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vendredi 23 juin 2017

LE COMPOSITEUR DU SILENCE


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PORTRAIT D'ERIK SATIE 1874 PAR
ANTOINE DE LA ROCHEFOUCAULD 
La postérité réduit souvent les artistes les plus inventifs à leurs œuvres les plus aimables. Tel est le sort du compositeur Erik Satie, un siècle et demi après sa naissance. Ses célèbres et soyeuses « Gymnopédies », qui meublèrent tant de génériques, reflètent mal la personnalité abrasive de ce communiste de la Belle Époque.
par Agathe Mélinand
COLLAGE REPRÉSENTANT
ERIK SATIE, 2016
PHILIPPE BERTIN
Il est troublant de dresser le portrait d’Erik Satie (1866-1925) ; il est délicat de faire le tour de sa personnalité. Il résiste, fait des blagues, vous tourne le dos et rentre toujours à Arcueil s’enfermer dans son gourbi où personne n’est admis. L’évoquer est un exercice inquiétant d’équilibriste.



ERIK SATIE: GYMNOPEDIE NO 1 PAR KEVIN MACLEOD
DES INTERPRÉTATIONS TRADITIONNELLES ET INNOVANTES 
DES CLASSIQUES DE SATIE DISPONIBLES À FREE MUSIC ARCHIVE 
DURÉE : 00:03:07
    De qui parler ? Du jeune homme révolutionnaire en costume de velours ou du Satie définitif en costume de notaire ? Du Satie qui, à pied toujours, se rendait chez les Noailles au faubourg Saint-Germain ou de celui qui, à Arcueil, « se couchait dans le fossé et faisait l’ivrogne (1)  » ? Du pianiste du cabaret Le Chat noir ou de celui du patronage laïque d’Arcueil-Cachan ? Et puis, il y a ses dessins, il y a ses écrits, il y a les Vexations à répéter 840 fois de suite. Il dit : « Pour jouer ce motif, il sera bon de se préparer au préalable, et dans le plus grand silence, par des immobilités sérieuses. » Bien. Quinze heures de musique, que John Cage et neuf autres pianistes joueront pour la première fois en 1963.

    Alors ? Faut-il mettre en avant ses conférences loufoques, ses chroniques musicales, ses aphorismes, ses cris de rage, ses poèmes et ses réclamations ? Parler de la première section arcueillaise du Parti communiste, à laquelle il adhéra ? Se limiter aux célèbres Gnossiennes et aux Gymnopédies qui cachent un peu sa musique, tellement multiple ? Faut-il parler du Satie de Jean Cocteau, de Maurice Ravel, René Clair ou Picasso, de l’amant bref de Suzanne Valadon, peintre-trapéziste, ou de l’ami si cher de Claude Debussy, qui lui faisait des côtelettes ? Faut-il parler misère, faut-il parler mystique ? Célébrer le fondateur de l’« Église métropolitaine d’art de Jésus conducteur », dont il sera le seul officiant et le seul fidèle, grâce à Dieu…, ou rester avec lui, dans la chambre d’Arcueil sans eau courante et sans lumière où il va vivre vingt-huit ans, gêné surtout par les moustiques ?
    PORTRAIT D'ERIK SATIE 1892 PAR
    SUZANNE VALADON
    Bref. En ce 150ème anniversaire de la naissance d’Erik Satie, on donne des conférences, on vote des crédits, on le célèbre de Saint-Jean-de-Luz jusqu’au Japon… Il aurait adoré ça, celui dont la musique ne plaisait pas. Il dit : « Après une assez courte adolescence, je devins un jeune homme ordinairement potable. Pas plus. C’est à ce moment de ma vie que je commençai à penser et à écrire musicalement. Oui. Fâcheuse idée !… Très fâcheuse idée !… En effet, car je ne tardai pas à faire usage d’une originalité déplaisante, hors de propos, antifrançaise, contre nature, etc. (2).  »
    Voilà. Cela joint à un petit caractère très réactif, au refus viscéral de toute autorité, de tout ce qui « se fait », combiné à un sens aigu de la provocation, des brouilles, des exaspérations, avec, en point d’orgue, quelques coups de parapluie contre certain critique qui lui vaudront presque la prison. Et sa fureur quand il ne fut pas reçu à l’Académie, et sa joie quand il obtint les palmes académiques pour services rendus à la municipalité d’Arcueil… Erik Satie, tout et son contraire, tout le temps.
    Cependant, loin des exaspérations, de l’alcool et des cris de la jeunesse, pour parler de Satie, pour l’écouter, il faut poser du blanc, de ce blanc qu’il adorait, où résonnent sur le bord du vide, d’une manière presque organique, les volutes et les explosions de sa musique. Satie compose le silence, celui qui vient avant, celui qui est après.

    DURÉE : 00:02:25

      PORTRAIT D'ERIK SATIE
      PAUL SIGNAC VERS 1890
      Erik-avec-un-K Satie est né le 17 mai 1866 à « Honfleur (Calvados), arrondissement de Pont-l’Évêque ». Il dit : « J’eus une enfance et une adolescence quelconques — sans traits dignes d’être relatés dans de sérieux écrits. Aussi n’en parlerai-je pas (3).  » Dans la rue Haute où il habite, le petit garçon, orphelin de mère et de grand-mère, regarde et écoute les vaisseaux, « la mer qui est large et pleine d’eau (4)  »… À 12 ans, il faut quitter les ambiances d’Eugène Boudin, les cours de M. Vinot, et partir pour Paris rejoindre son père, éditeur de musique, et sa belle-mère, compositrice amatrice, qui va lui apprendre la « vraie musique ».

      « Enfant, je suis entré dans vos classes ; mon esprit était si doux que vous ne l’avez pu comprendre ; et ma démarche étonnait les fleurs… Et, malgré ma jeunesse extrême et mon agilité délicieuse, par votre inintelligence vous m’avez fait détester l’Art grossier que vous enseigniez (5).  »

      Catastrophe au conservatoire. Ses professeurs le disent élève doué mais indolent, étudiant paresseux à l’exécution tiède. Satie renonce, son avenir musical est sombre, il quitte l’école plein de haine, il scande : « D’une seule voix, je crie : vive les amateurs ! » Que faire ? Tenter les fantaisies-valses ou les valses-ballets ou rester des heures, l’œil levé, fixant les cieux de Notre-Dame ? Quatre Ogives en ligne claire, écrites à 20 ans. Satie expérimente et trouve, sans barre de mesure, la ligne des notes en architecture…
      Mais non. « La même année, il prend ses vêtements, les roule en boule, les traîne sur le plancher, les piétine, les asperge de toutes sortes de liquides jusqu’à les transformer en véritables loques. Il défonce son chapeau, crève ses chaussures, déchire sa cravate, ne soigne plus sa barbe et laisse pousser ses cheveux (6).  »

      PORTRAIT D'ERIK SATIE 
      FRANCIS-MARIE MARTINEZ DE PICABIA
      Il a tout quitté, la Normandie, le conservatoire, son père. Il peut enfin être lui. Le futur petit monsieur bien mis commence sa vraie vie au bas de Montmartre, à 20 ans, dans la chambre qu’il partage avec l’ami poète J. P. Contamine de Latour. La vie est de bamboche, l’alcool ultrafort : « Nous réagissons contre toutes les conventions, les imbécillités et les partis pris. Nous sommes pour ceux qui ont le courage de montrer ce qu’ils voient, ceux qui sont de leur temps, ceux qui n’ont pour maître que la nature, la grande et belle nature (7)  ! »

      Dix ans de piano au Chat noir. Les Incohérents exposent « des dessins exécutés par des gens qui ne savent pas dessiner : “Canards aux petits pois”, “Bas-relief à l’ail”, “Première Communion de jeunes filles chlorotiques par temps de neige” »… Alphonse Allais est la sommité absolue. L’humour et la poésie de Satie vont être marqués à vie par ces drôles de zigotos. Dans ce théâtre d’ombres, il y a Guy de Maupassant, Émile Zola, Alphonse Daudet, Paul Verlaine, Marcel Proust, Caran d’Ache, Charles Cros… On dit que c’est là que Satie rencontra Claude Debussy. On dit aussi qu’« Esotérik » Satie devint maître de chapelle de la secte de la Rose-Croix du Temple du Sâr Péladan, écrivain et occultiste, et qu’il composa avec Latour Uspud-Ballet chrétien, que le directeur de l’Opéra refusa malgré leurs menaces.
      Mais Satie, dans tout ce vacarme, écrit… les six Gnossiennes et les Gymnopédies — « danses de l’enfant nu » — « lentes, douloureuses, tristes et graves ». On entend les pas des enfants grecs glissant sur les marbres.

      À 26 ans, il vit avec Suzanne Valadon une courte liaison sauvage de six mois. Il en veut plus, elle en donne moins, ils rompent. Danses gothiques : Neuvaine pour le plus grand calme et la forte tranquillité de mon âme ; Par pitié pour les ivrognes, honteux, débauchés, imparfaits, désagréables et faussaires en tous genres ; Où il est question de pardon des injures reçues. Satie, qui n’aura jamais plus d’autre liaison, est malheureux. Il fait n’importe quoi, il a quitté les rose-croix, il n’a plus un rond, il pense à devenir gardien de musée ; Willy, critique expérimenté, écrit des horreurs sur lui : «Musicoloufoque, pou mystique, sagouin ésotérique !» Satie répond, se bat, lance des anathèmes contre le Tout-Paris… Il compose quand même une Messe des pauvres. Après quelques Pièces froides et Danses de travers, il est peut-être temps de partir.

      À qui sont ces affaires, sur la charrette à bras qui s’en va, en ce mois de décembre 1898, de Montmartre à Arcueil, campagne ouvrière sur le bord de la Bièvre ? Elles sont à Erik Satie, dont toute la vie tient là et qui va s’installer dans la maison du 22, rue Cauchy. Quinze mètres carrés, pas d’eau, pas de lumière et la musique des moustiques « envoyés certainement par les francs-maçons »… Satie est chez lui, c’est la misère à faire peur : « Voilà deux jours que je ne mange pas. » Alors il retourne à Montmartre, toujours à pied, accompagner dans les caf’ conc’ Vincent Hyspa ou la « reine de la valse lente », Paulette Darty. Et puis, c’est le choc du Pelléas et Mélisande de Debussy. Satie dit : « Il me faut chercher autre chose ou je suis perdu. » Debussy lui conseille de travailler la forme ; Satie écrit Trois Morceaux en forme de poire.

      Puisqu’il faut apprendre — « J’étais fatigué que l’on me reproche mon ignorance » —, il s’inscrit à la Schola Cantorum à 39 ans. Debussy dit : « À votre âge, on ne change pas de peau. » Si. Pour aller à l’école, il faut s’habiller : petit costume noir, faux col, chapeau, parapluie. « En habit de cheval » et pour toujours, Satie obtient un beau diplôme de contrepoint avec mention « très bien ». « Avant de composer une œuvre, j’en fais sept fois le tour accompagné de moi-même. “Nouvelles Pièces froides” : “Sur un mur” ; “Sur un arbre” ; “Sur un pont”. » 

      Et puis Ravel et puis Cocteau vont s’occuper de Satie. On le joue, on le publie, il fréquente les salons, on le ramène en voiture — Véritables Préludes flasques pour un chien : Seul à la maison. Le ballet Parade, enfin, va faire sa révolution. « Vive Picasso, vive Cocteau, à bas Satie ! », s’exclame la critique. Il réplique, des batailles ont lieu — « Je suis cuit ». Alors, il se retire « dans sa tour d’ivoire ou d’un autre métal (métallique) » écrire pour la princesse de Polignac son chef-d’œuvre splendide et cubiste Socrate d’après Platon… Encore quelques Nocturnes, quelques ballets, la dèche en même temps que la célébrité, la Musique d’ameublement, qu’il invente avant qu’elle ne vienne hanter nos ascenseurs, un peu de cinéma dada avec Francis Picabia : Entr’acte de René Clair, où on est si heureux de le voir en vrai. Encore un petit portrait de groupe, celui des Six (8)… Mais « le satisme n’existe pas ». Debussy est mort, Satierik se brouille avec Ravel, avec Cocteau. Cela fait longtemps que « le vieux bolchevique », comme il dit, ne fréquente plus les enfants du patronage laïque d’Arcueil-Cachan. Plus de cours de danse, plus de goûters. Satie, malade, ne peut même plus rentrer chez lui. C’est l’hôpital, la cirrhose et la pleurésie. Satie meurt à 59 ans.

      On dit que le jour de son enterrement il faisait très beau et que deux jeunes femmes ont suivi son cercueil en ouvrant, très grand, deux jolis parapluies.
      Agathe Mélinand
      Codirectrice du Théâtre national de Toulouse.
      (1) Sauf mention contraire, toutes les citations proviennent de la biographie de Jean-Pierre Armengaud, Erik Satie, Fayard, Paris, 2009. 
      (2) Erik Satie, Mémoires d’un amnésique, Ombres, coll. « Petite Bibliothèque », Toulouse, 2010. 
      (3) Ibid. 
      (4) Sports et Divertissements, vingt et une pièces brèves pour piano.
      (5) Lettre adressée au conservatoire, novembre 1892. Cf. Erik Satie. Correspondance presque complète, réunie et présentée par Ornella Volta, Fayard, Paris, 2000. 
      (6) J. P. Contamine de Latour, « Erik Satie intime : souvenirs de jeunesse », Comœdia, Paris, 6 août 1925. 
      (7) Henri Rivière, dans la revue Le Chat noir, 15 avril 1888.(8) Les musiciens Georges Auric, Arthur Honegger, Francis Poulenc, Louis Durey, Germaine Tailleferre et Darius Milhaud formaient ce qu’on a appelé le « groupe des Six », dont Satie était en quelque sorte le parrain.
       LU PAR ARNAUD ROMAIN
      DURÉE : 00: 17:00