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samedi 2 décembre 2017

CHILI : CITÉS D’OR ENDORMIES


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HUMBERSTONE, EX-ELDORADO
DU SALPÊTRE, EN 2014.
PHOTO LOU CAMINO. HANS LUCAS


Humberstone, Santa Lucia, Talabre et Sewell. Virée dans quatre communes autrefois ordinaires qui ont aujourd’hui le même point commun : elles ont été abandonnées par tous leurs habitants, à cause de catastrophes naturelles ou de la désindustrialisation.
PHOTO LOU CAMINO
Du désert d’Atacama aux Andes chiliennes, les fantômes ont tous des histoires différentes. Avec leurs peintures écaillées, leurs déserts intérieurs et leurs portes sans débouchés, les villes fantômes du Chili narrent leurs destins brisés, les folles ambitions des hommes et le retour impérieux de la nature. Retour sur trois sites perdus.

Humberstone et Santa Lucia, or blanc d’autan

PHOTO LOU CAMINO
Un squelette de rouille en plein désert. La première vision que nous offrent les usines de salpêtre de Santa Lucia et Humberstone (séparées d’un peu plus d’un kilomètre) nous fait l’effet d’un mirage ocre. Il n’y a que sable et poussière à des kilomètres à la ronde. Pas une goutte de pluie ne saurait tomber au creux de ces collines de l’Atacama, dans le nord du Chili. La terre sèche irradie et craquelle. Que viennent faire ces carcasses de cité minières ? A quel naufrage fait-on face ?

Il faut revenir au début du XIXe siècle pour comprendre la raison d’être de ces temples de la désolation. Ce désert abrite alors les joyaux du Chili. Les vastes dépôts de salpêtre dans la région constituent non seulement un explosif efficace mais également un engrais prodigieux. Cet «or blanc», le nitrate de soude, révolutionne l’agriculture mondiale. L’Europe et l’Amérique du Nord le réclament en quantité. Ironie géologique, le minerai issu d’une des zones les plus arides du globe va fertiliser les champs prodigues sous des latitudes plus douces. Des centaines d’oficinas salitreras («usines du salpêtre») surgissent au cœur de ces plateaux fournaise, et les travailleurs affluent en quête d’un nouvel eldorado.

Aussi étincelantes soient-elles, les ruées ne sont pas éternelles. Celle-ci durera une soixantaine d’années. La Première Guerre mondiale sonne le glas de cette production qui représente alors 80 % des exportations du Chili. L’Allemagne développe sa propre production de salpêtre à base d’ammoniac. Peu à peu, les investisseurs se retirent. Les familles qui s’étaient forgées dans cet univers de sable, de graviers et de roches doivent partir. Les usines ferment définitivement dans les années 60.

Aujourd’hui, les tuyaux sont encore là, ils ne débouchent sur rien. L’énorme machinerie reste comme stupéfiée. Les années et le sel ont rongé la tôle. Ne reste que cette coquille de ville offerte à la vue des visiteurs. Des boutiques sont venues occuper les locaux de la pulperia («magasin général») pour proposer aux touristes souvenirs et glaces. Un autre stand permet d’essayer des costumes de l’époque. Vis ma vie de fantôme avec quelques frou-frous rose pâle. Le visiteur regarde d’un œil distrait les vestiges en essayant d’imaginer la gloire passée du nitrate mais la déambulation dans ce décor de western spaghetti - rues sableuses, église coloniale, bâtisses en bois et maisons peintes à la chaux - ne dit pas grand-chose des fantômes qui sont les siens. A son apogée, dans les années 40, Humberstone comptait plus de 5 000 habitants.

Talabre, emporté par la houle ?

À 500 kilomètres de là, en direction du sud, les fantômes sont plus modestes. Ils frémissent et ploient devant les ténébreux volcans et leurs colères sans aucune mesure. Les pâles fumerolles du Láscar (haut de 5 600 mètres) sont là comme un rappel de sa toute puissance. Les canyons suffoquent sous la menace. Les crevasses et collines tremblent dans l’attente. Ses fureurs incandescentes seraient redoutées au point que l’on serait prêt à tout quitter pour échapper à sa langue de feu. C’est en tout cas l’histoire que racontent les guides à Talabre. Aujourd’hui, le village s’est dédoublé : Talabre viejo (le «vieux» Talabre) et Talabre nuevo (le «nouveau» Talabre). Malgré un peuplement qui remontait à plusieurs siècles avant notre ère, les habitants auraient quitté le premier pour fonder le second. En 1985 précisément, ils auraient oublié le vieux village tapi dans le méandre d’une rivière au pied du volcan le plus actif des Andes chiliennes pour un pueblo tout équipé sur un autre flan.

Les Atacaméniens racontent pourtant une autre histoire. «Je suis née dans le Talabre viejo, et j’en suis partie», soupire Carmen dans son grand âge. Assise sur la place centrale, l’élégante dame, coiffée d’un large feutre gris, observe les rues vides de sa nouvelle cité. «Il y a eu une nouvelle inondation, une inondation ravageuse, et tout le monde a quitté le village. Il faisait de toute façon trop froid pour les plantations.» Un débordement de trop.

À Talabre viejo, le cimetière veille encore sur le village délaissé. Les tombes sont décorées de fleurs de papier. Des fleurs immortelles déposées par des habitants fantômes. Le bourg au fond de la vallée est resté dans l’état. L’église envahie par la végétation attend toujours ses paroissiens, le linge est encore suspendu dans des habitations assiégées par les oiseaux, les fours ne demandent qu’à recevoir les graines autrefois conservées dans ces bâtiments sans toits. Mais sans leurs occupants, les constructions en pierres peinent à rester debout. Au milieu d’une caillasse grisâtre s’étendant à perte de vue, les pans de murs s’effondrent lentement. Désormais, tout n’est que présence d’absence. Seul le cours d’eau incriminé - simple ruisseau tortueux pour l’heure - vient rompre le silence des lieux. 80 âmes vivent désormais à Talabre nuevo, dans un autre temps et sur un autre rythme.

Sewell, la «ville des escaliers»

La route à emprunter pour atteindre la prochaine étape est étroite, perchée à 2 000 mètres d’altitude dans les Andes. Les reliefs scintillent d’éclats de minerai jaune, bleu, violet et orangé. Rien ne nous prépare à la vision soudaine d’immenses usines assiégeant le flanc rocheux. De fer, d’acier ou de tôle, les infrastructures équipées de réseaux connexes de tuyaux et de bassins aux formes géométriques prennent d’assaut l’austère paysage andin. De gigantesques cheminées jaillissent. Les camions tournoient autour des monstres de ferrailles excavateurs. Ici, l’or est rouge. Le cuivre est extrait et traité sur place avant de finir dans les téléphones portables, les circuits électriques et les salles de bain du monde entier.

Au milieu de ce Mordor industrieux, la ville de Sewell surgit comme un bonbon. Hautes façades colorées, devantures rétro et escaliers centraux marquant une symétrie quasi parfaite. Un royaume perdu, une fantaisie facétieuse à la Wes Anderson. La cité partage pourtant l’histoire des exploitations qui l’entourent. Elles ont en commun un même gisement, El Teniente, la plus grande mine souterraine de cuivre au monde. Sewell porte le nom de son fondateur, Barton Sewell, riche concessionnaire américain qui décide en 1905 de fonder une ville directement aux abords de la mine. Le terrain n’est pas propice, il s’agit en fait d’une pente abrupte. L’ensemble se développe donc à la verticale, autour d’une longue série de marches qui donne à la cité son surnom de «ville des escaliers».

Rideaux rouges, fauteuils molletonnés, tableaux figuratifs, on retrouve dans les intérieurs un raffinement désuet. Une stricte hiérarchie sociale ordonnait la vie sewelienne. Les cadres nord-américains appartenaient à la «classe A» et pouvaient donc disposer d’appartements privés tandis que les employés et ouvriers relevant respectivement des classes B et C disposaient d’appartements d’une ou deux pièces avec salles de bains communes. Logement, soins, nourriture, éducation : tout est alors gratuit pour les travailleurs et leurs familles. A son apogée, dans les années 60, Sewell compte jusqu’à 15 000 habitants. Mais la mine est nationalisée en 1971. L’entreprise d’Etat Codelco qui la détient ne peut pas continuer à entretenir le personnel. Un vaste programme de construction de propriétés privées et de routes goudronnées est lancé dans la région. L’exode rapide laissera la ville déserte dès 1980. Un nouveau fantôme est né.

Léa Ducré
Y ALLER  
Humberstone et Santa Lucia : 
Des bus partent régulièrement du marché central d’Iquique. Après 40 minutes de trajet, on vous déposera devant l’entrée de Humberstone. 
Talabre viejo, Talabre nuevo : 
Si vous ne souhaitez pas louer de voiture, de nombreux tours en bus sont organisés au départ de San Pedro. Ceux à destination des Piedras Rojas passent par Talabre. L’agence Locaventuras organise d’excellents tours semi-privés en français. Rens : http://www.locaventuras.com. 
Sewell : 
On ne peut découvrir la ville qu’exclusivement dans le cadre de visites guidées. VTS Enjoy Travel organise des départs depuis Santiago et Rancagua tous les week-ends. Rens. : vts.cl. 
Y DORMIR 
Hôtel La Casa De Don Tomás, à San Pedro de Atacama, ravissante structure en adobe à 10 minutes du centre-ville, à partir de 140 € la nuit. 
Hôtel Magnolia, à Santiago, ancienne maison patrimoniale de 1929 rénovée avec goût, à partir de 170 € la nuit.