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vendredi 24 octobre 2008

Juan Somavia, la vigie sociale de l'ONU

L’homme affable, à la barbe blanche taillée en collier, qui vous reçoit dans son sobre bureau genevois, l’énonce d’emblée. Il ne supporte par les «cyniques».

Ces «idéologues», qui découragent les aspirants à un monde plus juste avec de sempiternels «ce n’est pas possible», sont à l’origine de cette «mondialisation débridée» et «borgne», dans laquelle «le capital l’a emporté sur le travail», faisant perdre au monde «ses objectifs et son sens».

Ces propos ne sortent pas de la bouche d’un leader syndical, mais d’un Chilien, à l’allure de grand sage, Juan Somavia.

La recherche d'un équilibre entre l'économie et le social

Depuis 1999, cet avocat de profession, aujourd’hui âgé de 67 ans, dirige le bureau permanent de l’Organisation internationale du travail (OIT), honorable institution onusienne, née du Traité de Versailles de 1919, pour pacifier les sociétés par la justice sociale.

«Toute l’évolution, depuis les deux guerres mondiales, était fondée sur la recherche d’un équilibre entre l’économie et le social.

Les Trente Glorieuses (NDLR années 1945 à 1975) incarnaient les valeurs de l’OIT, basées sur un partage équitable des richesses.

Puis, tout s’est effondré dans les années 1980 avec le consensus de Washington prônant le libéralisme tous azimuts. Il fallait casser les États, ne plus avoir de règles. Le droit social comme les syndicats étaient accusés de fausser la bonne marche de l’économie.

Résultat : la croissance n’a profité qu’à quelques-uns et la précarité s’est répandue», accuse Juan Somavia, avec un regard inhabituellement sévère derrière d’épaisses lunettes. «On a oublié que la justice sociale était un élément central de la stabilité des sociétés», ponctue-t-il, en retrouvant son sourire charmeur.

"Un nouveau cap pour le monde"

Cet «activiste du changement humaniste», tel qu’il se définit, veut croire que la «violente» crise financière actuelle sera salutaire. Et fera «émerger une conscience plus collective».

Sa raison d’espérer ? En juin dernier, les représentants internationaux des employeurs et des salariés, ainsi que les 182 États membres de l’OIT ont adopté à l’unanimité une «déclaration sur la justice sociale pour une mondialisation équitable, se fixant pour objectif le développement durable.»

Une «standing ovation» (applaudissement du public debout) s’en est suivie. «Un nouveau cap pour le monde» a été fixé, assure-t-il.

«En pleine crise, États, employeurs et salariés proclament ainsi ensemble qu’ils croient que la justice sociale est un fondement de la paix. Que le travail n’est pas une marchandise. Et qu’une mondialisation injuste ne peut survivre.

Ce système, cette idéologie ne fonctionne plus bien. C’est pour cela que l’on se tourne vers l’OIT, seule organisation mondiale tripartite, pour retrouver un équilibre.»

Que les textes votés ne restent pas lettre morte

Encore faudrait-il que l’OIT, qui dispose certes d’un système de contrôle et de plainte, soit également pourvu d’un réel pouvoir de sanctions afin que les textes votés ne restent pas lettre morte ou presque dans certains pays signataires.

«Nous n’allons pas tout résoudre, relativise-t-il, mais nous pouvons définir la façon dont les choses doivent avancer.

Il y a aussi un appel fort à travailler avec les autres organisations internationales Mais cela suppose que les États nous donnent à chacune mandat pour trouver ensemble ce nouvel équilibre mondial autour du social et de l’environnement» insiste le Chilien.

Une affirmation qui provoque des réactions diverses. «Beaucoup d’États votent des textes contradictoires à l’OIT et à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), où tout continue de se jouer», déplore Joseph Thouvenel, en charge de l’international à la CFTC, qui juge l’actuel directeur du BIT animé de «réelles convictions».

«Pour Juan Somavia, l’OIT doit sauver le monde des méfaits de l’OMC. Mais il est difficile de travailler avec d’autres institutions si on leur envoie sans cesse des baffes», raille, dans le camp opposé, un représentant de BusinessEurope, le patronat européen, présidé par le Français Enest-Antoine Seillière.

Somavia fait l'unanimité

Charismatique et volontaire, Juan Somavia, premier directeur général du BIT issu de l’hémisphère sud, avait fait l’unanimité lors de son premier mandat.

Dès son arrivée en 1999, il faisait adopter la convention sur les «pires formes de travail des enfants» et lançait «l’agenda sur le travail décent».

L’année suivante, le Myanmar (ex Birmanie) était sanctionné pour son recours systématique au travail forcé.

En 2004, il fut réélu sans mal. Et, faute de successeur, il devrait rempiler pour cinq ans. «Je n’étais pas candidat à un troisième mandat. Je préparais ma nouvelle vie !», glisse-t-il, gêné que l’on puisse imaginer qu’il ait pu en faire la demande.

Ayant déjà obtenu le soutien des organisations syndicales et de la plupart des États, dont la France, il a toutes les chances d’être élu une troisième fois à la tête du BIT le 18 novembre prochain.

Plutôt populaire et accessible

En France, le Medef a toutefois bataillé, mais un peu tard, pour s’opposer à sa réélection, lui reprochant «un management très centralisé» et qualifiant l’institution de «nébuleuse», ne parvenant plus «plus à fournir des rapports en temps».

En interne, peu de collaborateurs ont cependant la langue assassine. «C’est un gros travailleur, qui travaille jusqu’au dernier moment ses interventions et réunions, confie l’un d’eux.

Il aime tout maîtriser, ne supporte pas d’être pris au dépourvu. Avec les gens, il est plutôt populaire et accessible.

La hiérarchie compte peu dans ses rapports avec autrui. Il travaille avec les mêmes personnes depuis longtemps et aime s’entourer de tous les âges et toutes les nationalités.»

Juan Somavia cultive volontiers l’empathie et l’art de la conversation. Son enfance de fils d’ambassadeur, baladé avec sa sœur aînée aux quatre coins du monde, y est pour beaucoup. «Je devais être curieux et adaptatif. Tous les deux ou trois ans, il fallait changer de contexte, apprendre, comprendre. Cela m’a fait très tôt prendre conscience que les autres peuvent être différents, penser différemment. Que cette différence est la richesse de nos sociétés».

Il grandit au Chili, en République dominicaine, en Belgique, aux Pays-Bas, en Équateur, aux États-Unis.

"J'étais une véritable éponge"

C’est dans une Amérique de la ségrégation raciale, qu’il assiste à une scène qui le marque au fer rouge. «Après l’école, je montais dans le bus avec un enfant âgé comme moi de 12 ou 13 ans. Tous les sièges réservés aux Blancs étaient occupés.

L’enfant a pris la barrière, qui séparait alors les Blancs des Noirs dans les transports publics, pour la déplacer derrière la banquette de deux femmes noires. Celles-ci se sont levées. Et le petit garçon a pris leur place. C’était une sensation atroce. Il y avait si peu de dignité, tant d’arrogance dans ce comportement. Dire que des normes avaient pu légitimer cette brutalité !», raconte-t-il avec, plus de cinquante ans après, des trémolos dans la voix.

Après les études secondaires, le jeune Somavia rentre «faire son droit» à l’université catholique du Chili. Diplômé en 1962, il entreprend des études supérieures en développement économique à Paris 1.

C’est à la Cité universitaire où il réside, qu’il fait, dit-il, sa «rencontre avec le tiers-monde». «Il y avait une centaine de nationalités. Beaucoup d’étudiants venaient des pays d’Afrique, du monde arabe, du sud asiatique. Ce furent des rencontres fantastiques, très riches. J’étais une véritable éponge !»

Il flaire aussi les prémices de Mai 68. «Les frustrations, la volonté de changement.» Son sujet de doctorat le mène à Genève, où il donne des cours sur les questions économiques et sociales dans le cadre des accords commerciaux du Gatt, qui mèneront à la création de l’OMC.

Salvador Allende, un «homme extraordinaire»

En 1968, il se rend souvent à Paris, où vit celle qui va devenir sa femme et la mère de ses enfants, Rafiera et Juan. Ils veulent se marier, mais se chamaillent sur leurs choix d’avenir. Dans un bus, en plein embouteillage, place de l’Étoile, la radio, annonçant l’occupation de la Sorbonne, les sort de leur huis clos.

Direction : le quartier latin, où ils sont de tous les débats. La même année, ils se marient, à Genève au civil, et à Paris devant l’Église. Le jeune couple retourne ensuite au Chili.

En 1970, la gauche arrive au pouvoir, avec à sa tête, Salvador Allende, un «homme extraordinaire», résume-il avec solennité, qui est aussi le parrain de sa femme.

Conseiller économique du ministre des affaires étrangères, le professeur Somavia devient l’ambassadeur du Chili auprès du Groupe andin. Le jeune couple reste au Chili jusqu’au coup d’État du général Pinochet en 1973.

Une longue période d’exil commence alors entre Genève et Paris. Dix-sept ans durant, Juan Somavia tisse depuis l’extérieur des liens entre les forces démocratiques chiliennes, qui tarderont à se fédérer. Un moment difficile sur lequel il n’aime guère s’étendre aujourd’hui.

Au retour de la démocratie en 1990, il retourne au Chili, pour y débuter une carrière au sein des plus grandes institutions onusiennes. «L’expérience de l’exil renforce l’épine dorsale», conclut-il, en signe de différence.

Aude CARASCO