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Courrier internationalOuverts depuis plus de soixante-cinq ans, les deux derniers cinémas pornos du centre de la capitale chilienne ont fermé leurs portes avant l’été. Dans un pays très conservateur, ils étaient des lieux de rencontre prisés des homosexuels.
PHOTO THE CLINIC
2014. EN ATTENDANT LA PROCHAINE SÉANCE AU NILO. PHOTO ANDRES MARTINOLI |
Ces habitués, âgés de 30 à 80 ans à vue de nez mais principalement d’âge mûr, avaient coutume de venir dans ces salles obscures chercher un peu de plaisir, la compagnie d’un corps, voire son contact. Dans cet inframonde du centre historique de Santiago, la capitale chilienne, tout était permis. À en croire les clients eux-mêmes, la majorité de ces spectateurs prenant place devant Cara de niña, culo de experta [“Visage d’enfant, cul d’experte”], Camarera lujuriosa [“Serveuse asservie”], Chantaje femenino [“Chantage au féminin”] ou Chicas hambrientas se lo comen todo [“Les filles affamées avalent”] étaient des homosexuels. Seuls 5 % étaient des hommes hétéros cherchant à avoir un rapport sexuel, moyennant finance si besoin.
La fin d’une époque
Personne ne s’intéresse visiblement à l’intrigue du film, et personne ne trouve rien à redire au fait que la programmation se cantonne à une pornographie hétérosexuelle. L’odeur de tabac, les bruits de masturbation et les effluves corporels ne dérangent pas grand monde non plus. On flirte ici avec les limites de la légalité : fumer et boire quelques bières, c’est normal. Enfin, ça l’était. Car c’est terminé [la dernière séance a eu lieu le 31 mai dernier].
Le cinéma est arrivé au Chili en 1896 au Teatro Unión Central de Santiago, soit un an après la toute première projection de l’histoire, en France. Dans les années 1940 déjà, on estime que le pays comptait près de 250 salles. Les cinémas El Nilo et El Mayo [situés côte à côte et appartenant au même propriétaire], eux, sont nés en 1952, et ont commencé par la diffusion de films familiaux et pour enfants avant de passer au cinéma érotique, puis au X. “J’avais 9 ans quand mon père a signé le premier contrat de location du cinéma. Jusque-là, ce n’était pas des salles pornos, les cinés étaient connus pour passer des films de karaté, des Bruce Lee”, raconte F. G., qui a été le dernier locataire.
Au pied des escaliers, après une enseigne annonçant des “programas muy especiales” [“programmes très spéciaux”] et réservés aux adultes, le Nilo se trouve à gauche, le Mayo à droite. Des salles de grande capacité, à laquelle descendaient jadis jusqu’à 800 spectateurs, sur des marches amorties par une luxueuse moquette. Ces dernières années, les deux salles avaient réduit leurs moyens techniques au strict minimum : un lecteur DVD relié à un vidéoprojecteur et une sono. Plus une trace des vieilles bobines, et les vieux projecteurs semblent des trésors parmi un tas de vieilles boîtes de CD et de jaquettes imprimées à bas coût. Des vêtements et des chaussures abandonnés jonchent le sol, des peluches prennent la poussière sur des empilements de disques, des sacs plastique traînent avec des cannettes de bière et des restes d’on ne sait quand. Plusieurs affichettes de la direction invitent à respecter la propreté des lieux.
Satisfaire ses instincts
Certains des témoins interrogés pour ce reportage n’ont accepté de répondre qu’à condition de ne pas être enregistrés autrement que par des notes écrites. D’autres interlocuteurs ont demandé le couvert de l’anonymat – les clients de ces cinémas ont souvent une double vie. Les plus âgés se connaissent depuis des décennies et passent des heures à discuter, aussi, au ciné. Par crainte ou par pudeur, quelle que soit leur raison, ils préfèrent rester prudents. Ce cinéma est leur forteresse, ce fut leur Grindr, leur Tinder aux époques les plus sombres et les plus rudes de l’histoire du Chili [et notamment sous la dictature d’Augusto Pinochet, de 1973 à 1990].
Fernando, 77 ans, ancien employé de bureau à la retraite, a été durant vingt-six ans un client assidu du Nilo et du Mayo. “Ici se retrouvaient tous ceux qui cherchaient un peu de compréhension, un moyen d’apaiser leur conscience. Moi, ici, je me suis fait vingt copains parmi des jeunes. Et regarde-moi, il faut que j’atteigne presque 80 ans pour raccrocher le string ! s’amuse-t-il. Les premiers temps, j’étais prudent, incrédule, et puis je me suis détendu. Ensuite tout est devenu facile. Il y avait toujours quelqu’un qui avait besoin d’un câlin, faute d’être compris chez soi. Ou simplement parce qu’à la maison il n’y avait pas ce qu’il y avait ici, explique Fernando. Ici, on est bien, les gens sont là pour une raison simple : satisfaire leurs instincts. Ni plus ni moins !”
“Ici, cela se passe entre hommes, pour certains mariés. Du sexe brut… Il fallait essayer de faire attention. Atteindre la fin de ma vie en bonne santé, cela tient de l’exploit”, se félicite cet habitué. Juan Carlos, 82 ans, est malentendant et souffre de difficultés d’élocution ; depuis 2017, il pouvait passer des après-midi entières dans l’obscurité du Nilo.
C’est un lieu où l’on venait s’amuser et discuter. On pouvait parler en toute franchise. Je me suis fait de bons amis, se souvient-il avec une once de nostalgie. Nous avons échangé nos numéros de téléphone, et nous nous retrouvons parfois pour déjeuner ou prendre un goûter.”
Sous le joug de la censure
Selon F. G., l’ancien maître de maison de ces cinés pornos, à l’âge d’or de ces salles, les films de Bruce Lee faisaient venir plus de 3 000 spectateurs par semaine. De leur côté, les films X commandés aux États-Unis ou en Europe ont commencé à arriver à Mendoza, en Argentine, où les bobines étaient coupées ou remontées avant de passer devant le Comité de qualification cinématographique du Chili. Si la censure chilienne n’approuvait pas le film, il repartait dans son pays d’origine, et c’était des mois de travail et de l’argent perdus.
Eduardo a été un habitué trente-neuf années durant. Il a quelques kilos en trop, des joues roses et les cheveux blancs, et un sourire contagieux. Aimable avec tous les clients, il s’est offert un petit plaisir durant les dernières heures de l’établissement, celui de jouer au guichetier, et s’est amusé à raconter qu’une grande vente des fauteuils du cinéma allait avoir lieu. Eduardo est un blagueur et un bon vivant.
Nous ouvrons les rideaux et entrons ensemble dans la salle. Tandis qu’à l’écran passe une scène de sexe oral sur de la musique classique, il m’entraîne vers ce qui fut le coin préféré de ses ébats avec d’autres hommes – au dernier rang, sur le côté droit de la travée principale. Et là, d’une voix forte et fière (qui perturbe les activités érotiques en cours autour de nous), il entame un récit détaillé et humoristique de ses moments de volupté les plus acrobatiques vécus ici. Plusieurs personnes s’indignent et exigent le silence, et nous partons en riant.
Des codes d’usage calibrés
C’est Eduardo qui m’explique les codes et le langage non verbal en vigueur dans les salles X. Des pieds posés sur le fauteuil de devant signifient : n’approchez sous aucun prétexte. Jambes croisées ? Merci de garder vos distances ou d’entamer une approche en douceur. Jambes écartées : tout est permis. Si la flamme d’un briquet brûle dans l’obscurité, son propriétaire est un “allumeur” qui n’attend que d’être abordé. Mais il est une règle essentielle de la vieille école : non, c’est non. Et tout contrevenant se faisait mettre dehors sans ménagement. La majeure partie des habitués du ciné racontent cependant avoir très rarement assisté à des bagarres.
“Sous la dictature, c’était très risqué. C’était mal vu mais tellement bon, l’interdit était si savoureux. La transgression est un plaisir en soi, et ça donne même envie de tout envoyer valser. Le régime était très homophobe, mais ici on osait, et c’était d’autant plus enivrant”, se souvient Eduardo.
Des signaux avaient même été instaurés pour nous. Il y avait un bouton au guichet et, s’il y avait une descente de flics, une lumière rouge s’allumait pour prévenir les clients. On avait le temps de se rhabiller et de faire comme si de rien n’était. L’équipe du cinéma nous protégeait.”
Une aide contre les tabous
La veille de la fermeture, P. a été licencié après avoir travaillé plus de 40 ans au Nilo et au Mayo, et vécu de grands moments. Entre autres nombreuses anecdotes, il se souvient de ce jour, au début des années 1990, où il s’est trompé au moment du changement de bobine et a passé une scène explicite de pénétration comme il ne s’en était jamais vu – ce qui lui a valu de longues minutes d’applaudissements et de vivats. P. se rappelle aussi cette belle femme de 39 ans, mariée à un homme très pieux et plein de tabous sexuels, venue un beau jour de 2009 demander de l’aide. P. lui a conseillé de consulter un psychologue, qui à son tour l’a renvoyée vers la salle X : l’employé a ensuite ouvert la salle au couple certains soirs de fermeture, pendant qu’il faisait le ménage. “Les films pornos ont assaini notre couple”, a confié cette femme à P. Lorsqu’elle est tombée enceinte, le couple a tenu à le remercier en lui offrant des pâtisseries et 20 000 pesos [environ 25 euros]. Depuis, ils ont eu quatre enfants et n’ont jamais cessé de fréquenter le cinéma pour assouvir leurs fantasmes.
La municipalité de Santiago aurait repris le contrat de location, avance l’ancien locataire, qui dit n’en savoir guère plus, à part des rumeurs de création d’une crèche. Selon d’autres, la mairie devrait annoncer prochainement la création d’un centre culturel dans l’ancien cinéma. Interrogés par nos soins, les services municipaux n’ont aucune annonce à faire.
Lucho Tabilo Castillo