa (...)
5Ainsi,
Eaux de mars de 1973, composée à partir de
Águas de Março d’Antônio Carlos Jobim, peut être considérée comme une véritable traduction poétique, qui avait eu d’ailleurs son équivalent symétrique dans un de très rares exemples de chanson française traduite en portugais :
Meu bom José, créée par Nara Leão à partir de
Joseph de Moustaki (1969)
1.
6L’exemple que nous allons étudier à présent est une création bien plus complexe, puisque Georges Moustaki opère une transformation radicale du sens de Fado Tropical, tout en demeurant fidèle à l’atmosphère et de la portée symbolique de l’œuvre originale, transcrivant en quelque sorte sur le plan de la chanson le retournement du « vent de l’histoire » qui souffle sur le Portugal en 1974.
7Fado tropical est, à l’origine, l’une des chansons faisant partie d’une sorte de comédie musicale intitulée Calabar, ou l’éloge de la trahison, œuvre de Chico Buarque en collaboration avec le cinéaste mozambicain Ruy Guerra. La pièce porte sur un épisode marquant de l’Histoire brésilienne.
- 2 À partir de 1624, les Hollandais cherchent en effet à occuper les régions sucrières au nord du Br (...)
8Vers 1624, le métis Domingos Fernandes Calabar s’engage en tant que soldat au service des troupes portugaises qui tentaient de protéger les zones sucrières du Nord-est brésilien contre l’invasion hollandaise
2. Sa connaissance du terrain, alliée au soutien d’Henrique Dias, ancien esclave, et de Felipe Camarão, indigène converti par les jésuites, avait permis jusque-là au gouverneur de Pernambuco, Mathias de Albuquerque, de remporter plusieurs victoires. Mais Calabar décide de passer à l’ennemi, ce qui entraîne une nouvelle avance des troupes hollandaises. En 1636, l’arrivée du Prince Maurice de Nassau, envoyé par la Compagnie des Indes Orientales (nommée « CIO » dans la comédie musicale) conforte la présence de la Hollande au Brésil qui se prolonge jusqu’en 1654. Calabar, capturé par Mathias de Albuquerque en 1635, est, quant à lui, condamné à être écartelé, peine qui sera exécutée sans la moindre intervention hollandaise.
9Il s’agit là de l’un des mythes fondateurs de la nation brésilienne, dans le sens où, pour la première fois, les Portugais, représentés par le gouverneur de Pernambuco, les Africains représentés par Henrique Dias et les Indigènes, représentés par Felipe Camarão, s’unissent pour expulser des étrangers du futur territoire brésilien. Dans l’histoire officielle, le métis Calabar devient ainsi le symbole même de la trahison à la patrie. C’est justement ce symbole que Chico Buarque et Ruy Guerra veulent remettre en cause. Pourquoi serait-il plus légitime d’épouser la cause des Portugais plutôt que celle de la Compagnie des Indes ? N’y a-t-il pas une possibilité de renversement de rôles entre traîtres et héros, selon le point de vue depuis lequel on considère l’Histoire ?
10En dépit de son double habillage, historique et musical, la pièce conçue en 1973 ne passe pas inaperçue aux yeux des censeurs au service de la dictature civil-militaire en place depuis le coup d’État d’avril 1964. En effet, outre la remise en cause subversive de l’Histoire officielle du XVIIe siècle, Chico Buarque et Ruy Guerre donnent une vision peu glorieuse de l’Empire lusitain, dont les derniers vestiges subsistent encore en Afrique à travers le prolongement du régime autoritaire instauré par António de Oliveira Salazar depuis 1933. De fait, la mort de celui-ci en 1968 n’avait pas empêché son successeur, Marcelo Caetano, de prolonger la guerre dans les colonies d’Afrique jusqu’en 1974. Or, le gouvernement brésilien, quant à lui, tient à célébrer l’héritage autoritaire légué par le Portugal ainsi que la bonne entente entre les régimes des deux pays.
11L’autorisation de la censure, qui devait être accordée la veille de l’avant-première, est ainsi remise à plus tard, puis définitivement refusée quelques mois après, ce qui a failli causer la ruine de ses producteurs. Cependant, le texte de la comédie musicale, ainsi que le disque contenant les chansons qui l’accompagnent sont autorisés, moyennant quelques coupures. Fado tropical, chanté par le personnage de Mathias de Albuquerque à l’un des moments clés du récit, devient alors la chanson emblématique de l’œuvre interdite. Lors de son enregistrement, Chico Buarque tient ainsi à préserver dans la mesure du possible les traces dramaturgiques de l’œuvre.
- 3 Voir en annexe les paroles de la version originale et leur traduction littérale.
12Dans sa première version,
Fado tropical est donc composée de trois types de textes qui s’interpénètrent, tous trois ayant pour récitant et protagoniste le personnage de Mathias de Albuquerque : d’abord la tirade adressée à Henrique Dias et à Felipe Camarão pendant que ces derniers mangent les restes du dîner offert au gouverneur, puis le sonnet empreint d’ironie mélancolique où Mathias exprime l’ambiguïté de ses rapports à la violence ; enfin, la chanson proprement dite, composée de trois couplets et d’un refrain
3.
13Tournons-nous à présent vers la chanson de Georges Moustaki. Le chanteur français, nous l’avons souligné, est un fin connaisseur de l’œuvre de Chico Buarque. Au moment de composer sa version de Fado tropical, il est donc parfaitement conscient du contexte historique et politique dans lequel elle s’inscrit. Or, il se trouve qu’en avril 1974, dix ans après le coup d’État brésilien, la dictature salazariste est anéantie par la Révolution des œillets. Comment une dictature vieille de quarante ans a-t-elle pu s’effondrer, de façon aussi soudaine que pacifique ?
14À partir de 1961, dans un contexte de décolonisation des pays d’Afrique par les puissances européennes, le Portugal s’enlise dans une guerre meurtrière et sournoise dans toutes ses « provinces ultramarines », dont les plus touchées demeurent l’Angola et le Mozambique. À dix-huit ans, tout citoyen portugais doit accomplir son service militaire en territoire africain pendant deux ans. Pour la jeunesse portugaise, une seule alternative : l’exil ou la guerre. Au bout de plus de dix années de conflits, chaque famille portugaise avait à déplorer au moins un décès, sans compter les mutilations et les traumatismes psychiques.
15Ainsi, lorsque les officiers envoyés au front décident de se révolter, le peuple portugais se trouve dans un état d’exaspération et de désarroi. Le matin du 25 avril 1974, l’armée commandée par les « capitaines d’avril », de retour du front, pénètre dans les rues de Lisbonne, acclamée par une population en liesse, qui leur offre les œillets rouges, destinés à l’origine aux commémorations de la fête de Pâques. La métaphore réalisée de la « fleur au fusil » crée un énorme impact dans l’opinion publique internationale.
16Au Brésil, qui traverse les années les plus sombres de son Histoire, la chanson de Chico Buarque et son refrain prophétique annonçant la transformation du pays en un immense Portugal, revêt un caractère encore plus subversif qu’à sa parution. En accord avec le compositeur brésilien, Georges Moustaki décide alors de reprendre Fado Tropical en inversant le sens donné dans sa première version : la Révolution des œillets mettra effectivement un point final à l’Empire lusitain. Cependant, comme nous le verrons à travers l’analyse détaillée de la première strophe des deux chansons, Portugal conserve des traces de sa version d’origine.
- 4 Chico Buarque, dans une métaphore inspirée de son sport préféré, raconte dans une interview ses n (...)
- 5 La guitare portugaise à douze cordes (six cordes doubles) est nettement plus petite que la guitar (...)
17À l’origine,
Fado tropical fut composée de façon à esquiver la censure à travers une sorte d’allégorie parodique des origines du Brésil en tant que nation. Ce jeu d’esquive
4 se met en place dès le choix du
fado. Forme musicale héritée de la
modinha et du
lundu, très prisés des deux côtés de l’Atlantique au cours du XIX
e siècle, le fado se présente ici sous sa forme classique de Coimbra, toujours chanté par une seule voix masculine accompagnée d’une guitare portugaise
5. Par ailleurs, selon les canons traditionnels de la poésie populaire de langue portugaise, Chico Buarque emploie la « redondilha maior » (sept pieds).
- 6 À l’instar de Lourdes, en France, la ville de Fatima devint un grand lieu de pèlerinage suite à l (...)
18Le choix du terme
fado dans le titre renvoie à la place qui lui avait été assignée par la propagande salazariste, qui maintient l’aliénation du peuple portugais par la propagation des trois F : Fado, Fatima et Football
6. De plus, le mot
fado a conservé en portugais son sens étymologique de
fatum, le destin, ce qui annonce d’emblée l’aspect de prophétie parodique de la chanson.
- 7 Armelle Enders écrit à propos du “lusotropicalisme” : « Le fait que la formule à succès du “lusot (...)
19Qualifié de
tropical, le
fado créé par Chico Buarque renvoie par ailleurs à l’espace de l’empire portugais qui s’étend aux tropiques. On peut même y voir une allusion à la théorie du « lusotropicalisme » établie par Gilberto Freyre dans les années quarante. Ce concept, largement utilisé par les défenseurs du salazarisme, correspond à l’idée d’un impérialisme « à la portugaise », mis en place par des colonisateurs, préférant séduire les femmes plutôt que massacrer les hommes des populations autochtones
7.
20Le refrain renvoie de façon ironique à cette sorte d’utopie, récurrente dans l’histoire du pays, d’une colonie qui peut enfin véritablement fusionner avec la métropole :
- 8 « Ah, ce pays accomplira bien un jour son idéal ! / Il deviendra un jour un immense Portugal !... (...)
Ai, esta terra ainda vai cumprir seu ideal,Ainda vai tornar-se um imenso Portugal !
... um império colonial ! [variante].
8
21La première strophe recèle un jeu foisonnant de citations littéraires et politiques, difficilement accessible à un public non averti, ce qui est d’ailleurs caractéristiques des œuvres allégoriques :
- 9 « Ô muse de mon fado, / Ô ma gentille mère, / Je te quitte, consterné / Au premier avril. / Mais (...)
Oh musa do meu fado,
Oh minha mãe gentil,
Te deixo consternado
No primeiro abril.
Mas não sê tão ingrata,
Não esquece quem te amou,E em tua densa mata
Se perdeu e se encontrou.9
- 10 « E vós Tágeides minhas […] », in Luís de Camões, Os Lusíadas, Porto, Porto editora, 1985, p. 72. (...)
22La muse inspiratrice du fado évoque de façon assez évidente l’invocation aux muses du Tage, que Luis de Camões fait surgir dès la quatrième strophe du premier chant des
Lusiades10. Mais cette muse est aussi une « gentille mère », expression qui pour tous ceux qui connaissent l’hymne national brésilien fait songer à la mère patrie :
- 11 « Tu es la mère gentille des enfants de ce sol, / Ô Brésil, patrie bien-aimée! », in Hymne de l’I (...)
Dos filhos deste solo és mãe gentil,
Pátria amada, Brasil !11
- 12 L’expression apparaît dans d’autres chansons contestataires telles que O bêbado e a equilibrista (...)
23La figure de la « gentille mère », en réalité patrie marâtre qui torture ou qui expulse ses enfants, est d’ailleurs présente dans plusieurs chansons contestataires brésiliennes de l’époque
12. Le
je poétique de
Fado tropical doit d’ailleurs la quitter, rempli de consternation après le coup d’État du premier avril 1964. Là encore, seuls les brésiliens opposés à la dictature civil-militaire en place pouvaient saisir l’allusion au coup d’État, car craignant sans doute le ridicule de voir la date de leur montée au pouvoir associée au jour des menteurs, le gouvernement avait décrété que la « glorieuse révolution » avait eu lieu la veille, c’est-à-dire le 31 mars, date encore inscrite dans la plupart des livres d’Histoire du pays. Par une inversion si prisée par les poètes brésiliens du XVIII
e siècle, on peut également y voir l’évocation d’un « avril premier », celui de la découverte officielle du Brésil par Pedro Álvares Cabral, qui fit dire la première messe sur le sol brésilien afin de célébrer Pâques, sous les yeux étonnés des indigènes.
24Cependant, au moment de partir, l’exilé implore sa mère patrie de ne pas l’oublier, soulevant ainsi tout le questionnement que sous-tend la pièce Calabar : qui sont les véritables patriotes ? Ceux qui défendent un ordre établi depuis la colonisation, ou bien ceux qui luttent pour que le pays accède à une véritable indépendance ?
25Les deux derniers vers empreints de lyrisme, qui, selon l’une des marques de l’œuvre du compositeur, se mêle au ton parodique des vers précédents, nous mène vers une autre piste, toujours en rapport avec les représentations multiples de l’histoire du Brésil. En effet, le je poétique, personnage d’origine portugaise dans la pièce, se perd dans ce nouveau monde, enfer ou paradis tropical qui l’enferme dans la densité de sa jungle, où il cherche à se retrouver en imposant les apparences de la métropole aux réalités toujours fuyantes de la colonie. Il est inévitable de songer ici à l’un des essais les plus lucides sur l’identité nationale, dont l’auteur n’est autre que le père de Chico Buarque, le grand historien Sérgio Buarque de Holanda. En effet, dès les premières lignes de Racines du Brésil, publié en 1936, l’auteur affirme :
- 13 Sérgio Buarque de Holanda, Raízes do Brasil, Rio de Janeiro, José Olympio, 1992, p. 3 – « Trazend (...)
Emportant avec nous des pays lointains nos formes de sociabilité, nos institutions, nos idées, et tenant à les conserver dans un milieu souvent défavorable et hostile, nous sommes aujourd’hui encore des exilés dans nos propres contrées.
13
26Le sentiment d’exil et l’ambiguïté par rapport au sentiment d’appartenance à une terre qui demeure malgré tout étrangère parcourt selon moi toute la pièce Calabar, atteignant son point le plus intense dans la chanson Fado tropical.
27Si les contradictions de l’histoire brésilienne sont absentes de la version française de Fado tropical, nous retrouvons cependant dans la première strophe de Portugal à la fois la muse et le mois d’avril. Mais le jeu d’allusions est à présent tout autre :
Ô muse ma complice,
Petite sœur d’exil,
Tu as les cicatrices
D’un 21 avril.
Mais ne sois pas sévère
Pour ceux qui t’ont déçue
De n’avoir rien pu faire
Ou de n’avoir jamais su.
28Ainsi, la muse marâtre est devenue sœur complice, portant les mêmes marques que les victimes persécutées par la dictature. De plus, celle-ci s’insère dans un contexte historique et géographique beaucoup plus large : le remplacement du premier avril par le 21 (et non par le 25 avril, jour de la Révolution des œillets, comme on aurait pu s’y attendre) est une allusion au coup d’état des Colonels, qui eut lieu en Grèce le 21 avril 1967. La deuxième strophe mentionne l’Espagne, encore sous le joug de Franco, le Chili, alors gouverné par Augusto Pinochet, ainsi que la guerre du Vietnam, qui s’achèvera seulement l’année suivante, en 1975. Mais dès le refrain, la célébration de la victoire contre tous les régimes autoritaires éclate :
À ceux qui ne croient plus
Voir s’accomplir leur idéal
Dis leur qu’un œillet rouge
A fleuri au Portugal
29La dictature brésilienne, en revanche, n’est pas citée – peut-être pour ne pas compromettre l’ami Chico Buarque. Mais en hommage à l’auteur, Georges Moustaki reprend en portugais la première strophe de Fado tropical, avant de clore la chanson sur une prophétie optimiste, qui va d’ailleurs se réaliser :
Et cette fleur nouvelle
Qui fleurit au Portugal
C’est peut-être la fin
D’un empire colonial.
30Pouvons-nous considérer Portugal de Georges Moustaki comme une “traduction” de la chanson créée par Chico Buarque pour la pièce Calabar ? La ligne mélodique du fado a, certes, été préservée, avec peut-être un accent mis sur ses origines orientales à travers l’introduction du violon dans la version française. Les paroles, en revanche, ont été presque entièrement modifiées, en fonction du nouveau contexte dans lequel elles s’insèrent. On peut penser cependant que Georges Moustaki s’est révélé finalement plus fidèle à la chanson d’origine qu’il n’y paraît. Dans la version la plus récente enregistrée par Chico Buarque – celle filmée en 2009 par Carlos Saura dans son film Fados – le compositeur est placé devant un écran sur lequel défilent des images d’archive du 25 avril 1974. Or, les paroles de la chanson originale ne contiennent, et pour cause, aucune allusion à la Révolution des œillets. N’y aurait-il pas, de la part de Chico Buarque, une reconnaissance implicite du sens donné à la chanson par Georges Moustaki, qui, s’il n’est pas fidèle à la lettre, se maintient fidèle à l’esprit de l’œuvre ?
31A contrario, la plupart des nouvelles versions de Fado tropical, reprises ces dernières années aussi bien par des chanteurs brésiliens que par des chanteurs portugais, tout en conservant très exactement les paroles du texte d’origine, paraissent s’appuyer sur un total contresens dans leur interprétation des intentions de l’auteur. Ainsi voit-on une jeune chanteuse portugaise déclarer qu’il s’agit là d’un hymne à la lusophonie et à l’identification culturelle entre le Portugal et son ancienne colonie, interprétation corroborée par la plupart des commentaires postés sur le site youtube… Il est vrai que dans les versions actuelles de Fado tropical, les éléments en rapport avec la pièce Calabar sont systématiquement supprimés.
32Ainsi, la réécriture de Fado tropical par Georges Moustaki pose bien l’une des questions essentielles portées par la traductologie, celle des rapports complexes qui lient le texte original aux textes réélaborés. La « muse complice » de Georges Moustaki, belle infidèle révolutionnaire, paraît alors fort proche, en fait, de celle de Chico Buarque – bien plus que l’image politiquement correcte d’une lusophonie triomphante qui cherche à l’occulter.