Les habitations sont presque toutes regroupées à Hanga Roa : jusqu’en 1966, l’île, rattachée à l’Etat du Chili depuis 1888, était livrée aux moutons d’une compagnie écossaise ; les humains, eux, étaient parqués dans le bourg, avec interdiction de vaquer. Presque tous les 7 000 habitants y vivent toujours. Un panneau leur indique la direction à suivre en cas de tsunami. Le dernier séisme en date, celui du 16 septembre, n’a finalement suscité que quelques sueurs froides, alors qu’il a causé 13 morts au Chili. Mais d’autres vagues géantes en 1960 avaient renversé les quinze moaïs alignés du site de Tongariki. Ces colosses de 40 à 90 tonnes ont été redressés en 1992 grâce à de généreux mécènes.
La mer a beau se montrer parfois menaçante, la culture locale, tout entière, lui est vouée. Les Pascuans continuent de s’adonner avec assiduité à la pêche côtière à la manière des Rapa Nui, ces descendants de Polynésiens qui ont occupé le territoire parmi les premiers. Même s’ils ne représentent plus qu’un bon tiers de la population à côté de nouveaux venus espagnols, français et surtout chiliens, même si le tourisme est devenu la principale ressource de l’île – 80 000 visiteurs sont venus jusqu’ici en 2014, contre 3 800 douze ans plus tôt –, cette pêche ancestrale reste inscrite au cœur même de l’île, de son quotidien, de ses fêtes.
Au petit matin, sur son canot, Simon Pakarati lâche dans l’eau sa ligne lestée d’une pierre, qui peut plonger jusqu’à 80 mètres de fond. Il la tient au bout du doigt comme ont dû le faire ses ancêtres avant lui et remonte deux poissons volants. La prise est décevante. Il y a peu, on pouvait attraper cinq ou six thons jaunes (ou albacores) en une grosse journée de travail. Ce n’est plus le cas. Espadons, barracudas, requins-marteaux et requins des Galapagos, mais aussi baleines à bosse et tortues… les grands carnivores et les migrateurs qui fréquentent les parages comme une oasis au milieu du grand bleu se font de plus en plus rares.
Le thon jaune (ou albacore) reste le poisson le plus prisé. Il n'y a pas si longtemps, on pouvait en rapporter 5 à 6 en une grosse journée de travail. Ce n'est plus le cas.
« Ce ne sont pas nos pêcheurs qui ont vidé la mer, mais les bateaux industriels. On voit leurs lumières la nuit à l’horizon », assure Sara Roe. La soixantaine, visage buriné par le soleil généreux et longue chevelure noire à la tahitienne, elle préside Hanga Riko, la première association de pêcheurs locale à s’être mobilisée pour réclamer que ces eaux soient protégées.
Surexploitation des océans
Selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, plus de 90 millions de tonnes de poissons et d’invertébrés dans le monde sont extraits de l’eau chaque année par les flottes industrielles, tuant au passage phoques, tortues, oiseaux. Autour de l’île de Pâques, ces navires sont chinois, espagnols, coréens, russes, indique la marine chilienne. Jusqu’à présent, celle-ci n’y pouvait pas grand-chose : il lui faut six jours de mer pour venir jusqu’ici. Elle y mène une dizaine d’opérations de contrôle par an. La surexploitation des océans pascuans se mesure aussi dans les criques, où des quantités croissantes de flotteurs, filets, casiers et autres déchets de plastique s’amoncellent.
Les Pascuans continuent de s’adonner avec assiduité à la pêche côtière, comme les premiers habitants de l’île, les Rapa Nui.
« Nous voulons une réserve marine, pas seulement pour nous, mais parce que ce sera bénéfique pour le monde entier. Tous les pays doivent nous soutenir », assure Sara Roe. Pour mettre fin au pillage, la majorité des Pascuans ont prévenu qu’ils ne se contenteront pas de quelque aire marine protégée aux règles un peu floues : ils veulent l’établissement d’une vaste « no take zone » à l’américaine dont on ne pourra tirer ni poisson, ni coquillage, ni aucune autre ressource. L’interdiction pure et simple s’appliquerait sur une étendue de 720 400 km2, presque aussi vaste que le Chili. Les alentours de l’île de Pâques constitueraient alors l’une des plus grandes réserves marines au monde. Seule une couronne de presque une centaine de kilomètres de large serait réservée à la pêche côtière des Pascuans.
« NOUS VOULONS UNE RÉSERVE MARINE, PAS SEULEMENT POUR NOUS, MAIS PARCE QUE CE SERA BÉNÉFIQUE POUR LE MONDE ENTIER. »
Leurs eaux n’ont pas l’exubérance de certains fonds tropicaux : cristallines, elles sont assez pauvres en nutriments, mais elles comptent au moins 25 espèces de poissons endémiques. Les homards, les langoustes, les poissons volants s’y plaisent et les coraux y sont en bonne santé. Les maintenir et faire revenir les grands carnivores, tels seraient les enjeux affichés de la réserve. Il y a aussi chez les Rapa Nui le souhait de redorer une réputation entachée par l’accusation d’avoir eux-mêmes inconsidérément saccagé leur environnement, de l’avoir déboisé avant l’arrivée des premiers Européens.
Pour relayer leur message, les Pascuans, perdus au milieu de l’océan, peuvent désormais compter sur de riches organisations philanthropiques, la Fondation suisse Bertarelli et l’américaine The Pew Charitable Trusts, qui défendent l’établissement d’une aire totalement protégée autour de l’île de Pâques.
« On a rencontré les gens de Pew sur un marché aux poissons il y a deux ans et trois mois, se souvient Sara Roe. Nous, on les a poussés à aller parler de la réserve au gouvernement chilien. Eux, ils nous ont pris par la main, nous ont aidés à prendre contact avec la marine chilienne, les ministres… C’est comme ça que j’ai reçu une invitation pour présenter notre projet à Washington. » Avec des financements d’ONG, précise-t-elle, ainsi que de la part « du prince Albert de Monaco », très impliqué dans la conservation des océans, Sara Roe a pu participer en juin 2014 à la conférence internationale intitulée Our Ocean, durant laquelle plusieurs responsables politiques – dont le président américain, Barack Obama – ont exprimé leur intention de créer au total plus de trois millions de km2 supplémentaires de grandes réserves marines. La seconde édition de ces rencontres doit avoir lieu à Valparaiso les 5 et 6 octobre et pourrait bien donner au Chili l’occasion d’annoncer la naissance de la réserve autour de l’île de Pâques.
Enjeu politique pour les Rapa Nui
Ce rendez-vous-là se prépare dans la capitale, Santiago. « Nous n’avons pas plusieurs océans dans le monde, mais un seul, prévient, affable, le ministre des affaires étrangères, Heraldo Muñoz. Si nous ne le défendons pas, les générations futures en feront les frais. » Le dossier pascuan y sera-t-il officialisé lors de Our Ocean? « Nous y sommes favorables. Mais les Rapa Nui sont très indépendants, très soucieux de leur héritage culturel, nous tenons à nous montrer très respectueux de leurs droits, ce sont eux qui décideront au final », tempère prudemment le ministre.
Car la réserve marine constitue aussi un enjeu politique pour les Rapa Nui, témoins du passé tumultueux de leur île, où ils ont plus d’une fois été maltraités par leurs colonisateurs. À Hanga Roa, il arrive qu’un café affiche un drapeau réclamant l’indépendance, alors que la majorité des Pascuans penche plutôt pour davantage d’autonomie. La méfiance vis-à-vis du gouvernement fait, elle, l’unanimité et se cristallise sur le parc national.
Celui-ci, classé aussi au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1996 pour ses trésors archéologiques, occupe une bonne moitié des terres. Il est géré par l’Etat et les droits d’entrée qu’il génère partent directement à Santiago. Aussi, quelques mécontents ont occupé de mars à juillet la route qui y mène, privant les touristes de visite et les autorités nationales de subsides. Ils n’ont levé le camp qu’en échange de la promesse d’une consultation de la population, le 25 octobre, au sujet de l’administration de ce parc dont ils se sentent dépossédés.
Pas question de revivre cette expérience avec la réserve marine, ils l’ont écrit dans leur proposition envoyée début septembre à Heraldo Muñoz et aux nombreux autres ministres concernés. En plus de préserver la pêche côtière, le projet pourrait aussi «devenir un exemple pour les relations entre l’Etat et les peuples autochtones et permettre au Chili de se positionner comme un chef de file mondial pour la conservation marine ».
Chaque semaine depuis quatorze mois, des associations de pêcheurs, des membres du conseil des anciens, du secteur touristique, des centres de plongée, des élus locaux se sont réunis autour de la table ronde de la mer, débattant du périmètre exact de la zone à préserver, de son mode de gestion et même de son nom. Personne ne veut plus entendre parler de « parc », ni national ni marin.
« ÇA FAIT DES DÉCENNIES QUE LES BATEAUX PIRATES PRENNENT NOS POISSONS POUR EN FAIRE DE LA FARINE ! UNE FAMINE SE PRÉPARE DANS LE MONDE »
Au nom des anciens, Alberto Hotus, 86 ans, participe à la table ronde et se passionne : « Ça fait des décennies que les bateaux pirates prennent nos poissons pour en faire de la farine ! Une famine se prépare dans le monde, pronostique cet ancien infirmier militaire, qui dit avoir connu la faim ici. Pour nourrir l’humanité entière, il faut changer nos façons de faire, préserver et diversifier les ressources, ne pas prendre que du thon et laisser les poissons grandir ! »
Les stocks ont diminué à cause de la pêche industrielle autour de l’île de Pâques.
Ces sages préceptes écologistes sont largement partagés désormais, sauf chez quelques récalcitrants, comme cette association de pêche – on n’en compte pas moins de six sur l’île –, qui redoute d’être progressivement empêchée d’exercer. L’un de ses membres, Petero Hito, rapporte qu’il venait juste d’investir dans un moteur plus puissant. Pourquoi n’aurait-il plus le droit de naviguer où il veut ?
Chemise à fleurs, le maire de l’île, Pedro Edmunds Paoa – un ancien chef d’entreprise –, reçoit les participants à la table ronde autour d’un barbecue de poissons. Et ne manque pas de les saluer en rapa nui. « Nous exigeons de protéger jusqu’à l’île Sala y Gomez, à l’est. Pour nous, celle-ci s’appelle Motu Motiro Hiva et fait partie de notre aire culturelle, insiste-t-il. Là-bas, l’Etat a créé en 2010 un “parc marin” qui n’est que de papier, sans investissement pour la surveillance, sans recherches scientifiques et sans nous consulter ! Nous l’avons appris dans les journaux. Ce n’est plus possible de décréter cela comme au temps de Pinochet ! »
Les Pascuans comme le gouvernement ne manqueront probablement pas de s’accuser mutuellement de mauvaise volonté si survenait un éventuel accroc de dernière minute. Cependant, chacun sait que le dossier ne se traite pas uniquement à deux, mais de fait à trois, avec les bailleurs de fonds.
« On se faisait spolier »
La Fondation suisse Bertarelli, créée par une famille d’origine italienne héritière d’une des plus grosses entreprises mondiales de biotechnologie, a mis entre 3,5 et 4,4 millions d’euros dans le projet de réserve. « En quatre ans, cet argent a essentiellement servi à financer les études scientifiques sur l’écosystème et à payer une première série d’images satellites destinées à surveiller l’activité des bateaux de pêche dans la zone », confie Damian Jensen, qui représente cette organisation.
À Hanga Roa, deux ou trois personnes de Pew Charitable Trusts – qui ne souhaite pas révéler les montants qu’elle consacre à faire naître la future réserve – travaillent en permanence à arrondir les angles et à vanter les bienfaits de la conservation auprès des 400 familles les plus anciennes de l’île, tandis que d’autres mènent un lobbying assumé auprès des autorités chiliennes. « Avant qu’ils arrivent, on ne savait pas à quel point on se faisait spolier, témoigne le maire. Ils ont emmené certains d’entre nous à Santiago pour discuter et voir comment ça se passe dans d’autres réserves marines du Pacifique, en Nouvelle-Zélande, aux Fidji, à Palau.» Une telle générosité interroge les Pascuans, reconnaît-t-il, en concluant : « J’espère qu’ils ne nous trahiront pas. »
« Si nous sauvons la pêche traditionnelle, nous sauverons aussi la culture de cette île qui me tient particulièrement à cœur, assure Matt Rand, qui dirige le programme de création de réserves marines pour Pew. Mais pourquoi s’être lancé dans un défi pareil sans garantie de succès ? « Seul 1 % de l’océan est vraiment sous protection, et il n’y a pas tant d’endroits que ça où fonder une réserve de cette taille, répond Matt Rand. On ne peut le faire qu’avec des fonds marins en bon état et qui ne sont pas déjà exploités par l’industrie. Contre les activités économiques, il est trop difficile de lutter. »
Avec la Fondation Bertarelli, Pew s’emploie à faire éclore une autre zone protégée géante dans le Pacifique sud, autour de l’île Pitcairn, à 2 000 km de là. Comme ses habitants – les plus proches voisins des Pascuans – ne sont qu’une cinquantaine, ils n’auraient certes pas les moyens d’administrer un espace pareil sans les bailleurs de fonds internationaux prêts à financer des satellites de surveillance.
Les moaïs, statues de pierre face à l'océan. L'île de Pâques leur doit d'être classée au patrimoine mondial de l'humanité par l'Unesco.
Au total, Pew s’est fixé pour objectif d’obtenir la création de 15 « no take zones » d’ici à 2022, d’au moins 257 000 km2 chacune, isolées et bien surveillées, avec comme partenaire la Fondation Bertarelli dans la plupart des cas. Cette dernière soutient de son côté la préservation des eaux de l’archipel des Chagos avec le gouvernement britannique dans l’océan Indien. A terme, cette aire protégée-là, celle de l’île de Pâques et celle de Pitcairn devraient constituer les trois plus vastes réserves marines du monde. Cette façon de chercher à mettre sous cloche d’aussi larges portions de l’espace marin finit par inquiéter certains, qui y voient une forme d’appropriation. « Nous ne créons rien, nous proposons notre aide aux gouvernements concernés, c’est tout », minimise Matt Rand.
À près de 14 000 km de là, à Paris, l’océan ne fera pas partie des négociations de la COP21, la conférence des Nations unies sur le changement climatique, mais seulement de l’agenda de la société civile. Le milieu marin, qui souffre de surexploitation, de réchauffement et d’acidification, est pourtant l’un des deux poumons de la planète avec les forêts. Blanchiment des coraux, poissons juvéniles engloutis par des légions de méduses, zones côtières privées d’oxygène, mammifères perdant leurs repères en même temps que le bruit des lourds chaluts et des extractions industrielles gagnent les fonds… On n’en finirait pas de dresser l’inventaire de tous ses maux.