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jeudi 23 juillet 2009

De riches philanthropes privatisent la nature sauvage

Couverture de l'ouvrage Eco Barons

Et si, pour sauver les derniers es­paces vierges de la planète, il suffisait de les acheter? L’hypothèse a paru suffisamment sérieuse pour convaincre une poignée de milliardaires soucieux d’environnement de tenter l’aventure et d’acquérir d’im­­menses territoires dans le but de les sanctuariser. Le mouvement ayant pris une certaine ampleur ces dernières années, le journaliste américain Edward Humes, lauréat du prix Pulitzer, lui consacre un ouvrage cette année sous le titre Eco Barons [éd. Ecco, inédit en français]. L’affaire est née d’un sentiment d’urgence. Les terres vierges, qui paraissaient encore infinies il y a quelques décennies, se sont réduites comme peau de chagrin. Or, avec la disparition de ces espaces, ce sont des réservoirs de CO2 et de biodiversité qui se volatilisent. De plus, la nature n’a-t-elle pas le droit d’exister pour elle-même, qu’elle serve l’homme ou non ? Dans un cas comme dans l’autre, il est toujours difficile d’assister sans réagir à cette agonie.

Les “écobarons” ont choisi. Du haut de leurs immenses fortunes, ils ne se sentent individuellement plus en droit de laisser faire. Et la manière la plus efficace à leurs yeux est de se rendre maîtres de la situation, donc de la Terre. L’un des plus célèbres, Douglas Tompkins, cofondateur et ancien patron de la société de vêtements Esprit, a joint très tôt le geste à la parole. Depuis une quinzaine d’années, il est propriétaire en Patagonie de quelque 8 000 km2 de nature sauvage et a créé sur ces terres, tant en Argentine qu’au Chili, des “ré­serves privées”. Il entend léguer à terme ces terres aux Etats concernés, seules entités à même de leur accorder le statut solide et en principe définitif de parcs nationaux.

Ils ont acquis de grands espaces aux États-Unis

Ce genre d’initiative ne se limite pas au sud de la planète. Roxanne Quimby, par exemple, la créatrice des produits de soins corporels Burt’s Bees, a acheté des pans entiers de la très ancienne forêt du Maine. Ted Turner, le fondateur de CNN, a acquis quelque 8 000 km2 de terres dans différents Etats de l’Ouest américain, ce qui fait de lui le plus grand propriétaire foncier particulier de son pays. Quant au philanthrope suisse Hansjörg Wyss, patron du fabricant de produits médicaux Synthes, il a fait ­l’acquisition de grands espaces dans l’Utah et le Montana.

Pour les écobarons, “ce qui est bon pour la planète est bon pour l’humanité”. Facile à dire, quand on est milliardaire et qu’on n’a plus besoin de lutter jour après jour pour vivre dans le confort. Il se trouve que tout le monde ne partage pas une telle situation, et par voie de conséquence un tel point de vue. En dépit de leurs bonnes intentions, les écobarons ont fréquemment ­rencontré de vives résistances là où ils ont commencé à appliquer leurs méthodes.

“Il faut obtenir la collaboration des habitants”

Ted Turner s’est aliéné de nombreux propriétaires de ranch de l’Ouest américain en introduisant des loups dans ses réserves. A ses yeux, la re­constitution d’une nature sauvage passait forcément par là. Mais ses voisins éleveurs ne l’ont pas entendu de cette oreille. De nombreuses têtes de bétail n’avaient-elles pas péri quel­ques années plus tôt, du côté du parc de Yellowstone, à la suite d’une initiative semblable ? Le fondateur de CNN est depuis lors traité comme un paria dans la région, et plusieurs des carnassiers qu’il avait fièrement introduits ont été retrouvés morts, une balle dans la peau. Roxanne Quimby s’est également mis à dos de nombreux compatriotes en tentant de préserver les antiques forêts du Maine.

Lorsqu’elle a signifié son intention de fermer son domaine aux chasseurs et aux motoneiges, elle a aussitôt été accusée de vouloir “dépeupler la région”. Protéger la nature ­revenait là aussi à s’en prendre à des intérêts humains, liés cette fois au commerce et au tourisme. Mais c’est Douglas Tompkins qui a suscité les critiques les plus virulentes. Parce qu’il avait eu le malheur de dénoncer une entreprise d’aquaculture qui massacrait des lions de mer afin de préserver ses poissons, il a subi un tir groupé d’accusations, dont celle de mettre en danger la sécurité nationale du Chili. Pour qui se prenait donc cet Américain venu acheter des espaces immenses, là où le territoire du pays est le plus étroit et le plus difficile à défendre ?

Les écobarons, trop sûrs de leur puissance et de leur bon droit, ont commis des erreurs grossières. Mais leurs méthodes sont-elles pour autant condamnables ? “Dans l’absolu, il est évidemment préférable de sanctuariser des territoires par des moyens démocratiques au terme de larges consultations”, répond Philippe Roch, ex-directeur de l’Office fédéral de l’environnement, des forêts et du paysage. “Mais un meneur s’avère parfois indispensable. L’idéal est que celui-ci se montre capable de rassembler plutôt que d’imposer.” “On peut créer un parc et le verrouiller, bien sûr, mais ce n’est pas une bonne solution”, remarque Caspar Bijleveld, directeur du Papiliorama de Chiètres et fondateur de la réserve naturelle de Ship­stern, au Belize, réserve qu’il a justement constituée en en achetant le terrain. “Si vous voulez tenir sur le long terme, il est essentiel d’obtenir la collaboration des populations locales. Et vous y parviendrez si la zone protégée présente des avantages pour elles.” Plus facile à dire qu’à faire. Si la réserve naturelle de Shipstern a séduit rapidement une communauté locale engagée dans le tourisme, elle a suscité plus de réticences chez une autre, constituée d’agriculteurs et de forestiers. Et il a fallu l’intervention des autorités pour normaliser les relations. On ne pré­serve pas la nature en oubliant l’homme.