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dimanche 12 juillet 2009

Le goût des causes perdues

Ses discussions philosophiques avec le compagnon de son existence solitaire, le chat Simenon, « gros et ronchon ». L’écoute de ses musiques préférées, les tangos, Chet Baker, Gustav Mahler. La lecture de ses chers poètes et écrivains. Et le goût des causes perdues, par amour de la justice et parce que, tout désenchanté que l’on soit, la révolte fait « rêver d’un monde organisé différemment ». Aussi, quand on s’adresse à lui pour qu’il trouve le tueur qui a sauvagement assassiné le jeune Péruvien Alberto Coiro, un coureur de jupons qui travaillait à La Poderosa, une boutique du barrio Franklin, il n’hésite pas à se lancer dans cette affaire. Qui dans la police pourrait bien s’intéresser au sort d’un « cholo sans le sou » ? Le climat de racisme et de nationalisme exacerbé qui règne à Santiago éclate sur les murs en graffitis obscènes : «A mort les Péruviens. Ils font entrer au Chili la tuberculose et la syphilis.»

En faisant que son héros se heurte à d’inextricables difficultés, Ramón Díaz-Eterovic mène le lecteur à la découverte de personnages à travers lesquels on ausculte le Chili d’aujourd’hui, peuplé de témoins d’un passé et d’un présent difficiles : Encina, ancien cadre d’un groupe financier tombé à la rue et devenu pilier du bar L’Arnaqueur, « une cambuse fréquentée par les rats les plus affamés de la ville » ; Anselmo, un ami, jadis jockey à succès que « Don Heredia », comme il l’appelle, en hommage au poète, a tiré jadis des griffes de « quelques truands du monde hippique », et qui vient de rouvrir le kiosque à journaux ; le vieux Franklin Serón, un autre ami, flic à la retraite, jadis sanctionné pour avoir milité au Parti socialiste, pressé de brûler ses archives maintenant qu’il est tout près de la mort ; la jeune et brune Violeta, venue du Pérou, serveuse au Rocco, un bar de Bellavista où elle prépare le pisco sour, réduite à vivre dans un parking aménagé en une vingtaine de cases.

Parfois, tout un quartier prend corps, tel le marché aux puces du Bío Bío où, parmi la foule, un chanteur des années 1970 essaye d’écouler ses cassettes tandis qu’un libraire d’occasion, naguère poursuivi par la police, « arbore une bedaine de saint Nicolas ».

Noir, ce roman l’est puisqu’il plonge dans l’enfer des jeux clandestins et de la drogue. Mais le noir vient surtout de l’observation d’une réalité sociale qui nous est restituée par une profusion d’images. « La ville est pleine de gens qui survivent dans leur coin, marginalisés, sans illusions, réduits à l’état de bête. Il suffit de parcourir le centre de Santiago pour voir les clochards qui passent la nuit près des grandes portes de la Banque d’Etat, au pied des statues de nos héros ou devant les vitrines illuminées des grandes chaînes commerciales. Tout le monde les regarde, mais personne ne les voit. » Un roman très attachant par son ton et son humour, qui nourrit une méditation sur l’art de vieillir.

Françoise Barthélem

La couleur de la peau, de Ramón Díaz-Eterovic, traduit de l’espagnol (Chili) par Bertille Hausberg, Métailié, Paris, 229 pages, 18 euros.