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mercredi 7 mai 2008

DANS LES PAS DES INSURGÉS

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EL DOS DE MAYO DE 1808 EN MADRID, (« LE DEUX MAI 1808 À MADRID »), DE FRANCISCO GOYA 1814. HUILE SUR TOILE 266 × 345 CM. MUSÉE DU PRADO



Palais royal

C’est ici que tout débute. La foule se met à affluer devant le palais royal pour manifester son rejet de ce qui est en train de se passer. Imaginez la scène. C’est le petit matin, juste avant l’aube. Il a plu toute la nuit sur Madrid. Il fait froid. Les gens se regroupent spontanément jusqu’à devenir une véritable multitude. Le bruit court que les princes vont être emmenés en France. Les gens voient comment les soldats français font sortir du palais la reine d’Etrurie (la fille du roi Charles IV). Personne ou presque ne s’en émeut. Mais il y a une autre voiture, et les gens en déduisent que ce doit être pour l’infant François de Paule. C’est à ce moment-là que cela bascule. Les gens étaient venus en badauds. Ils n’avaient pas l’intention de se soulever. Ils sont en rogne, ça oui, mais c’est d’abord la curiosité qui les a poussés à venir. Les Français sont en Espagne et les gens, ça les agace. Le gouvernement est du côté des Français, du genre je reste passif. Alors, personne ne veut se mouiller. Le jour se lève sur la foule massée dans la rue. Certains sont arrivés la veille. Ils sont venus pour faire du chahut. C’est tout. Ils veulent juste faire du bruit. Les Français sont maladroits. Ils agissent avec une maladresse qui finira par causer leur perte en ce 2 mai. C’est leur arrogance qui les perd. Ils sont habitués à gagner, à ne guère rencontrer de résistance. Chez eux, l’Espagne a mauvaise presse. Des analphabètes menés par des curés. Un gouvernement corrompu. Une administration corrompue. Les gens continuent à affluer pour voir ce qui se passe. Et le facteur sentimental commence à jouer : le gosse ne veut pas partir – la preuve, il pleure. Les esprits s’échauffent. Le ton monte. L’infant apparaît à un balcon, ce qui accroît l’agitation sur la place. Au désir d’empêcher son départ s’ajoute celui de venger les morts et de se débarrasser des Français. La lutte gagne toute la ville et dure des heures. Et puis tout part en vrille. Les gens s’énervent. Les affrontements commencent autour du palais royal. Il y a de nombreuxmorts. La foule grossit. Le général français Murat est dans sa résidence, dans le palais du marquis de Grimaldi. Il peut suivre les événements depuis sa fenêtre. Il a des troupes postées tout près. Le bruit court que les Français font couler le sang dans tout Madrid. Le serrurier Molina [l’un des insurgés les plus célèbres de ce 2 mai] tue un soldat de l’Empire à coups de gourdin. D’autres se servent de haches, de houes, de burins, de tout ce qui leur tombe sous la main. L’insurrection s’étend de la Plaza de Oriente à toutes les rues adjacentes. La populace en profite pour se venger de tous les Français logeant dans des pensions ou chez des Espagnols. Aujourd’hui, plus rien n’est pareil sauf le décor, resté pratiquement identique. C’est ici que tout a débuté. Ici qu’on peut parler de la grandeur du soulèvement. De l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Si les Français n’avaient pas été aussi maladroits, les choses en seraient certainement restées à une petite révolte. Mais les gens étaient chauds. Et l’ineptie française a fait le reste.

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JOACHIM MURAT PAR ANNE-LOUIS GIRODET DE ROUCY-TRIOSON

 
Puerta de Toledo

“Il faut arrêter ça !” se dit Murat. Il n’a pas
JOACHIM MURAT
d’unités 
antiémeutes ni de police, mais des soldats. Et pas n’importe lesquels. Les soldats les plus redoutables du monde. Des jeunes, mais qui ont participé à une campagne napoléonienne ou à une autre. Des gens durs, implacables. Madrid est comme une roue avec des rayons dont le centre est la Puerta del Sol. La cavalerie est cantonnée dans le parc du Retiro et à Carabanchel [au sud]. L’idée est de couper les rayons et d’empêcher l’émeute de se propager. Murat envoie des émissaires dire à ses troupes d’avancer jusqu’au centre. La cavalerie et les cuirassiers arrivent de Carabanchel, et les mamelouks de Fuencarral [au nord], de la route du Pardo [au nord-ouest] et de la Casa de Campo [à l’ouest]. Mais les Espagnols s’en rendent compte et décident de leur barrer la route. Lorsque les cuirassiers arrivent à la Puerta de Toledo, ils tombent sur les Madrilènes les plus durs. Les artisans du Rastro, de La Paloma, de Lavapiés. Les quartiers les plus populaires. Aujourd’hui, ce sont les immigrés qui y vivent. C’est là que se produit le deuxième affrontement. A l’époque, la Puerta de Toledo était moins belle, plus simple. Les cuirassiers montent par là, par le sud. Eux non plus ne sont pas des enfants de chœur, plutôt de vraies brutes. Imaginez la scène. Imaginez ces gars qui savent ce que c’est que la guerre et qui sont accueillis avec des barricades, par des femmes, des hommes et des enfants qui luttent avec des ciseaux, des bâtons, des couteaux et tout ce qu’ils ont pu trouver. C’est une lutte à mort, bien sûr. Les Madrilènes leur tombent dessus. Des femmes, des poissonnières, des putes, des maquereaux, des mendiants, certains armés d’escopettes, d’autres de maillets. Grâce à l’effet de surprise, ils arrêtent la première vague de soldats.

Mais pas la deuxième. Les cuirassiers enfoncent leurs rangs. Les gens remontent les rues en courant, les chevaux à leurs trousses. Il y a des morts. Dès lors, à l’instinct patriotique s’ajoute celui de vengeance. “Ils ont tué les nôtres ! Ils vont le payer !” On se bat autour de la Plaza de la Cebada, autour l’église des jésuites, jusqu’à la Plaza Mayor et ses alentours.

Puerta del Sol

Les mamelouks apparaissent. Ils descendent par la Carrera de San Jerónimo et par la rue Alcalá. Quand ils arrivent à la Puerta del Sol, on ne sait combien de gens les y attendent. Mille ou deux mille. Une chose est sûre, tous ces gens sont plus que déterminés à les arrêter. D’autant plus que ce sont des Arabes. Pas besoin d’en dire davantage. On se passe le mot : “Ce sont des salauds d’Arabes !” Clac, clac, clac : les crans d’arrêt s’ouvrent, et c’est la curée. Les Espagnols se réfugient dans l’église du Buen Suceso, à l’angle d’Alcalá, qui n’existe plus aujourd’hui. Ce qui se passe à ce moment-là est une sorte de guérilla urbaine qui “s’amuse” avec les troupes françaises. Les Madrilènes savent que l’infanterie gabacha [terme péjoratif pour désigner les Français] est en train de monter par la Casa de Campo, alors l’émeute enfle. Des combats éclatent dans tout le centre. Le bâtiment de la poste tient bon. Il est toujours là, avec une plaque commémorative sur la porte [c’est aujourd’hui le siège de l’exécutif régional]. Nous avons un tableau fidèle de ce qui s’est passé ici grâce à Goya [et son célèbre Dos de Mayo, connu aussi sous le nom de La Charge des mamelouks]. Il n’avait aucune sympathie pour les gens du peuple. Il a dépeint les deux camps aussi sauvages l’un que l’autre. Il raconte, mais sans prendre parti. C’est pour cela qu’au départ ses tableaux sur le sujet n’ont pas pl
u.

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EL TRES DE MAYO DE 1808 EN MADRID, (« LE TROIS MAI 1808 À MADRID ») : LES EXÉCUTIONS À LA MONTAGNE DU PRINCE PÍO, DE FRANCISCO GOYA 1814. HUILE SUR TOILE 266 × 345 CM. MUSÉE DU PRADO


Plaza del Dos de Mayo

Le bruit commence à courir qu’on distribue des armes au parc d’artillerie de Monteleón. Plusieurs groupes viennent en chercher. S’y trouvent deux capitaines qui avaient ourdi une conspiration et qui profitent de l’occasion : Daoiz, un gars paisible surnommé El Abuelo [le Grand-Père], et Velarde, un type nettement plus exalté. Ils décident de se ranger du côté du peuple, de désobéir aux ordres, d’ouvrir les portes de la caserne et de donner des armes aux Madrilènes. Le paradoxe, c’est que la caserne est impossible à défendre. Elle n’est protégée que par un mur. Daoiz et Velarde agissent en pensant que les autres régiments vont aussi se soulever. Mais ils se retrouvent seuls, abandonnés à leur sort. Ils sont douze artilleurs et trente militaires espagnols. Soit quarante soldats, plus les deux capitaines. Et le lieutenant Ruiz. Finalement, ils seront une soixantaine de militaires et deux cents civils. Dont beaucoup de femmes, d’ailleurs. Etonnamment, ils tiennent bon. Les rues étaient étroites. Beaucoup plus qu’aujourd’hui. Ils organisent la défense et tiennent plusieurs heures. Ils font même des prisonniers. Une défense en règle. Comme dans les films. Comme à Fort Alamo. Velarde meurt. Suivi de Daoiz. Lorsque la caserne de Monteleón tombe, les Français ont déjà repris la ville.

Plaza de España

Dans le bâtiment de la poste de la Puerta del Sol siège une commission militaire qui con­damne à mort tous les insurgés qu’on lui présente. Une quarantaine de personnes sont exécutées l’après-midi même, et une quarantaine d’autres dans la nuit. Dans l’église du Buen Suceso, on en fusille directement une douzaine. Les autres sont conduits sur le Paseo del Prado. A la tombée de la nuit, quarante-quatre autres insurgés sont conduits sur la montagne du Príncipe Pío, à l’emplacement actuel de la Plaza de España. On les fusille, mais l’un d’eux parvient à s’enfuir. Il s’appelle Juan Suárez. Les militaires fusillent surtout les petites gens. Des menuisiers, des maçons, des mendiants… C’est ici, à quelques pas de l’endroit où se trouve aujourd’hui la statue de don Quichotte et Sancho Panza, qu’est mis un terme à ce que j’appellerai une “Intifada”. Car ce fut une Intifada avec des couteaux. Un peuple désarmé écrase une armée. C’est quelque chose que les Français n’ont pas digéré. Ils parlent de la cruauté de ces Espagnols. C’est comme ça. C’est une guerre. Je te tue avec mes ongles et mes dents et des tessons de bouteille. C’est vrai pour les deux camps. Les Français, c’est leur arrogance qui a les perdus. Le fait d’être les maîtres de l’Europe. Imaginez le tavernier madrilène qui les regarde sans dire un mot mais qui pense : “Fils de pute, salauds”, tout en leur servant à boire. C’est ainsi que cela s’est passé. Ce ne fut pas un jour de gloire ou de patriotisme. Ce fut un jour de colère [c’est le titre du roman qu’Arturo Pérez Reverte consacre au 2 mai 1808]. La guerre peut prêter à controverse. Pas le Dos de Mayo. Le 2 mai 1808 se résume à 4 000 tués à Madrid qui vécurent leur jour de colère.

Qui, mus par un sens de la patrie et de la liberté mal compris, à cause de l’inculture et de l’ignorance, descendent se battre dans la rue. Et le plus étrange, dans tout ça, c’est que cette révolte devient une geste admirable. C’est terrible, parce qu’on se rend compte que ce n’est pas leur cœur qui les pousse, mais leurs couilles.

Le véritable ennemi, ce n’étaient pas les Français, mais ceux que ces pauvres diables défendaient. Quand on analyse le Dos de Mayo et la guerre qui a suivi, on se rend compte que c’est l’inculture qui prédomine. Les gens cultivés ne descendent pas se battre dans la rue. Ils préfèrent rester chez eux et attendre de voir ce qui se passe. Ils descendront dans la rue plus tard. C’est un élément très important. L’étincelle est allumée par les gens incultes, les ignares, les fauves. Des fanatiques du roi et de la religion. Le bas peuple inculte. Très peu de gens éclairés se rangent ce jour-là du côté de ceux qui combattent contre les Français. Ce n’est que lorsque le processus déclenche la guerre que les gens d’honneur envisagent de prendre parti. C’est la tragédie de l’intelligence. Les incultes doivent se battre pour les instruits qui veulent la modernité. Et puis il y a la peur. La nation entière s’est soulevée, certes, mais beaucoup de guérilleros n’étaient que de pauvres paysans transformés en salopards cruels et en assassins sanguinaires. Sous prétexte de patriotisme, la guérilla pillait et tuait. C’est malheureux que le pays tout entier ait dû choisir. Il le fit. Et c’est cela qui nous a fermé les portes, qui nous a condamnés à deux cents ans d’obscurantisme. La voilà, la tragédie de l’Espagne.

Une guerre de six ans contre l’occupant français

Les Espagnols célèbrent cette année le bicentenaire du conflit qui opposa de 1808 à 1814 leur pays aux troupes napoléoniennes. Appelé guerre de l’indépendance en Espagne, campagne d’Espagne en France et guerre péninsulaire au Royaume-Uni et au Portugal, “cet épisode est, avec la guerre civile de 1936-1939, celui qui a le plus marqué l’histoire de l’Espagne contemporaine”, note l’historien Manuel Montero dans le supplément spécial que le quotidien El Correo consacre à l’événement. Mais que fut au juste cette guerre où périrent 250 000 Espagnols, 200 000 Français et 50 000 Britanniques ? L’historien Miguel Artola, grand spécialiste de la période, en résume la teneur, toujours dans El Correo. “Ce fut l’occupation de l’Espagne par l’armée napoléonienne, qui avait franchi les Pyrénées en tant qu’alliée des Espagnols pour envahir ensemble le Portugal [partenaire de la Grande-Bretagne, la grande ennemie de Napoléon]. Mais, l’Espagne traversant une crise dynastique en raison de l’affrontement entre le roi Charles IV, son fils Ferdinand VII et le favori du roi, Godoy, Napoléon y voit l’occasion d’ajouter un nouveau territoire à son empire et songe à son frère Joseph pour occuper le trône espagnol. Les troupes françaises, qui n’étaient que de passage en direction du Portugal, s’emparent alors des villes et des centres de pouvoir.” Mais le peuple ne l’entend pas de cette oreille et “va se mobiliser contre l’envahisseur”, poursuit Miguel Artola. Des soulèvements populaires ont lieu d’abord à Madrid, le 2 mai 1808, puis la résistance gagne tout le pays. Napoléon parvient à installer son frère Joseph sur le trône, mais, harcelées par des groupes de guérilla, les troupes de l’empereur n’arriveront jamais à avoir clairement le dessus. Le conflit s’achèvera en 1814 par la défaite de Napoléon et le retour du roi Ferdinand VII, retenu prisonnier en France pendant six ans. “L’invasion française de 1808 et la réponse espagnole ont radicalement transformé l’histoire de l’Espagne en interrompant brutalement son évolution politique et économique, explique Manuel Montero. Elles ont d’abord stoppé le processus de modernisation économique engagé durant les Lumières. D’un autre côté, le vide du pouvoir créé en mai 1808 a donné sa chance à la révolution libérale. Une nouvelle dynamique politique s’est créée, fondée sur un antagonisme radical entre les révolutionnaires, qui avaient acquis une expérience du pouvoir pendant la guerre, et les défenseurs acharnés de la monarchie absolue. On a assisté à la disparition des espaces intermédiaires, représentés par les Espagnols ilustrados [imprégnés des idées des Lumières], qui s’étaient rangés du côté des Français. Après la guerre, ils ont été considérés comme des traîtres et contraints à l’exil. Beaucoup de ces afrancesados incarnaient le désir de modernisation et de réforme. Avec eux a disparu un segment politique clé. Cela explique en partie que la politique espagnole ait oscillé par la suite entre les deux extrémités du spectre idéologique. Cette guerre a eu une autre conséquence. Entre 1808 et 1813, la guérilla avait entraîné des milliers d’Espagnols dans une mobilisation sans précédent qui a joué un rôle décisif dans la défaite de Napoléon. La constitution de groupes de guérilla allait devenir après cela une forme d’action politique, avec l’idée que la violence pouvait être un moyen de résoudre les conflits. On a attribué à cette guerre, de façon pas forcément exacte, le caractère d’une insurrection spontanée et générale, expression d’une conscience nationale partagée par tous.”