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samedi 23 août 2008

L'ESPION QUI RAMENA SA FRAISE

La gariguette est une fierté française depuis trente ans. Mais d'où vient la première fraise de table? Du Chili ! Comme la pomme de terre, le maïs, le poivron ou encore la tomate, le fraisier a débarqué d'Amérique du Sud. Ce fut dans les bagages d'un espion de Louis XIV nommé... Frézier.

PORTRAIT DE FRÉZIER, 18ÈME SIÈCLE

Qu'elles s'appellent alba, gariguette, mara-des-bois, ostara, cirafine, rappella, alpine blanche... (il en existe plus de 600 variétés), ces fraises qui envahissent nos tables en été-certaines parfumées, d'autres insipides-descendent toutes du métissage de deux belles américaines : l'obèse et blanche fraise du Chili (Fragaria chiloensis) et l'aromatique fraise de Virginie (Fragaria virginiana) . Quant à la minuscule et parfumée fraise des bois européenne, elle n'a joué qu'un petit rôle. Trop petite, trop fragile à transporter. Les Romains l'utilisaient, sans la cultiver, pour en faire des masques de beauté. Au Moyen Age, on se bornait à la cultiver dans les jardins royaux ou bourgeois, pour la manger ou pour ses supposées vertus curatives. En 1368, 12 000 pieds furent ainsi plantés dans les jardins du Louvre. A la Renaissance, les hommes dégustaient la fraise des bois au vin, et les femmes à la crème. Louis XIV en dévorait jusqu'à s'en faire péter la sous-ventrière.

Quoi qu'il en soit, ne l'oublions pas : la fraise n'est pas le fruit du fraisier ! Le véritable fruit, c'est la minuscule graine à la surface de la fraise qui croque sous la dent. Ce que nous appelons fraise n'est que le réceptacle hypertrophié de la fleur.


Dessin réalisé par Amédée Frézier,
Voyage de la mer du Sud, Editions Utz, 1995.


Des fraises blanches

En 1711, donc, le Roi-Soleil confie à Amédée François Frézier, officier du génie maritime, la délicate mission de se rendre au Pérou et au Chili pour, officiellement, servir de conseiller militaire aux colonies espagnoles. Le monarque vient, en effet, de placer son petit-fils sur le trône espagnol. Mais, secrètement, le roi de France charge Amédée François de rapporter le plan de toutes les places fortes et le maximum d'informations sur les colonies. Les alliances se renversent si vite ! Le 7 janvier 1712, l'espion royal embarque à bord du navire corsaire « Saint-Joseph », et, après cent soixante jours de traversée, débarque à Concepcion, au Chili. Accueilli à bras ouverts, Frézier sillonne la côte pacifique durant deux ans et demi. Or cet ingénieur de 29 ans à l'esprit digne du siècle des Lumières est un fondu de botanique. Entre deux forteresses, il visite l'arrière-pays, s'intéressant aux coutumes locales et aux plantes cultivées. C'est ainsi qu'il découvre dans les champs des fraises énormes et... blanches. Il n'avait jamais rien vu de tel en France. Bien après son retour, il écrira : « On y cultive des campagnes entières d'une espèce de fraisier différent du nôtre par les feuilles plus arrondies, plus charnues et fort velues. Ses fruits sont ordinairement gros comme une noix, et quelquefois comme un oeuf de poule. Ils sont d'un rouge blanchâtre et un peu moins délicats au goût que nos fraises des bois. » Frézier décide d'en rapporter quelques plants en France. Quand le navire regagne Marseille, le 17 août 1714, après six mois de navigation, cinq ont survécu. L'espion en remet deux à M. Roux de Valbonne, l'officier du bord chargé des réserves en eau, sans qui les plantes seraient mortes de soif. Il offre un pied à son ami Antoine Jussieu, directeur du Jardin royal (aujourd'hui le Jardin des Plantes), et un autre au jardinier de Versailles. Il garde le dernier pour lui, qu'il plantera près de Plougastel.

Coïncidence extraordinaire : ce nom de Frézier qu'il porte est une déformation du mot fraise ! En effet, un de ses lointains ancêtres, Julius de Berry, l'avait reçu en 916 du roi de France Charles III le Simple en remerciement d'un plat de fraises des bois qu'il lui avait gracieusement servi à la fin d'un banquet à Anvers. Au fil des siècles, Fraise devint Frazer, puis Frézier. Après un passage en Ecosse, la famille reviendra faire souche en Savoie.




Pendant des années : rien.

Si donc le hasard a conduit Amédée François sur les traces de son lointain ancêtre, il lui a également joué un très mauvais tour. Croyant faire preuve de bons sens, Frézier sélectionna au Chili des fraisiers portant de gros fruits, sans se douter que ceux-ci étaient tous des pieds femelles. A l'époque, personne ne savait que les fraisiers du Chili faisaient sexe à part, et que les pieds mâles ne portaient pas de fruit. Bref, voilà donc notre espion de retour en France sans pied mâle, absolument nécessaire pour assurer la fécondation. Pendant de nombreuses années, lui et tous les jardiniers à qui il confiera des stolons n'obtiendront pas une seule fraise. Ils ont beau bêcher, biner, tailler : rien à faire. C'est rageant !

Et puis, un beau jour, c'est le miracle : des fruits blanchâtres apparaissent. D'où vient le pollen ? Certainement pas de fraisiers des bois, non compatibles. Plusieurs hypothèses circulent. La plus probable, c'est que la fécondation aurait été assurée par le pollen de fraisiers de Virginie, également à gros fruits, plantés à proximité. Cette espèce avait été introduite en Europe peut-être dès le XVIe siècle par Jacques Cartier ou par des navigateurs britanniques, tel sir Francis Drake, revenant de Virginie. Quoi qu'il en soit, le fraisier né de ce mariage chilio-virginien, le Fragaria ananassa, est considéré comme l'ancêtre de tous les fraisiers actuels non remontants.Cette fraise géante fera la fortune de Plougastel-Daoulas, dont le climat ressemble à celui de la côte chilienne. Des centaines de paysans se mettent à la cultiver, l'exportant par bateaux entiers vers Londres, qui en raffole. Paris ne découvrira cette fraise que plus tard. Mme Tallien, l'une des plus célèbres merveilleuses du Directoire, en remplissait sa baignoire pour illuminer sa carnation.

L'âge d'or de la fraise bretonne commence à se tasser vers 1875, quand plusieurs semenciers, dont Elisa de Vilmorin, créent des variétés plus parfumées, capables de s'adapter à d'autres climats. Le fraisier colonise toute l'Europe et retourne en Amérique. C'est le règne de la vicomtesse-héricart-de-thury, de la surprise-des-halles, de la cambridge-favourite, de l'elsana... Dans les années 70, la station Inra d'Avignon invente la gariguette, issue d'une hybridation avec une variété naine méditerranéenne. Plus récemment, l'établissement Marionnet fait un tabac avec la mara-des-bois. Dans leurs laboratoires, les agronomes actuels continuent à travailler sur de nouvelles variétés encore plus goûteuses issues d'hybridation avec des espèces asiatiques.

Aujourd'hui, le monde entier sucre les fraises. Il s'en cultive 3 600 000 tonnes par an. Malgré son rôle historique, la France n'arrive plus qu'en treizième position avec 1,5 % de la production mondiale. Très loin derrière les Etats-Unis, l'Espagne, la Russie, la Corée et le Japon ! Le bon Frézier s'en retournerait dans sa tombe.


A lire « Au nom de la fraise », de Marie-Joseph Quintin-Kervella, Editions APP. « La fraise », de Thierry Delahaye, Actes Sud.

A visiter Le musée de la Fraise à Plougastel