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LU PAR ISABELLE ROUGERIE
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PHOTO JONATHAN ERNST |
Le décès du dirigeant historique de la révolution cubaine Fidel Castro a plongé dans l’affliction une grande partie des progressistes latino-américains. De l’Argentine au Venezuela, une droite atlantiste et libérale accumule depuis quelque temps les victoires. Doit-elle également se réjouir de l’arrivée au pouvoir du nouveau président américain Donald Trump ?
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La boussole stratégique dont hérite le nouveau président américain compte trois aiguilles. Elles portent les noms de « prospérité », « sécurité » et « démocratie et gouvernance ». Toutes trois pointent vers le même horizon.
Passage de témoin
Dans le sabir du département d’État, « travailler à la prospérité » latino-américaine implique d’y signer autant d’accords de libre-échange (ALE) que possible. Le président George W. Bush avait négocié des ALE avec le Panamá et la Colombie ? Son successeur a repris le flambeau en déployant toute son énergie pour en garantir l’approbation par le Congrès. Et ce en dépit d’une forte opposition démocrate, en partie motivée par les assassinats de syndicalistes en Colombie.
La quête de prospérité s’entend également comme un synonyme de « réformes néolibérales » : austérité, dérégulation, réduction des droits de douane, etc. Depuis une quinzaine d’années, ce programme s’est avéré plus délicat à imposer : les pays de la région se sont peu à peu émancipés de l’« aide » du Fonds monétaire international (FMI), dont les programmes d’ajustement structurel avaient entraîné un fléchissement de la croissance et une augmentation de la pauvreté au cours des années 1980 et 1990. L’administration de M. Barack Obama a néanmoins conditionné son aide aux pays les plus pauvres à la mise en œuvre de réformes profitant aux investisseurs étrangers. Comme avec l’Alliance pour la prospérité — une mise à jour du plan Puebla-Panamá promu par M. Bush —, lancée fin 2014 avec les pays du « triangle nord » de l’Amérique centrale (Salvador, Guatemala et Honduras).
Dans le domaine de la sécurité, la stratégie actuelle de Washington découle des programmes militaires de contre-insurrection et de lutte contre la drogue des administrations précédentes. Lors des mandats de M. William Clinton (1993-2001) et de M. Bush (2001-2009), des milliards de dollars ont été consacrés au plan Colombie, une vaste offensive militaire contre le trafic de cocaïne (1). Résultat : des milliers de morts, des millions de déplacés, et… peu d’impact sur la production de drogue.
Or non seulement le plan a été maintenu, mais il a servi de modèle à d’autres « partenariats », avec le Mexique (initiative de Mérida) et avec l’Amérique centrale (Central America Regional Security Initiative). Mêmes causes, mêmes résultats : des vagues de violence sans précédent, qui ont fait d’innombrables morts chez les criminels présumés mais également dans la population, notamment au sein des mouvements sociaux.
Présenté comme apolitique, le programme « de démocratie et de gouvernance » dont M. Obama passera les rênes à M. Trump vise officiellement à la consolidation des institutions et au renforcement de l’État de droit. Les câbles diplomatiques du département d’État révélés par WikiLeaks en 2010 et 2011 peignent un tableau différent : les diplomates américains recourent à des méthodes bien rodées pour affaiblir, récupérer ou éliminer des mouvements politiques gênants — entendre « de gauche » (2). Particulièrement ceux considérés comme idéologiquement proches de feu le président vénézuélien Hugo Chávez.
Mais toutes les opérations destinées à déstabiliser la gauche latino-américaine ne se caractérisent pas par leur discrétion. Le 28 juin 2009, le président du Honduras Manuel Zelaya, proche du Venezuela, était renversé par l’armée. La secrétaire d’État Hillary Clinton refusait de reconnaître le coup d’État, ce qui aurait conduit à suspendre la plupart des aides américaines. Les manœuvres de Washington contribuant à la réussite du putsch ont scandalisé la région (3), sans que cela empêche les États-Unis de soutenir les gouvernements conservateurs qui se sont succédé depuis à Tegucigalpa.
Depuis 2010, le contexte économique défavorable a affaibli l’Amérique latine, permettant à la Maison Blanche d’enregistrer d’importantes avancées. L’ennemi juré, le Venezuela, s’enfonce dans une crise économique et politique qui le prive de sa capacité à agir sur la scène internationale. Après la mort de Chávez, en 2013, les États-Unis ont fait feu de tout bois : d’un côté, le dialogue ; de l’autre, la déstabilisation, par le biais de certains secteurs de l’opposition (4). La politique d’ouverture vis-à-vis de Cuba s’accompagnait ainsi d’une attitude opposée à l’égard du Venezuela, avec un nouveau régime de sanctions à la fin de l’année 2014.
Dans le même temps, Argentine et Brésil ont basculé à droite après douze années de gouvernements progressistes. Chaque fois, l’administration Obama a apporté son concours à ces évolutions : opposition aux prêts des institutions multilatérales accordés à Buenos Aires (rapidement levée après l’arrivée au pouvoir du conservateur Mauricio Macri en 2015) et soutien diplomatique au gouvernement par intérim au Brésil alors qu’une procédure de destitution (controversée) contre la présidente Dilma Rousseff était encore en cours (5).
Ne pas déranger les entreprises
Le paysage politique a donc bien changé depuis l’arrivée de M. Obama à la Maison Blanche. Il y a huit ans, la gauche dirigeait la plupart des pays de la région ; elle proclamait son indépendance avec assurance. En remettant les clés du bureau Ovale à M. Trump, M. Obama pourra se prévaloir de nombreuses « réussites » latino-américaines auprès de ceux qui lui reprocheront ses échecs au Proche-Orient et en Europe de l’Est. Honduras, Paraguay, Argentine, Brésil : les gouvernements de gauche sont tombés les uns après les autres, et les États-Unis ont retrouvé une part de leur influence passée dans la région.
Nul ne sait quelle sera réellement l’action du nouveau président américain. Depuis le début de la campagne, il s’est montré démagogue et capricieux. Mais la composition de son cabinet éclaire néanmoins la politique probable de son administration. Deux tendances se font jour : la militarisation accrue de la politique étrangère ; l’obsession de la « menace » iranienne et de l’« islam radical » (lire l’article ci-dessous). Deux tendances qui pourraient avoir d’importantes conséquences pour l’Amérique latine.
Même s’il a critiqué l’interventionnisme américain lors de la campagne et qu’il a fustigé les « gradés » qui « ne font pas leur boulot » (CBS, 13 novembre 2016), M. Trump a nommé davantage d’anciens militaires aux plus hautes responsabilités en matière de sécurité que tout autre président depuis la seconde guerre mondiale. Les généraux à la retraite James « Mad Dog » (« chien fou ») Mattis et Michael Flynn, respectivement secrétaire à la défense et conseiller à la sécurité nationale, avaient (dit-on) tous deux été écartés par M. Obama en raison de leurs positions extrémistes et bellicistes concernant l’Iran et l’« islam radical ». Interrogé sur les menaces les plus graves pour les États-Unis, M. Mattis a répondu : « L’Iran, l’Iran, l’Iran » (6), allant jusqu’à suggérer que Téhéran se cachait derrière l’Organisation de l’État islamique (OEI). Une hypothèse audacieuse…
Général à la retraite et ancien chef du théâtre des opérations pour le continent américain, M. John Kelly pilotera le département de la sécurité intérieure. Il avait alerté le comité des forces armées du Sénat au sujet de l’Iran et de « groupes islamiques radicaux » qui, profitant de la « confusion financière qui règne entre réseaux criminels et terroristes dans la région », animeraient des cellules dans la région (12 mars 2015). Cette thèse compte d’autres partisans, dont Mme Yleem Poblete, ancienne cheffe d’état-major de Mme Ileana Ros-Lehtinen, la représentante d’origine cubaine à l’origine de la loi Countering Iran in the Western Hemisphere Act (« contenir l’Iran dans l’hémisphère occidental ») en 2012.
Avec M. Obama à la Maison Blanche, de telles idées restaient cantonnées aux marges du débat. Elles pourraient dorénavant guider la politique américaine dans la région. La lutte contre les gouvernements de gauche pourrait ainsi se justifier par les relations qu’ils entretiendraient avec l’Iran, et les programmes dits de « sécurité » bénéficier de moyens supplémentaires pour lutter contre l’« infiltration terroriste » du crime organisé. On imagine donc mal que la prochaine administration se départisse des objectifs de « sécurité » et de « promotion de la démocratie » de ses prédécesseurs. Le modèle du plan Colombie pourrait au contraire être étendu à de nouvelles régions telles que la zone de la « triple frontière », entre l’Argentine, le Brésil et le Paraguay.
Car, même si — cas peu probable — le nouveau secrétaire d’État s’opposait à la militarisation rampante de la politique régionale, il rencontrerait une double résistance : celle de la bureaucratie du département d’État, elle-même de plus en plus militarisée (particulièrement le Bureau international des stupéfiants et de l’application de la loi, aux finances confortables) ; et celle du complexe militaro-industriel, qui bénéficiera de représentants au plus haut niveau dans la prochaine administration.
Quid de Cuba ? Toute remise en question de la politique d’ouverture susciterait l’opposition d’une grande partie du monde des affaires, soucieux de profiter d’un nouveau marché. Or, s’il est un point sur lequel M. Trump a été clair, c’est qu’il ne souhaite pas compliquer la vie des chefs d’entreprise. À la décision de poursuivre sur la voie balisée par M. Obama pourrait toutefois s’en ajouter une autre : adopter une stratégie plus agressive de « promotion de la démocratie » — entendre : déstabiliser le pouvoir castriste en utilisant des méthodes d’intervention discrètes. Mais encore faudrait-il que le style « grossier » décrit par le président équatorien ne renforce pas la détermination des capitales latino-américaines à poursuivre leur émancipation par-delà leurs divergences idéologiques.
D’autres facteurs pourraient contribuer encore davatange à l’éloignement entre les États-Unis et le sous-continent. Si M. Trump devait tenir sa promesse de renégocier les accords commerciaux liant son pays et d’imposer des droits de douane sur divers produits en concurrence avec la production latino-américaine, il ferait alors plus que les présidents Chávez, Correa ou Evo Morales (le président de la Bolivie) pour lutter contre le libre-échange et la mainmise des entreprises du Nord sur la région.
Dans ce domaine, il devrait toutefois affronter l’opposition — vive — de l’élite économique de son pays. Une élite dont il a déjà nommé divers représentants au sein de son cabinet, y compris au département d’État, et qui, par ailleurs, ne manque pas de porte-voix au Congrès.
Intrusion chinoise
Au milieu de toutes ces interrogations, une certitude : la principale menace pour l’hégémonie américaine dans la région proviendra de Chine. L’accroissement des investissements et des prêts de l’empire du Milieu aux pays latino-américains a contribué à éroder le poids financier et économique de Washington. Les échanges commerciaux ont bondi d’environ 13 milliards de dollars en 2000 à... 262 milliards de dollars en 2013, propulsant la Chine au deuxième rang des destinataires des exportations régionales. Si les investissements chinois soulèvent les mêmes problèmes sociaux et environnementaux que ceux des États-Unis, ils ne comportent en général pas de clause de contrepartie politique locale — une différence de taille. L’expansion économique de la Chine dans la région a donc représenté une aubaine pour les gouvernements progressistes, puisqu’elle leur a permis de mettre en œuvre des politiques sociales audacieuses. Entre 2002 et 2014, la pauvreté en Amérique latine a baissé de 44 à 28 %, après avoir augmenté au cours des vingt-deux années précédentes.
Si le ralentissement de la croissance chinoise a eu un impact négatif sur la région, Pékin semble déterminé à prendre de plus en plus de place dans les domaines économique et politique. La décision de M. Trump de dénoncer le partenariat transpacifique (TPP) offre de nouvelles perspectives pour le commerce et les investissements chinois, comme le président Xi Jinping n’a pas manqué de le souligner fin novembre lors d’un voyage au Chili, en Équateur et au Pérou. Face à une administration américaine imprévisible et potentiellement hostile, qui a déclaré son intention de résister à l’influence chinoise en Asie de l’Est, l’appel de M. Xi à une « nouvelle ère de relations avec l’Amérique latine (7) » dénote son ambition stratégique de développer ses relations commerciales et diplomatiques dans l’« arrière-cour » américaine.
Alexander Main
Analyste politique au Center for Economic and Policy Research (CEPR), Washington, DC.
(3) Cf. « “A new chapter of engagement” : Obama and the Honduran coup » (PDF), Nacla Reporting on the Americas, North American Congress on Latin America, New York, janvier 2010.
(4) Lire « Au Venezuela, la tentation du coup de force », Le Monde diplomatique, avril 2014.
(5) Lire Laurent Delcourt, « Printemps trompeur au Brésil », Le Monde diplomatique, mai 2016.
(6) Mark Perry, « James Mattis’ 33-year grudge against Iran », Politico Magazine, New York, 4 décembre 2016.
(7) Matt Ferchen, « What’s new about Xi’s “new era” of China-Latin America Relations ? », The Diplomat, 26 novembre 2016.