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lundi 4 novembre 2019

LE CHILI, UNE OASIS OÙ L’ON MEURT DE SOIF


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Manifestation à Santiago du Chili, le 3 novembre 2019
L’annonce d’une énième hausse du prix du métro a galvanisé le peuple chilien, jetant dans la rue des centaines de milliers de personnes en colère. Un journaliste de Valparaíso, dès les premiers jours de la révolte, témoignait de ce ras-le-bol général.
Courrier international

« Il y a deux pains. Vous en mangez deux. Je n’en mange aucun. Consommation moyenne : un pain par personne ». Nicanor Parra
 UN MANIFESTANT À SANTIAGO 
DU CHILI LE 3 NOVEMBRE 2019.
 PHOTO / REUTERS / HENRY ROMERO
Très tôt dans la matinée, j’essaie de marcher dans le centre de Valparaíso [sur la côte du Pacifique], la ville qui m’a vu naître et où j’ai grandi. J’ai la gorge sèche, le nez qui pique, mes larmes ne se décident pas à couler. Tout devient difficile, surtout respirer : ce sont les gaz lacrymogènes, partout répandus tel un amer reproche, ce sont les carabiniers et les militaires à l’odeur de poudre tenace.

Sauter les tourniquets

Les rues sont jonchées de décombres, et l’on voit se multiplier les files de gens qui cherchent à acheter des produits alimentaires, dans un calme tendu qui rappelle les pires années de la dernière dictature [1973-1990].

Rien de tout cela n’est arrivé par hasard, et ce n’est pas si difficile à comprendre : revenons quelques jours en arrière.

Nous sommes vendredi, et de nombreux habitants de la capitale ont répondu à un appel diffusé sur les réseaux sociaux : “Ne paie plus le métro”, dont le tarif a augmenté de 30 pesos (0,037 euro). Cela paraît insignifiant, mais ça ne l’est pas.

Avec l’augmentation, on est passé à 830 pesos (1,04 euro). Le métro de Santiago devient ainsi le plus cher de toute l’Amérique latine. On en était déjà à deux révisions de tarif cette année, cette dernière a été l’augmentation de trop.

La population en a eu assez et s’est mise à resquiller. Les étudiants ont ouvert la voie, ils ont décidé de sauter les tourniquets, et tout le monde a suivi.

L’état d’urgence, une première depuis la dictature
Le gouvernement réagit comme il sait le mieux le faire, en envoyant les forces spéciales des carabiniers. On commence à manifester dans diverses stations de métro, en scandant des slogans et en tapant sur des casseroles, et les premières barricades s’embrasent.

Après s’être servi une pizza dans le Barrio Alto [les quartiers aisés, ou “Sector Oriente”], le président, Sebastián Piñera, se rend au siège du gouvernement et déclare l’état d’urgence, puis lance les militaires dans la rue. Une première au Chili depuis la fin de la dictature, il y a 19 ans.

Les manifestations gagnent alors le reste du pays : Concepción, Valparaíso, La Serena, Valdivia, les capitales régionales les plus importantes. On ne proteste plus seulement contre les 30 pesos du métro, on se soulève contre les trente ans d’incubation du néolibéralisme le plus féroce.

Le modèle semble à bout de souffle. Même s’il est parvenu à réduire la pauvreté pendant les années 1990, il commençait à se fissurer : la révolte étudiante de 2006 [appelé au Chili “révolution des pingouins”, par allusion à l’uniforme des étudiants], les mobilisations universitaires de 2012, le mouvement No Más AFP [“Non aux fonds de pension”], etc.

La cocotte-minute qu’était devenu le Chili a fini par sauter.

Un mal-être largement partagé


La hausse du prix du métro de Santiago a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. La colère s’accumulait depuis trop longtemps : des retraites de misère, l’envolée des tarifs de l’électricité, des listes d’attente interminables dans les hôpitaux, l’endettement des étudiants, la corruption généralisée de la classe politique, de la sphère économique et de l’armée, les ententes sur les prix entre grandes entreprises, les déclarations insensibles et ridicules des autorités (comme le fait que le Chili serait une oasis au milieu d’une Amérique latine en proie aux convulsions), les déprédations de l’environnement, la rareté de l’eau aggravée par sa privatisation, et j’en passe.

Pour toute réponse, le gouvernement instaure le couvre-feu à Santiago et dans plusieurs autres villes.

Le mal-être se multiplie et se nuance. Les citoyens lambda descendent dans la rue pour exprimer leur mécontentement, en criant et en faisant sonner leurs casseroles. Ils défient l’état d’urgence et la présence menaçante des militaires et de leurs armes de guerre.

Une paix si artificielle

Des groupes d’extrême gauche profitent de l’agitation pour appeler à une révolution anachronique, ils taguent des mots d’ordre sur les murs et mettent le feu à quelques bâtiments, espérant que le peuple va vouloir lui aussi “tout brûler”.

Les plus déshérités ne manquent pas à l’appel, qui ont trouvé l’occasion idéale pour mettre la main sur des produits – baskets, téléviseurs… – qu’ils auraient du mal à obtenir autrement, ce qui leur permet de participer à la débauche de consommation obscène et effrénée dans laquelle le Chili se vautre depuis des décennies.

Maintenant, la nuit tombe sur Valparaíso et l’on perçoit le doux halètement de l’océan Pacifique. Quelle paix ! Et quel contraste avec le gâchis qui règne sur la terre ferme, entre la mer et la cordillère, entre le désert et la Patagonie profonde : des morts, des blessés, des manifestants placés en détention, un gouvernement insensible et inepte, des destructions, une militarisation pour “maintenir la paix”…

La paix, cet euphémisme si galvaudé par ceux qui se croient les maîtres de ce pays. On aperçoit vers les collines de ce vieux port la fumée d’un bâtiment en ruine, celle d’un feu allumé par des manifestants, et le bruit des sirènes de la police se confond avec celui des casseroles, qui nous disent que plus rien ne sera jamais plus comme avant.

L’oasis chilienne n’était qu’un mirage. Et nous mourions tous de soif, desséchés par les inégalités.

Javier Donoso Bravo