Connue sous le nom de Concertation des partis pour la démocratie, la coalition au pouvoir depuis mars 1990 était née à l’occasion du référendum d’octobre 1988 sur la prorogation des pouvoirs de Pinochet et avait regroupé l’ensemble des partisans du « non ».
Dans les mois qui avaient suivi, elle avait été le principal interlocuteur civil dans les négociations qui conduisirent à l’organisation de l’élection présidentielle de décembre 1989 et à une transition négociée avec la caste militaire.
L’accord passé entre les forces armées et la Concertation reposait sur l’affirmation de l’unité de la nation et entendait préserver la paix sociale et la cohésion de la communauté politique en tournant le dos au passé. Jusqu’à l’arrestation de Pinochet à Londres en 1998, les éminences grises de la dictature tout comme ses bourreaux jouirent donc d’une paix royale – ou presque – et continuèrent à occuper des positions de pouvoir.
Si le nouveau régime se montra incapable de jouer son rôle judiciaire de tiers impartial face aux nombreuses plaintes déposées contre des responsables de violation des droits de l’homme, du moins assura-t-il ainsi sa propre conservation.
L’écrivain Luis Sepulveda résumait ainsi la nouvelle donne politique des années 1990 : « Quand la démocratie a ouvert ses cuisses au Chili, elle a d’abord annoncé le prix et que la monnaie dans laquelle elle se fait payer s’appelle l’oubli. »
Reposant principalement sur le Parti socialiste et le Parti démocrate-chrétien, la Concertation n’en était pas moins une alliance de circonstance entre des forces politiques ayant un passé conflictuel et peu de projets communs.
Au pouvoir entre 1990 et 2000 avec Patricio Aylwin puis Eduardo Frei, les démocrates-chrétiens ne remirent pas en cause la gestion néolibérale de l’économie chilienne et mécontentèrent nombre de leurs alliés en laissant se creuser les inégalités.
Avec Ricardo Lagos puis Michelle Bachelet entre 2000 et 2010, la nébuleuse socialiste tenta timidement de restaurer un État social et se coupa d’une partie de la base démocrate-chrétienne, par exemple en promouvant des lois modernisatrices telles que celle sur le divorce en 2004. De l’ensemble de ces tensions, l’affaire Pinochet fut un remarquable observatoire jusqu’à la mort de l’ancien dictateur en décembre 2006.
Il ne faut donc pas s’étonner qu’Eduardo Frei n’ait pas su capitaliser la formidable popularité avec laquelle Michelle Bachelet termine son mandat.
Il ne faut donc pas s’étonner qu’Eduardo Frei n’ait pas su capitaliser la formidable popularité avec laquelle Michelle Bachelet termine son mandat.
Si l’impunité des tortionnaires demeure une règle inchangée, le spectre d’un retour des militaires aux affaires a fait long feu et ne rend plus nécessaire l’alliance contre nature que représentait la Concertation.
Un électeur socialiste n’a plus guère de raison de donner sa voix à un candidat démocrate-chrétien incarnant une tradition intellectuelle, une vision de la société et des pratiques politiques radicalement différentes des siennes. En ce sens, la victoire de Sebastian Piñera est une bonne nouvelle pour la démocratie chilienne : elle devrait permettre la mise à mort prochaine de la Concertation et la redéfinition d’un projet socialiste sui generis, susceptible de contrecarrer rapidement les projets de la droite libérale qui triomphe aujourd’hui.
Dans ce nouveau cadre, la démocratie chrétienne serait irrémédiablement condamnée et absorbée par la droite avec laquelle elle partage actuellement – en dépit des joutes de la dernière campagne – de nombreuses valeurs. D’ici aux prochaines élections présidentielles de 2013, il reste seulement à savoir quels seront les effets sociaux d’un scrutin qui donne à l’homme le plus riche du pays les clés du palais de la Moneda.
Considéré comme un modèle de réussite économique en Amérique latine, le Chili a en effet l’un des indices de Gini les plus élevés de la région (54,9 en 2009) et il est peu probable que cette très inégale répartition des richesses soit combattue structurellement par un président qui voit dans « la faiblesse de la famille » l’une des causes profondes de la pauvreté. Pourtant, la démocratie passe aussi par là.
* Dernier ouvrage paru (en codirection avec S. Baby et E. Gonzalez Calleja) : Violenciay transiciones políticas a finales del siglo XX. Europa del Sur-América latina. Casa de Velázquez, Madrid, 2009.