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LE PRÉSIDENT ARTURO ALESSANDRI A MÊME VU SON PORTRAIT FINIR SUR DES BILLETS DE BANQUE, AU TEMPS DE L’ESCUDO CHILIEN (REMPLACÉ PAR LE PESO EN 1975). |
CHILI, le 15 juin 2017. Histoire - De toutes les histoires que les vents puissants du grand océan colportent au gré des bourrasques, l’une des plus secrètes est sans doute celle de l’homme qui voulut vendre l’île de Pâques au Japon. Alors président de la République du Chili, Arturo Alessandri, avec la complicité de son ministre de la Défense, essaya de se débarrasser à bon compte de cette île qui n’intéressait personne à Santiago. Et la vente fut bel et bien à deux doigts de se réaliser, dans le plus grand secret !
LE PRÉSIDENT ALESSANDRI PALMA ET SON CHIEN ULK EN 1932 |
Tout commença le 8 juin 1937 pour se terminer le 9 août de la même année.
Ile de Pâques et Sala y Gomez
Officiellement, le 8 juin 1937, il y a exactement 80 ans, le gouvernement chilien, via son président Arturo Alessandri et son ministre de la Défense, faisait officiellement savoir que l’île de Pâques était mise aux enchères au plus offrant, les pays sollicités étant le Japon, les États-Unis, l’Allemagne et l’Angleterre. Dans la « corbeille », toute l’île de Pâques (avec la pleine souveraineté qui s’y attachait) et l’îlot de Sala y Gomez (à 391 km au nord-est de Rapa Nui, d’une superficie de 0,15km2, inhabité). Motif de la vente, la situation financière désastreuse du Chili après une décennie de crise, liée, entre autres, à la grande dépression de 1929 aux États-Unis.
L’offre pouvait paraître honnête, mais les dés avaient été pipés par le président du Chili lui-même, Arturo Alessandri. Le 10 juin 1937, un télex codé de la légation du Japon à Santiago parvenait à Tokyo, télex dans lequel il est écrit, parlant du président chilien : « il souhaite savoir si le gouvernement japonais est intéressé par cette acquisition ; cette information devrait être communiquée à votre gouvernement ; nous espérons une réponse rapide du fait que pour l’heure, nous n’avons pas communiqué l’information à d’autres pays ». En plus clair, Alessandri ne souhaitait pas réellement passer par des enchères publiques, préférant vendre en toute discrétion Rapa Nui aux Japonais, « ni vu ni connu ».
Une affaire très sensible
Personne, sur l’île, n’avait bien entendu été mis au courant, pas plus que les Chiliens sur le continent.
Le diplomate nippon Hara prit l’affaire très au sérieux, et toutes les négociations entre les diplomates japonais en poste à Santiago et leur hiérarchie à Tokyo furent menées en utilisant le code secret réservé aux affaires très sensibles.
La lecture de ces échanges est intéressante, car elle permet de mieux comprendre les motivations du président chilien : « La marine chilienne a besoin de construire de nouveaux croiseurs et autres bâtiments de guerre, et pour cela, elle a besoin de nouvelles sources de financement ; d’où la proposition de vendre quelque îles de peu d’importance pour le Chili».
Les Japonais hésitaient. Ils venaient de s’allier avec l’Allemagne nazie et l’Italie pour combattre le communisme, le Japon venait d’annexer la Mandchourie et l’Occident connaissait parfaitement bien ses visées expansionnistes sur le Pacifique et l’Asie, visées qui inquiétaient l’empire britannique autant que les Américains.
Alessandri, deux fois président de la République
Arturo Fortunato Alessandri Palma (20 décembre1868 - 24 août 1950) est l’homme politique qui voulut vendre Rapa Nui aux Japonais. Avocat chilien, patriarche d’une riche famille d’origine italienne (les Alessandri), il fut élu à la présidence de la République chilienne par deux fois : une première fois de 1920 à 1925 et une seconde fois de 1932 à 1939. C’est durant cette seconde période, son pays en proie à des difficultés financières liées aux suites de la crise de 1929, qu’il chercha par tous les moyens à assainir les comptes publics, dans le rouge vif.
HOMMAGE AU PRÉSIDENT
DE LA RÉPUBLIQUEVu sous le seul angle de la vente en catimini de l’île de Pâques, il pourrait paraître un président quelque peu fantaisiste, mais en réalité, il est considéré, aujourd’hui encore, comme l’un des hommes politiques chiliens les plus marquants du XXe siècle. C’est lui qui, un peu à la manière du général de Gaulle en France, instaura un régime présidentiel fort pour faire cesser les crises politiques liées à un parlementarisme débridé.Jeune, il fut éduqué en partie en français, au collège des Pères des Sacrés Cœurs de Picpus à Santiago, avant de se consacrer à des études de droit. Il prit en main les destinées de la bibliothèque du Congrès national du Chili en 1893 et se lança dans la vie politique en 1897, avec une carte du Parti libéral. Président de la République en 1920, il se trouva confronté à une première crise économique majeure : le Chili tirait une grande partie de ses revenus de l’exploitation des gisements de salpêtre, au nord du pays, et la fin de la première guerre mondiale sonna le glas de cette exploitation. Sa politique sociale tomba à l’eau, faute de moyens et faute de majorité au Congrès. Une crise politique (et militaire) majeure le décida à renoncer à ses fonctions et à démissionner, son premier mandat se terminant par un coup d’État militaire. Le parlementarisme était à bout de souffle et Alessandri revint toutefois en 1925 pour finaliser une nouvelle constitution nettement plus présidentielle dans son esprit.Obligé de renoncer à ses fonctions une seconde fois, face à l’intransigeance des militaires, Alessandri ne redevint président de la République du Chili qu’en 1932.Cette fois-ci, ce furent les conséquences de la crise de 29 qu’il dut affronter, avec l’épisode de la quasi-vente de l’île de Pâques au Japon. Alessandri, au terme de son mandat de président en 1938, demeura un homme politique de premier plan (il fut président du Sénat) jusqu’à ce qu’une crise cardiaque l’emporte à l’âge de 81 ans, alors qu’il siégeait toujours au Sénat en tant que président de l’institution.
Les Américains dans la course
Finalement, le Japon décida qu’il était urgent d’attendre et de se donner le temps de la réflexion, d’autant que le 1er juillet, le président Alessandri, dans un éclair de lucidité, avait tout de même cru bon de prévenir ses interlocuteurs nippons qu’il lui faudrait quand même l’aval du Congrès pour se séparer d’une partie, même lointaine et infime, du territoire national.
À la même date, les Japonais apprirent que la même offre avait finalement été faite aux Américains, de manière à faire monter les enchères et à ménager la susceptibilité de l’Oncle Sam, chatouilleux dès lors qu’il s’agissait de géopolitique dans « sa » mer.
La grosse bourde chilienne
De ces informations fournies par les Chiliens ressortaient plusieurs éléments : le sol de l’île était quasiment stérile, l’île elle-même était très isolée, le sous-sol ne contenait aucune richesse potentielle, il n’y avait aucun port pour un ancrage sûr et enfin, sur le plan stratégique, l’emplacement de Rapa Nui dans ce secteur du Pacifique Sud était sans aucun intérêt. La preuve en était donnée par le Chili lui-même qui n’y avait jamais rien construit et qui ne s’en servait que pour y entasser des lépreux et des criminels…
4 raisons de ne pas acheter
CARTE DE MU SELON JAMES CHURCHWARD. |
Hiro Hito, en pleine guerre avec la Chine (que son pays avait envahi) ne finalisa pas l’achat de l’île de Pâques, compte tenu du peu d’intérêt stratégique de Rapa Nui, très mal mise en valeur par les autorités chiliennes de l’époque.
Avouons qu’un tel tableau avait de quoi refroidir les ardeurs des Japonais, et d’ailleurs le 23 juillet, le directeur nippon des Affaires américaines, M. Yoshizawa, écrivait à M.Toyota, directeur de l’administration au ministère de la Marine et à M. Tamura, le président de Nippon Suisan, la maison mère de la compagnie de pêcheries, que l’île de Pâques ne présentait pas réellement d’intérêt pour quatre raisons :
1) Rapa Nui n’avait effectivement aucun intérêt stratégique, même s’il valait certes mieux en disposer. 2) Dans le futur, quand l’aviation serait développée, l’île aurait peut-être une valeur, mais pour l’heure, ce n’était pas le cas. 3) Sur le plan des ressources halieutiques, on peut certes y bâtir une base de pêche, mais l’avis de spécialistes et du ministère des Pêches devait confirmer cette possibilité. 4) Sur le plan diplomatique, il est clair que les États-Unis s’opposeraient à l’installation de Japonais dans ce secteur, et que de ce fait, seule une base militaire pourrait s’y maintenir, ce qui rendait caduque l’idée d’en faire une base civile de pêche.
Seconde guerre sino-japonaise
Un autre facteur entra en ligne de compte dans la négociation : du côté du front chinois, l’envahisseur japonais n’avait pas bonne presse sur le plan international et tout bascula très vite à la mi-1937 : le 7 juillet intervint l’incident du pont de Marco Polo, à 16 km de Pékin seulement, qui vit les forces chinoises et japonaises entrer en conflit ouvert, trois ans après l’annexion par le Japon de la Mandchourie, au nord de la Chine.
Le conflit sino-japonais entrait dans sa phase la plus violente, l’armée impériale japonaise allant, début août, jusqu’à s’emparer de Pékin. Ce que l’on appela la seconde guerre sino-japonaise était déclarée, et ipso facto, l’île de Pâques devenait un souci annexe pour le pouvoir à Tokyo.
On peut considérer que cette vente de Rapa Nui au Japon tomba définitivement à l’eau le 9 août 1937, date à laquelle, un courrier officiel des autorités japonaises faisait savoir au président Alessandri que l’empire du Soleil levant déclinait l’offre chilienne.
Une affaire étouffée par la guerre
Très vite, le monde, et plus particulièrement le Pacifique après Pearl Harbour, allaient connaître des soubresauts tels que cette petite histoire secrète et avortée tomba dans l’oubli, étouffée par le bruit des canons, des bombes et des torpilles dans toute la partie ouest du vaste océan.
À l’extrême est du grand conflit mondial, Bora Bora se trouva stratégiquement intéressante pour les Américains qui y construisirent la base dont la Polynésie se souvient, tandis que plus à l’est encore, dans une zone complètement isolée, l’île de Pâques ne présenta jamais le moindre intérêt pour les belligérants.
La maladresse du président Alessandri, la guerre en Chine, la montée des tensions internationales furent autant d’éléments qui, en 1937, firent ainsi capoter cette vente.
L’île de Pâques avait pourtant bel et bien failli devenir japonaise !