Réécriture et chanson
Fado tropical de Chico Buarque et Portugal de Georges Moustaki. De la dictature de Salazar à la Révolution des œillets au Portugal
Adriana Coelho-Florent
p. 171-184
Résumés
En 1974, Georges Moustaki transpose dans sa chanson Portugal l’œuvre du compositeur brésilien Chico Buarque Fado Tropical, enregistrée un an auparavant. En changeant radicalement le sens des paroles de la chanson originale, afin d’exprimer le bouleversement tout aussi radical apporté par la Révolution des œillets, le compositeur français a-t-il trahi l’ensemble de significations porté par Fado tropical ? À travers cet exemple surprenant, nous voyons surgir l’une des questions les plus épineuses de la traductologie, celle de la fidélité.
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Mots-clés :
Buarque (Chico), chanson, Moustaki (Georges), Portugal (titre), Révolution des œillets, traduction, réécriturePalavras chaves :
Buarque (Chico), Fado Tropical (título), Moustaki (Georges), Portugal (título), canção, Revolução dos cravos, reescrita, traduçãoPlan
Texte intégral
1Parue en 1974, la chanson Portugal, de Georges Moustaki, connut un immense succès, à l’instar de son modèle, Fado tropical, chanson créée un an auparavant par le compositeur brésilien Chico Buarque.
2D’une façon générale, la transposition d’une chanson dans une autre langue pose des problèmes aussi complexes que la traduction poétique, avec, de surcroît, des contraintes musicales. Du point de vue musical, il est vrai, l’appropriation de mélodies populaires brésiliennes par des musiciens et chanteurs français remonte, au moins, aux compositions de Darius Milhaud, dont le séjour à Rio de Janeiro est à l’origine du célèbre Bœuf sur le toit, composé en 1920. Par la suite, la grande vogue des danses latino-américaines en Europe se prolonge jusque dans les années cinquante, avec, par exemple, l’inoubliable Si tu vas à Rio de Dario Moreno (1958). Le succès mondial de la Bossa Nova, perçue comme la fusion entre jazz et samba, prolonge l’influence brésilienne sur la production musicale en France lors des deux décennies suivantes.
3C’est à cette époque que Georges Moustaki, auteur-compositeur-interprète français d’origine grecque, né en Egypte, fait ses premiers séjours au Brésil. Convié au Festival international de la chanson populaire de Rio de Janeiro en 1972, il rencontre de grands noms de la MPB (Musique Populaire Brésilienne), tels que Baden Powell, Tom Jobim, Vinícius de Moraes, Caetano Veloso, Maria Bethânia, Gilberto Gil, et enfin, Chico Buarque.
4De nombreux chanteurs français de l’époque adaptent des paroles à des airs brésiliens, parmi les plus connues : Fais comme l’oiseau de Michel Fugain (1972) adapté de Você abusou d’António Carlos e Jocafi ; Qui c’est celui-là ? de Pierre Vassiliu (1973) adapté de Partido Alto de Chico Buarque ; Tu verras de Claude Nougaro (1978) adapté de O que será ? de Chico Buarque. Georges Moustaki demeure toutefois l’un des seuls compositeurs à avoir une connaissance approfondie de la MBP, du point de vue musical, mais aussi du point de vue lyrique, car il se penche aussi sur les paroles dans leur version originale.
5Ainsi, Eaux de mars de 1973, composée à partir de Águas de Março d’Antônio Carlos Jobim, peut être considérée comme une véritable traduction poétique, qui avait eu d’ailleurs son équivalent symétrique dans un de très rares exemples de chanson française traduite en portugais : Meu bom José, créée par Nara Leão à partir de Joseph de Moustaki (1969)1.
6L’exemple que nous allons étudier à présent est une création bien plus complexe, puisque Georges Moustaki opère une transformation radicale du sens de Fado Tropical, tout en demeurant fidèle à l’atmosphère et de la portée symbolique de l’œuvre originale, transcrivant en quelque sorte sur le plan de la chanson le retournement du « vent de l’histoire » qui souffle sur le Portugal en 1974.
Fado tropical de Chico Buarque, ou la remise en question de l’histoire officielle
7Fado tropical est, à l’origine, l’une des chansons faisant partie d’une sorte de comédie musicale intitulée Calabar, ou l’éloge de la trahison, œuvre de Chico Buarque en collaboration avec le cinéaste mozambicain Ruy Guerra. La pièce porte sur un épisode marquant de l’Histoire brésilienne.
8Vers 1624, le métis Domingos Fernandes Calabar s’engage en tant que soldat au service des troupes portugaises qui tentaient de protéger les zones sucrières du Nord-est brésilien contre l’invasion hollandaise2. Sa connaissance du terrain, alliée au soutien d’Henrique Dias, ancien esclave, et de Felipe Camarão, indigène converti par les jésuites, avait permis jusque-là au gouverneur de Pernambuco, Mathias de Albuquerque, de remporter plusieurs victoires. Mais Calabar décide de passer à l’ennemi, ce qui entraîne une nouvelle avance des troupes hollandaises. En 1636, l’arrivée du Prince Maurice de Nassau, envoyé par la Compagnie des Indes Orientales (nommée « CIO » dans la comédie musicale) conforte la présence de la Hollande au Brésil qui se prolonge jusqu’en 1654. Calabar, capturé par Mathias de Albuquerque en 1635, est, quant à lui, condamné à être écartelé, peine qui sera exécutée sans la moindre intervention hollandaise.
9Il s’agit là de l’un des mythes fondateurs de la nation brésilienne, dans le sens où, pour la première fois, les Portugais, représentés par le gouverneur de Pernambuco, les Africains représentés par Henrique Dias et les Indigènes, représentés par Felipe Camarão, s’unissent pour expulser des étrangers du futur territoire brésilien. Dans l’histoire officielle, le métis Calabar devient ainsi le symbole même de la trahison à la patrie. C’est justement ce symbole que Chico Buarque et Ruy Guerra veulent remettre en cause. Pourquoi serait-il plus légitime d’épouser la cause des Portugais plutôt que celle de la Compagnie des Indes ? N’y a-t-il pas une possibilité de renversement de rôles entre traîtres et héros, selon le point de vue depuis lequel on considère l’Histoire ?
10En dépit de son double habillage, historique et musical, la pièce conçue en 1973 ne passe pas inaperçue aux yeux des censeurs au service de la dictature civil-militaire en place depuis le coup d’État d’avril 1964. En effet, outre la remise en cause subversive de l’Histoire officielle du XVIIe siècle, Chico Buarque et Ruy Guerre donnent une vision peu glorieuse de l’Empire lusitain, dont les derniers vestiges subsistent encore en Afrique à travers le prolongement du régime autoritaire instauré par António de Oliveira Salazar depuis 1933. De fait, la mort de celui-ci en 1968 n’avait pas empêché son successeur, Marcelo Caetano, de prolonger la guerre dans les colonies d’Afrique jusqu’en 1974. Or, le gouvernement brésilien, quant à lui, tient à célébrer l’héritage autoritaire légué par le Portugal ainsi que la bonne entente entre les régimes des deux pays.
11L’autorisation de la censure, qui devait être accordée la veille de l’avant-première, est ainsi remise à plus tard, puis définitivement refusée quelques mois après, ce qui a failli causer la ruine de ses producteurs. Cependant, le texte de la comédie musicale, ainsi que le disque contenant les chansons qui l’accompagnent sont autorisés, moyennant quelques coupures. Fado tropical, chanté par le personnage de Mathias de Albuquerque à l’un des moments clés du récit, devient alors la chanson emblématique de l’œuvre interdite. Lors de son enregistrement, Chico Buarque tient ainsi à préserver dans la mesure du possible les traces dramaturgiques de l’œuvre.
12Dans sa première version, Fado tropical est donc composée de trois types de textes qui s’interpénètrent, tous trois ayant pour récitant et protagoniste le personnage de Mathias de Albuquerque : d’abord la tirade adressée à Henrique Dias et à Felipe Camarão pendant que ces derniers mangent les restes du dîner offert au gouverneur, puis le sonnet empreint d’ironie mélancolique où Mathias exprime l’ambiguïté de ses rapports à la violence ; enfin, la chanson proprement dite, composée de trois couplets et d’un refrain3.
Portugal de Georges Moustaki ou la célébration d’une révolution pacifique
13Tournons-nous à présent vers la chanson de Georges Moustaki. Le chanteur français, nous l’avons souligné, est un fin connaisseur de l’œuvre de Chico Buarque. Au moment de composer sa version de Fado tropical, il est donc parfaitement conscient du contexte historique et politique dans lequel elle s’inscrit. Or, il se trouve qu’en avril 1974, dix ans après le coup d’État brésilien, la dictature salazariste est anéantie par la Révolution des œillets. Comment une dictature vieille de quarante ans a-t-elle pu s’effondrer, de façon aussi soudaine que pacifique ?
14À partir de 1961, dans un contexte de décolonisation des pays d’Afrique par les puissances européennes, le Portugal s’enlise dans une guerre meurtrière et sournoise dans toutes ses « provinces ultramarines », dont les plus touchées demeurent l’Angola et le Mozambique. À dix-huit ans, tout citoyen portugais doit accomplir son service militaire en territoire africain pendant deux ans. Pour la jeunesse portugaise, une seule alternative : l’exil ou la guerre. Au bout de plus de dix années de conflits, chaque famille portugaise avait à déplorer au moins un décès, sans compter les mutilations et les traumatismes psychiques.
15Ainsi, lorsque les officiers envoyés au front décident de se révolter, le peuple portugais se trouve dans un état d’exaspération et de désarroi. Le matin du 25 avril 1974, l’armée commandée par les « capitaines d’avril », de retour du front, pénètre dans les rues de Lisbonne, acclamée par une population en liesse, qui leur offre les œillets rouges, destinés à l’origine aux commémorations de la fête de Pâques. La métaphore réalisée de la « fleur au fusil » crée un énorme impact dans l’opinion publique internationale.
16Au Brésil, qui traverse les années les plus sombres de son Histoire, la chanson de Chico Buarque et son refrain prophétique annonçant la transformation du pays en un immense Portugal, revêt un caractère encore plus subversif qu’à sa parution. En accord avec le compositeur brésilien, Georges Moustaki décide alors de reprendre Fado Tropical en inversant le sens donné dans sa première version : la Révolution des œillets mettra effectivement un point final à l’Empire lusitain. Cependant, comme nous le verrons à travers l’analyse détaillée de la première strophe des deux chansons, Portugal conserve des traces de sa version d’origine.
Titre, refrain et ouverture : le jeu de miroirs d’une éternelle colonie
17À l’origine, Fado tropical fut composée de façon à esquiver la censure à travers une sorte d’allégorie parodique des origines du Brésil en tant que nation. Ce jeu d’esquive4 se met en place dès le choix du fado. Forme musicale héritée de la modinha et du lundu, très prisés des deux côtés de l’Atlantique au cours du XIXe siècle, le fado se présente ici sous sa forme classique de Coimbra, toujours chanté par une seule voix masculine accompagnée d’une guitare portugaise5. Par ailleurs, selon les canons traditionnels de la poésie populaire de langue portugaise, Chico Buarque emploie la « redondilha maior » (sept pieds).
18Le choix du terme fado dans le titre renvoie à la place qui lui avait été assignée par la propagande salazariste, qui maintient l’aliénation du peuple portugais par la propagation des trois F : Fado, Fatima et Football6. De plus, le mot fado a conservé en portugais son sens étymologique de fatum, le destin, ce qui annonce d’emblée l’aspect de prophétie parodique de la chanson.
19Qualifié de tropical, le fado créé par Chico Buarque renvoie par ailleurs à l’espace de l’empire portugais qui s’étend aux tropiques. On peut même y voir une allusion à la théorie du « lusotropicalisme » établie par Gilberto Freyre dans les années quarante. Ce concept, largement utilisé par les défenseurs du salazarisme, correspond à l’idée d’un impérialisme « à la portugaise », mis en place par des colonisateurs, préférant séduire les femmes plutôt que massacrer les hommes des populations autochtones7.
20Le refrain renvoie de façon ironique à cette sorte d’utopie, récurrente dans l’histoire du pays, d’une colonie qui peut enfin véritablement fusionner avec la métropole :
Ai, esta terra ainda vai cumprir seu ideal,Ainda vai tornar-se um imenso Portugal !
... um império colonial ! [variante].8
21La première strophe recèle un jeu foisonnant de citations littéraires et politiques, difficilement accessible à un public non averti, ce qui est d’ailleurs caractéristiques des œuvres allégoriques :
Oh musa do meu fado,
Oh minha mãe gentil,
Te deixo consternado
No primeiro abril.
Mas não sê tão ingrata,
Não esquece quem te amou,E em tua densa mata
Se perdeu e se encontrou.9
22La muse inspiratrice du fado évoque de façon assez évidente l’invocation aux muses du Tage, que Luis de Camões fait surgir dès la quatrième strophe du premier chant des Lusiades10. Mais cette muse est aussi une « gentille mère », expression qui pour tous ceux qui connaissent l’hymne national brésilien fait songer à la mère patrie :
Dos filhos deste solo és mãe gentil,
Pátria amada, Brasil !11
23La figure de la « gentille mère », en réalité patrie marâtre qui torture ou qui expulse ses enfants, est d’ailleurs présente dans plusieurs chansons contestataires brésiliennes de l’époque12. Le je poétique de Fado tropical doit d’ailleurs la quitter, rempli de consternation après le coup d’État du premier avril 1964. Là encore, seuls les brésiliens opposés à la dictature civil-militaire en place pouvaient saisir l’allusion au coup d’État, car craignant sans doute le ridicule de voir la date de leur montée au pouvoir associée au jour des menteurs, le gouvernement avait décrété que la « glorieuse révolution » avait eu lieu la veille, c’est-à-dire le 31 mars, date encore inscrite dans la plupart des livres d’Histoire du pays. Par une inversion si prisée par les poètes brésiliens du XVIIIe siècle, on peut également y voir l’évocation d’un « avril premier », celui de la découverte officielle du Brésil par Pedro Álvares Cabral, qui fit dire la première messe sur le sol brésilien afin de célébrer Pâques, sous les yeux étonnés des indigènes.
24Cependant, au moment de partir, l’exilé implore sa mère patrie de ne pas l’oublier, soulevant ainsi tout le questionnement que sous-tend la pièce Calabar : qui sont les véritables patriotes ? Ceux qui défendent un ordre établi depuis la colonisation, ou bien ceux qui luttent pour que le pays accède à une véritable indépendance ?
25Les deux derniers vers empreints de lyrisme, qui, selon l’une des marques de l’œuvre du compositeur, se mêle au ton parodique des vers précédents, nous mène vers une autre piste, toujours en rapport avec les représentations multiples de l’histoire du Brésil. En effet, le je poétique, personnage d’origine portugaise dans la pièce, se perd dans ce nouveau monde, enfer ou paradis tropical qui l’enferme dans la densité de sa jungle, où il cherche à se retrouver en imposant les apparences de la métropole aux réalités toujours fuyantes de la colonie. Il est inévitable de songer ici à l’un des essais les plus lucides sur l’identité nationale, dont l’auteur n’est autre que le père de Chico Buarque, le grand historien Sérgio Buarque de Holanda. En effet, dès les premières lignes de Racines du Brésil, publié en 1936, l’auteur affirme :
Emportant avec nous des pays lointains nos formes de sociabilité, nos institutions, nos idées, et tenant à les conserver dans un milieu souvent défavorable et hostile, nous sommes aujourd’hui encore des exilés dans nos propres contrées.13
26Le sentiment d’exil et l’ambiguïté par rapport au sentiment d’appartenance à une terre qui demeure malgré tout étrangère parcourt selon moi toute la pièce Calabar, atteignant son point le plus intense dans la chanson Fado tropical.
Portugal de Georges Moustaki : la fin d’un empire ?
27Si les contradictions de l’histoire brésilienne sont absentes de la version française de Fado tropical, nous retrouvons cependant dans la première strophe de Portugal à la fois la muse et le mois d’avril. Mais le jeu d’allusions est à présent tout autre :
Ô muse ma complice,
Petite sœur d’exil,
Tu as les cicatrices
D’un 21 avril.
Mais ne sois pas sévère
Pour ceux qui t’ont déçue
De n’avoir rien pu faire
Ou de n’avoir jamais su.
28Ainsi, la muse marâtre est devenue sœur complice, portant les mêmes marques que les victimes persécutées par la dictature. De plus, celle-ci s’insère dans un contexte historique et géographique beaucoup plus large : le remplacement du premier avril par le 21 (et non par le 25 avril, jour de la Révolution des œillets, comme on aurait pu s’y attendre) est une allusion au coup d’état des Colonels, qui eut lieu en Grèce le 21 avril 1967. La deuxième strophe mentionne l’Espagne, encore sous le joug de Franco, le Chili, alors gouverné par Augusto Pinochet, ainsi que la guerre du Vietnam, qui s’achèvera seulement l’année suivante, en 1975. Mais dès le refrain, la célébration de la victoire contre tous les régimes autoritaires éclate :
À ceux qui ne croient plus
Voir s’accomplir leur idéal
Dis leur qu’un œillet rouge
A fleuri au Portugal
29La dictature brésilienne, en revanche, n’est pas citée – peut-être pour ne pas compromettre l’ami Chico Buarque. Mais en hommage à l’auteur, Georges Moustaki reprend en portugais la première strophe de Fado tropical, avant de clore la chanson sur une prophétie optimiste, qui va d’ailleurs se réaliser :
Et cette fleur nouvelle
Qui fleurit au Portugal
C’est peut-être la fin
D’un empire colonial.
Conclusion
30Pouvons-nous considérer Portugal de Georges Moustaki comme une “traduction” de la chanson créée par Chico Buarque pour la pièce Calabar ? La ligne mélodique du fado a, certes, été préservée, avec peut-être un accent mis sur ses origines orientales à travers l’introduction du violon dans la version française. Les paroles, en revanche, ont été presque entièrement modifiées, en fonction du nouveau contexte dans lequel elles s’insèrent. On peut penser cependant que Georges Moustaki s’est révélé finalement plus fidèle à la chanson d’origine qu’il n’y paraît. Dans la version la plus récente enregistrée par Chico Buarque – celle filmée en 2009 par Carlos Saura dans son film Fados – le compositeur est placé devant un écran sur lequel défilent des images d’archive du 25 avril 1974. Or, les paroles de la chanson originale ne contiennent, et pour cause, aucune allusion à la Révolution des œillets. N’y aurait-il pas, de la part de Chico Buarque, une reconnaissance implicite du sens donné à la chanson par Georges Moustaki, qui, s’il n’est pas fidèle à la lettre, se maintient fidèle à l’esprit de l’œuvre ?
31A contrario, la plupart des nouvelles versions de Fado tropical, reprises ces dernières années aussi bien par des chanteurs brésiliens que par des chanteurs portugais, tout en conservant très exactement les paroles du texte d’origine, paraissent s’appuyer sur un total contresens dans leur interprétation des intentions de l’auteur. Ainsi voit-on une jeune chanteuse portugaise déclarer qu’il s’agit là d’un hymne à la lusophonie et à l’identification culturelle entre le Portugal et son ancienne colonie, interprétation corroborée par la plupart des commentaires postés sur le site youtube… Il est vrai que dans les versions actuelles de Fado tropical, les éléments en rapport avec la pièce Calabar sont systématiquement supprimés.
32Ainsi, la réécriture de Fado tropical par Georges Moustaki pose bien l’une des questions essentielles portées par la traductologie, celle des rapports complexes qui lient le texte original aux textes réélaborés. La « muse complice » de Georges Moustaki, belle infidèle révolutionnaire, paraît alors fort proche, en fait, de celle de Chico Buarque – bien plus que l’image politiquement correcte d’une lusophonie triomphante qui cherche à l’occulter.
Annexe
Paroles des chansons
Georges Moustaki, Portugal (1974)
Ô muse ma complice
Petite sœur d’exil
Tu as les cicatrices
D’un 21 avril
Mais ne sois pas sévère
Pour ceux qui t’ont déçue
De n’avoir rien pu faire
Ou de n’avoir jamais su
refrain
À ceux qui ne croient plus voir s’accomplir leur idéal
Dis leur qu’un œillet rouge a fleuri au Portugal
On crucifie l’Espagne
On torture au Chili
La guerre du Viêt-Nam
Continue dans l’oubli
Aux quatre coins du monde
Des frères ennemis
S’expliquent par les bombes
Par la fureur et le bruit.
refrain
Pour tous les camarades
Pourchassés dans les villes
Enfermés dans les stades
Déportés dans les îles
Ô muse ma compagne
Ne vois-tu rien venir
Je vois comme une flamme
Qui éclaire l’avenir
refrain
Débouche une bouteille
Prends ton accordéon
Que de bouche à oreille
S’envole ta chanson
Car enfin le soleil
Réchauffe les pétales
De mille fleurs vermeilles
En avril au Portugal
refrain
Et cette fleur nouvelle qui fleurit au Portugal (bis)
C’est peut-être la fin d’un empire colonial
Ô muse ma complice
Petite sœur d’exil
Tu as les cicatrices
D’un 21 avril
Mais ne sois pas sévère
Pour ceux qui t’ont déçue
De n’avoir rien pu faire
Ou de n’avoir jamais su
refrain
À ceux qui ne croient plus voir s’accomplir leur idéal
Dis leur qu’un œillet rouge a fleuri au Portugal
On crucifie l’Espagne
On torture au Chili
La guerre du Viêt-Nam
Continue dans l’oubli
Aux quatre coins du monde
Des frères ennemis
S’expliquent par les bombes
Par la fureur et le bruit.
refrain
Pour tous les camarades
Pourchassés dans les villes
Enfermés dans les stades
Déportés dans les îles
Ô muse ma compagne
Ne vois-tu rien venir
Je vois comme une flamme
Qui éclaire l’avenir
refrain
Débouche une bouteille
Prends ton accordéon
Que de bouche à oreille
S’envole ta chanson
Car enfin le soleil
Réchauffe les pétales
De mille fleurs vermeilles
En avril au Portugal
refrain
Et cette fleur nouvelle qui fleurit au Portugal (bis)
C’est peut-être la fin d’un empire colonial
Chico Buarque / Ruy Guerra, Fado tropical (1972-1973)
Oh, musa do meu fado,
Oh minha mãe gentil,
Te deixo consternado
No primeiro abril.
Mas não sê tão ingrata,
Não esquece quem te amou,
E em tua densa mata
Se perdeu e se encontrou.
refrão
Ai, esta terra ainda vai cumprir seu ideal,
Ainda vai tornar-se um imenso Portugal !
Com avencas na caatinga,
Alecrins no canavial,
Licores na moringa,
Um vinho tropical.
E a linda mulata,
Com rendas do Alentejo,
De quem, numa bravata,
Arrebato um beijo !
refrão
Guitarras e sanfonas
Jardins, coqueiros, fontes,
Sardinhas, mandiocas,
Num suave azulejo !
E o rio Amazonas
Que corre Trás-os-montes,
E numa pororoca,
Deságua no Tejo !
refrão
Ai, esta terra ainda vai cumprir seu ideal,
Ainda vai tornar-se um império colonial !
Oh, musa do meu fado,
Oh minha mãe gentil,
Te deixo consternado
No primeiro abril.
Mas não sê tão ingrata,
Não esquece quem te amou,
E em tua densa mata
Se perdeu e se encontrou.
refrão
Ai, esta terra ainda vai cumprir seu ideal,
Ainda vai tornar-se um imenso Portugal !
Com avencas na caatinga,
Alecrins no canavial,
Licores na moringa,
Um vinho tropical.
E a linda mulata,
Com rendas do Alentejo,
De quem, numa bravata,
Arrebato um beijo !
refrão
Guitarras e sanfonas
Jardins, coqueiros, fontes,
Sardinhas, mandiocas,
Num suave azulejo !
E o rio Amazonas
Que corre Trás-os-montes,
E numa pororoca,
Deságua no Tejo !
refrão
Ai, esta terra ainda vai cumprir seu ideal,
Ainda vai tornar-se um império colonial !
Fado tropical
Traduction littérale
Ô, muse de mon fado,
Ô, ma gentille mère,
Je te quitte consterné
En ce premier avril.
Mais ne sois pas si ingrate,
N’oublie pas celui qui t’a tant aimé,
Et qui dans la densité de tes forêts
S’est perdu et s’est retrouvé.
refrain
Ah, cette contrée peut encore atteindre son idéal,
Elle peut devenir un jour un immense Portugal !
Des fougères dans sa savane14,
Du thym dans ses plantations de canne,
Des liqueurs dans ses calebasses,
Un sorte de vin tropical.
Et la belle mulâtresse,
Ornée de dentelles de l’Alentejo,
À qui, par bravade,
J’arrache un baiser !
refrain
Des guitares et des accordéons,
Des jardins, des cocotiers, des fontaines,
Des sardines, du manioc
Sur un fond d’azulejos !
Et le fleuve Amazone
Qui coule à Trás-os-montes,
Et qui dans un mascaret15,
Vient se déverser dans le Tage !
refrain
Ah, cette contrée peut encore atteindre son idéal,
Elle peut devenir un jour un empire colonial !
Traduction littérale
Ô, muse de mon fado,
Ô, ma gentille mère,
Je te quitte consterné
En ce premier avril.
Mais ne sois pas si ingrate,
N’oublie pas celui qui t’a tant aimé,
Et qui dans la densité de tes forêts
S’est perdu et s’est retrouvé.
refrain
Ah, cette contrée peut encore atteindre son idéal,
Elle peut devenir un jour un immense Portugal !
Des fougères dans sa savane14,
Du thym dans ses plantations de canne,
Des liqueurs dans ses calebasses,
Un sorte de vin tropical.
Et la belle mulâtresse,
Ornée de dentelles de l’Alentejo,
À qui, par bravade,
J’arrache un baiser !
refrain
Des guitares et des accordéons,
Des jardins, des cocotiers, des fontaines,
Des sardines, du manioc
Sur un fond d’azulejos !
Et le fleuve Amazone
Qui coule à Trás-os-montes,
Et qui dans un mascaret15,
Vient se déverser dans le Tage !
refrain
Ah, cette contrée peut encore atteindre son idéal,
Elle peut devenir un jour un empire colonial !
Notes
1 Beaucoup plus récemment, on peut signaler les traductions de la chanteuse franco-brésilienne Bïa qui, par exemple, dans son album Cœur vagabond (2006) traduit en portugais Brassens, Salvador, Gainsbourg, Souchon, aussi bien qu’elle traduit en français Jobim.
2 À partir de 1624, les Hollandais cherchent en effet à occuper les régions sucrières au nord du Brésil.
3 Voir en annexe les paroles de la version originale et leur traduction littérale.
4 Chico Buarque, dans une métaphore inspirée de son sport préféré, raconte dans une interview ses nombreuses stratégies pour de « dribler la censure » (voir Adélia Bezerra de Meneses, Desenho mágico, Poesia e Politica em Chico Buarque, São Paulo, Hucitec, 1982, p. 38).
5 La guitare portugaise à douze cordes (six cordes doubles) est nettement plus petite que la guitare classique, son corps plus arrondi, ou en “forme de poire”, et elle s’accorde différemment ; elle est probablement issue du cistre, en vogue à la Cour portugaise à la Renaissance.
6 À l’instar de Lourdes, en France, la ville de Fatima devint un grand lieu de pèlerinage suite à l’apparition de la Vierge à trois bergers en 1917.
7 Armelle Enders écrit à propos du “lusotropicalisme” : « Le fait que la formule à succès du “lusotropicalisme” soit due à la verve inventive de Gilberto Freyre (1900-1987) – l’intellectuel brésilien le plus célèbre à l’étranger mais l’un des plus critiqué chez lui – est une source d’infinis malentendus et de contresens à répétition. Cette formule ne naît d’ailleurs pas au Brésil, mais sur les terres portugaises du troisième empire où elle devient propagande. […] Ce qu’ont retenu les Portugais du “lusotropicalisme” c’est que leur action colonisatrice se distinguait de celle des autres puissances parce qu’elle était conviviale et métissée. » (Armelle Enders, Le lusotropicalisme, théorie d’exportation. Gilberto Freyre en son pays, in « Lusotopie », Paris, Karthala, 1997, p. 201).
8 « Ah, ce pays accomplira bien un jour son idéal ! / Il deviendra un jour un immense Portugal !...un empire colonial ! » [variante]. C’est nous qui traduisons. Remarquons la présence de l’interjection Ai au début du refrain, assez typique non seulement du fado, mais de la plupart des formes musicales héritées de la culture arabo-andalouse du sud de la péninsule ibérique.
9 « Ô muse de mon fado, / Ô ma gentille mère, / Je te quitte, consterné / Au premier avril. / Mais ne te montre pas aussi ingrate / N’oublie pas celui qui t’aima un jour / Et qui dans la densité de tes forêts / Se perdit pour se retrouver ».
10 « E vós Tágeides minhas […] », in Luís de Camões, Os Lusíadas, Porto, Porto editora, 1985, p. 72. On peut également songer à Fábula do Ribeirão do Carmo, poème bien connu de Cláudio Manuel da Costa (1729-1789), chantre du premier mouvement d’indépendance de l’histoire du Brésil, où il invoque à la fois les muses du Mondego, fleuve de Coimbra, et du Ribeirão do Carmo, rivière du Minas Gerais où il a vu le jour. Cette allusion est d’autant plus probable que le poème récité entre les strophes de la chanson s’inspire très nettement de l’œuvre de cet auteur.
11 « Tu es la mère gentille des enfants de ce sol, / Ô Brésil, patrie bien-aimée! », in Hymne de l’Ipiranga, paroles de Joaquim Osório Duque-Estrada (1870-1927) et musique de Francisco Manuel da Silva (1795-1865).
12 L’expression apparaît dans d’autres chansons contestataires telles que O bêbado e a equilibrista de João Bosco et Aldemir Blanc, de 1979, ou bien Sanatório geral, composée en 1984 par Francis Hime et Chico Buarque.
13 Sérgio Buarque de Holanda, Raízes do Brasil, Rio de Janeiro, José Olympio, 1992, p. 3 – « Trazendo de países distantes nossas formas de convívio, nossas instituições, nossas idéias, e timbrando em manter tudo isso em ambiente muitas vezes desfavorável e hostil, somos ainda hoje uns desterrados em nossa terra ».
14 Caatinga : savane épineuse typique du Nord-est brésilien.
15 Pororoca : terme d’origine indigène qui signifie « le grand tremblement » et désigne le mascaret produit par la rencontre entre l’Amazone et l’Océan Atlantique.
Pour citer cet article
Référence papier
Adriana Coelho-Florent, « Fado tropical de Chico Buarque et Portugal de Georges Moustaki. De la dictature de Salazar à la Révolution des œillets au Portugal », Cahiers d’études romanes, 24 | 2011, 171-184.
Référence électronique
Adriana Coelho-Florent, « Fado tropical de Chico Buarque et Portugal de Georges Moustaki. De la dictature de Salazar à la Révolution des œillets au Portugal », Cahiers d’études romanes [En ligne], 24 | 2011, mis en ligne le 22 janvier 2013, consulté le 25 avril 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesromanes/1348 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesromanes.1348
Auteur
Adriana Coelho-Florent
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