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EXPERTS DE L’ONU TUÉS EN RDC : DANS LES MÉANDRES DE L’ENQUÊTE CONGOLAISE ILLUSTRATION AGATHE DAHYOT |
« Congo Files » (1/2). « Le Monde » et plusieurs autres médias ont eu accès à des milliers de pages de documents confidentiels des Nations unies sur le double assassinat en 2017 en République démocratique du Congo.Par Joan Tilouine
MICHAEL SHARP ET ZAIDA CATALAN PHOTO KAMBALE MUSAVULI |
Il est 9 h 30 dans le studio de la Radio-Télévision nationale congolaise installé dans les locaux du ministère de la communication, en plein cœur de la fourmillante capitale. Dans la salle, l’atmosphère est pesante. Dans quelques heures, le monde entier aura accès sur les réseaux sociaux aux images de l’assassinat des deux experts des Nations unies (ONU), tués en mars 2017 au centre de la République démocratique du Congo (RDC). Une première dans l’histoire de l’organisation internationale.
La scène se déroule à l’ombre d’un bosquet planté dans une plaine, près de Bunkonde, un village-paroisse ceinturé de fosses communes, dans la province du Kasaï-Central. Les victimes sont un Américain de 34 ans, Michael Sharp, une Suédo-Chilienne de 37 ans, Zaida Catalan, leurs trois chauffeurs et leur interprète congolais. Tombés sous les balles tirées à bout portant par des jeunes hommes à la tête ceinte de bandeaux rouges flambant neufs.
Investigations poussées et semées d’embûches
Les experts enquêtaient pour le compte du Conseil de sécurité de l’ONU sur les violences qui ravagent ces provinces désolées au cœur du plus grand pays d’Afrique francophone. Sept mois, jour pour jour, avant leur assassinat, un chef coutumier, Kamuina Nsapu, qui s’était insurgé contre l’État, avait été tué par l’armée. Ses partisans, constitués en milices politico-mystiques dont le rouge est un signe de reconnaissance, avaient alors embrasé le cœur de la RDC, une région jusque-là paisible.
Pour le gouvernement congolais, ces Kamuina Nsapu – le nom donné aux fidèles de l’ancien chef – ne sont rien d’autres que des « terroristes ». Et cette vidéo est censée démontrer que, contrairement aux soupçons qui planent déjà, Kinshasa n’est pour rien dans l’assassinat des experts de l’ ONU.
Le film « montre très bien leur mise à mort par les Kamuina Nsapu », martèlent à l’unisson le porte-parole du gouvernement et son homologue de la police. Lundi 24 avril 2017, le régime congolais clôture l’enquête. A 10 000 km du Kasaï, au siège des Nations unies, à New York, c’est l’effroi. « Nous ne pensons pas que [cette vidéo] aurait dû être montrée », déclare le porte-parole du secrétaire général de l’ONU, Stéphane Dujarric. En coulisses, des investigations poussées et semées d’embûches ont été menées par la Mission de l’organisation des Nations unies pour la stabilisation au Congo (Monusco).
Le Monde, RFI, Foreign Policy, Süddeutsche Zeitung et la télévision publique suédoise SVT ont eu accès à des milliers de pages de documents confidentiels de l’ONU. Ces « Congo Files » plongent dans les entrailles du système onusien. Bouleversée par la mort de ses deux experts, l’organisation internationale s’est retrouvée tiraillée par les divisions entre les partisans d’un compromis politique avec Kinshasa au détriment de la vérité et les tenants d’une enquête indépendante.
Kananga, capitale délabrée d’une province oubliée du Kasaï-Central. Au moins 140 personnes y ont été tuées, entre août 2016 et janvier 2017, dans des affrontements entre forces de l’ordre et miliciens. Depuis le 12 mars, date de la disparition des deux experts, la Monusco mène des recherches sans écarter la moindre piste.
C’est depuis des préfabriqués que, dans les premières heures, les membres du tout nouveau bureau de la mission onusienne s’activent. Ils sont pour la plupart arrivés à Kananga quelques semaines plus tôt. Avec le peu de contacts dont ils disposent, ils tentent de retrouver leurs deux collègues.
L’ONU peine à déployer ses quelques dizaines de casques bleus dans la zone. Les forces de sécurité congolaises assurent que les experts sont encore en vie, mais elles s’efforcent de compliquer les déplacements des équipes de recherche. « Dans les jours qui ont suivi, il y a eu un face-à-face sur la route de l’aéroport entre les Forces armées de la République démocratique du Congo [FARDC] et les casques bleus uruguayens qui voulaient enquêter dans la zone de disparition », souligne un enquêteur onusien dans une note confidentielle.
Au même moment, à Kananga, militaires et policiers congolais prennent d’assaut Ganza, un quartier de la ville suspecté d’être l’un des bastions des Kamuina Nsapu, dont les caciques refusent de signer un accord de paix avec le gouvernement. Les forces de sécurité congolaises font alors du porte-à-porte. Un massacre « de maison en maison », dénonce la société civile. Les équipes de l’ONU, elles, sont tenues à l’écart.
Les conditions d’enquête sont difficiles : pas d’Internet, peu d’eau, un seul 4 x 4, des militaires congolais qui restreignent leurs déplacements et nuisent à leur travail, peut-on lire dans les notes internes. C’est dans ce contexte que deux agents de la cellule d’analyse de la Monusco (JMAC), qui ont la capacité de récolter et de traiter les renseignements, sont dépêchés à Kananga à compter du 16 avril pour soutenir l’équipe de recherche.
Dans leur rapport interne, ils disent d’emblée avoir rencontré le responsable local de l’Agence nationale de renseignement (ANR) et s’étonnent de sa «position extrêmement défensive et les griefs de ce dernier à l’encontre des experts ». À défaut d’entregent dans la région, ils butinent de contact en contact, des missionnaires aux journalistes, des chefs coutumiers aux policiers du coin et distribuent quelques centaines de dollars en échange d’indices.
Double jeu du principal informateur
Parmi ces « contacts », un personnage trouble et débrouillard devient bientôt incontournable : Jean-Bosco Mukanda. Agé de 36 ans, il n’est officiellement qu’un enseignant de la petite bourgade délaissée de Bunkonde, à 45 km de Kananga, et un bon père de six enfants. Mais il semble avoir tout vu, tout su. C’est lui qui détaille l’assassinat des deux experts aux premiers enquêteurs des Nations unies.
Jean-Bosco Mukanda le raconte à qui veut l’entendre : des chefs locaux embrigadés par des Kamuina Nsapu ont ordonné la mort de Michael Sharp et de Zaida Catalan. Il dit même avoir vu « un jeune garçon qui tenait dans sa main la tête d’une femme blanche ainsi que d’autres miliciens qui tenaient des mains coupées », rapportent dans une note interne les enquêteurs du JMAC.
Très vite, ces derniers réalisent que leur informateur, particulièrement vénal, entretient des relations étroites avec les officiers locaux des FARDC. En bon intrigant, M. Mukanda prend même des initiatives et prétend avoir identifié l’un des tueurs, un milicien de Kamuina Nsapu. Le 25 mars, les enquêteurs reçoivent un SMS de sa part : « Je l’ai fait arrêter par les FARDC. Ce garçon milicien (…) doit nous montrer là où ils ont enterré les deux Blancs. »
Le lendemain, les enquêteurs de l’ONU rédigent une nouvelle note : « Alors que le contact se dit menacé par les miliciens Kamuina Nsapu, il s’affiche ouvertement en contact avec les FARDC et est accroché au gain facile. » Quand Unpol, la police des Nations unies, se propose de ramener le détenu à Kananga, désireuse de pouvoir l’interroger elle-même, voilà qu’il s’échappe miraculeusement, avec sans doute la complicité du même Jean-Bosco Mukanda. C’est ce que rapportent un policier et un prisonnier de Bunkonde aux enquêteurs.
Malgré tout, les enquêteurs onusiens échangent quotidiennement avec Jean-Bosco Mukanda. Et chaque jour ils notent des contradictions, des incohérences. Ils finissent même par établir le profil de leur meilleur « contact » dans un document intitulé : « Témoin ou participant ? » C’est toutefois bien cet homme qui finira par indiquer le lieu où sont enterrés les corps des deux experts. Et il ne s’est pas trompé.
La police des Nations unies reprend l’enquête
Le 27 mars 2017, une équipe conjointe de la justice militaire congolaise et des Nations unies déterre les corps des deux trentenaires qui gisent l’un sur l’autre dans une fosse mal recouverte. Zaida Catalan a la tête coupée. Elle ne sera jamais retrouvée. Pour le gouvernement congolais, c’est la preuve que les responsables ne peuvent être que des miliciens Kamuina Nsapu adeptes de rites sacrificiels. Les autorités de Kinshasa communiquent dans ce sens. L’ONU vient à peine de prévenir les familles des victimes. Les opérations de recherche sont terminées. Pas l’enquête.
Alors que les corps sont transportés à Kampala, la capitale de l’Ouganda voisin, pour être autopsiés, le chef de la police de l’Unpol, le général Abdounasir Awale, constitue une équipe de six enquêteurs. De Kinshasa, ce militaire djiboutien veut faire avancer le dossier, alors qu’à New York le département des affaires politiques des Nations unies en redoute déjà les conséquences politiques.
La RDC accueille sur son sol la plus ancienne et plus coûteuse mission de maintien de la paix (créée en 1999, elle coûte un peu plus de 1 milliard de dollars par an, soit plus de 860 millions d’euros). La Monusco agace et se retrouve sous pression de son partenaire, la RDC, dirigée par Joseph Kabila. Son maintien à la tête de l’Etat, malgré la fin de son dernier mandat en décembre 2016, a déclenché une profonde crise politique et aggravé l’instabilité dans cet immense pays, théâtre de plusieurs conflits et crises humanitaires.
Chaque semaine, le bureau des droits de l’homme de l’ONU dénonce les exactions toujours plus nombreuses des forces de sécurité devenues la principale source d’insécurité dans le pays et des autres acteurs illégaux. Ce qui irrite Kinshasa, qui réclame avec insistance le départ de la Monusco, accusée « d’ingérence ». Pas de quoi néanmoins freiner le Haut-commissaire aux droits de l’homme de l’époque, Zeid Ra’ad Zeid Al-Hussein. Depuis Genève, ce Jordanien au franc-parler réclame une enquête indépendante sur les violences au Kasaï et ses dizaines de fosses communes.
« Le général Abdounasir Awale s’est saisi de cette affaire de lui-même. Personne ne lui a demandé », précise une source interne onusienne. Car, sans le savoir, le haut gradé djiboutien lance, depuis Kinshasa, une enquête qui le mènera à questionner la version des autorités congolaises. Ses policiers Unpol déployés sur le terrain retrouvent l’intrigant Jean-Bosco Mukanda. L’informateur dit avoir été arrêté par l’armée congolaise le 8 avril 2017 dans la matinée, à Bunkonde, accusé d’avoir menacé un prétendu milicien. Quelques heures plus tard, il est libéré, sans plus d’explications. Et là, il reprend contact avec l’ONU.
La vidéo à un euro
Les policiers d’Unpol naviguent dans une nébuleuse d’informateurs suspectés de manipulations et de double jeu. L’un d’eux se présente comme un «débrouilleur ». Il demande à être appelé Patrick Alpha et mettra les policiers sur la piste de la vidéo de l’assassinat des experts. Voici ce que rapportent à son propos les policiers onusiens dans une note confidentielle datée du 18 avril 2017 : « Il y a deux semaines, il s’est rendu avec une vingtaine de personnes à Mbuji Mayi [capitale diamantifère du Kasaï-Oriental] pour acheter des vêtements à revendre à Kananga. Sur le retour, ils s’arrêtent sur la N40 pour se reposer et réparer leur véhicule près d’un village que le témoin dit ne pas connaître. »
C’est là qu’il prétend avoir rencontré deux jeunes hommes sirotant des liqueurs bachiques traditionnelles en visionnant la vidéo du meurtre sur un téléphone.
Patrick Alpha dit avoir déboursé 2 000 francs congolais (un euro) pour la récupérer, une somme qui serait dérisoire si ce n’était le budget quotidien de 70% de la population du pays. Il livre ensuite la vidéo à Unpol. La même que celle montrée par le gouvernement congolais à la presse, le 24 avril, à Kinshasa.
Ce même jour, à Kananga, les enquêteurs de l’ONU reprennent langue avec Jean-Bosco Mukanda. Etrangement bien renseigné, il leur livre le nom de l’un des tueurs présumés qu’il a identifié sur la vidéo. « Il s’agit du nommé Eva Ilunga, âgé de 20 ans, qui suit un stage sur la pédagogie, à l’école primaire de Bunkonde 1 », écrivent-ils dans un rapport interne. « Eva » est en fait Evariste Ilunga, un habitant d’un hameau près de Bunkonde, né le 8 décembre 1995.
Désormais homme le plus recherché du Kasaï, il ne tiendra pas plus de trois jours avant de se faire arrêter par les FARDC, sur dénonciation de M. Mukanda. Mais les enquêteurs d’Unpol déchantent vite. Ils n’ont aucun accès au suspect. Ils le placent toutefois sous surveillance. Et découvrent que M. Ilunga se promène librement dans la prison décatie de Kananga, dispose même d’un téléphone portable et d’un avocat militaire. De quoi éveiller les soupçons des limiers de l’ONU sur un éventuel double jeu de la justice militaire congolaise.
« Masquer la vérité »
Le 1er mai, Unpol fait le point et note une dégradation des conditions de travail. « L’information est de moins en moins accessible. Il y a de plus en plus de secret. L’équipe a aussi constaté un engagement faible de l’auditorat militaire de Kananga dans cette enquête », écrivent les enquêteurs dans une note confidentielle. Deux jours plus tard, ils vont même plus loin et posent les questions qui, jusqu’à ce jour, hantent les Nations unies. « Jean-Bosco [Mukanda] n’est-il pas la même personne qui filme et parle sur la vidéo ? »
L’analyse de la voix de M. Mukanda et d’un protagoniste de la vidéo semble en effet coïncider. Celui qui dit à la vingtième minute du document : «Nous attendons les autres qui viennent. »
Autre élément troublant relevé par les enquêteurs de l’ONU : « Comment Jean-Bosco peut-il être connecté avec les miliciens et entretenir en même temps de bonnes relations avec l’armée ? » S’ensuivent une batterie de conjectures dérangeantes : « La vidéo a-t-elle été produite ou arrangée pour faire porter la responsabilité du meurtre aux Kamuina Nsapu ? Le gouvernement est-il impliqué ? Est-ce que cette vidéo a été faite pour torpiller notre enquête à des fins politiques ? »
Dans la foulée, les policiers onusiens multiplient les entretiens avec les magistrats congolais chargés d’instruire le dossier. Ils rendent compte d’un « manque de détermination (…), d’implication », soulignent qu’« aucun effort n’est fait pour enquêter dans les endroits où ont été localisés les suspects ». Dans une note confidentielle du 12 mai 2017, ils dressent un constat accablant : « L’équipe [d’enquêteurs] a le sentiment que le procureur militaire se satisfait de la vidéo et des aveux sans autres détails de l’unique suspect, Evariste Ilunga. Et ce, afin de cacher d’autres aspects du meurtre qui pourrait impliquer l’influence cachée du gouvernement dans ce dossier. »
Pour la première fois, les enquêteurs pointent du doigt une volonté des autorités congolaises de manipuler les investigations. Une piste renforcée lorsque l’auditeur militaire leur annonce la clôture de ces dernières, le 18 mai 2017. « La procédure est menée dans un seul sens, avec pour objectif d’accuser quelques gens et de masquer la vérité sur les véritables assassins », concluent les enquêteurs dans leur rapport confidentiel journalier.
L’influence des « services »
Depuis Kinshasa, le Nigérien Maman Sidikou, chef de la Monusco et représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en RDC, interpelle ses supérieurs à Genève et à New York.
Dans un e-mail daté du 21 mai, M. Sidikou traduit en langage diplomatique les inquiétudes des enquêteurs sur le procès qui s’ouvrira le 5 juin et sur les doutes qui pèsent quant aux intentions de la justice militaire. « Je suis préoccupé par le fait qu’on risque de ne pas être en mesure de dire que justice a été rendue de manière satisfaisante à la fin de la procédure », écrit M. Sidikou dans son mail accompagné d’une note d’Unpol très critique à l’égard de la procédure congolaise en cours.
Sur le terrain, les enquêteurs de la police de l’ONU poursuivent leur travail et exploitent un document qu’ils se sont bien gardés de partager avec les autorités congolaises. C’est un enregistrement audio d’une conversation d’une heure et neuf minutes datée du 11 mars 2017, soit la veille de l’assassinat des experts. Sur cette bande exhumée de l’ordinateur portable de Zaida Catalan – retrouvé à son hôtel et ensuite confié à la police suédoise –, on discerne plusieurs voix. Celles des deux experts qui conversent avec trois personnages qu’ils pensent utiles pour les guider sur le terrain. Tous sont en fait des agents ou des collaborateurs de l’Agence nationale de renseignements (ANR).
Betu Tshintela, José Tshibuabua et Thomas Nkashama naviguent entre les « services » et les parents du défunt chef traditionnel Kamuina Nsapu dont ils sont proches. Cet étonnant trio illustre à merveille l’envers du décor du Kasaï en guerre, où chaque acteur joue un double, un triple jeu, incité ou contraint par l’ANR, qui utilise habilement les divisions au sein des chefferies traditionnelles pour mieux les infiltrer et les affaiblir.
Unpol souligne dans ses rapports confidentiels que Betu Tshintela, présumé traducteur des deux experts, disparu comme eux le 12 mars, est d’ailleurs un ancien agent de l’ANR, comme il l’écrit lui-même dans un curriculum vitae récupéré par les enquêteurs. Il en va de même de José Tshibuabua, son cousin, qui, lui, mentionne sa fonction sur sa page Facebook passée au crible. La troisième voix est celle de Thomas Nkashama, qui ment sur son identité lorsqu’il discute avec les experts, n’hésitant pas à se faire passer pour Tom Perriello, l’envoyé spécial des Etats-Unis pour l’Afrique des Grands Lacs aux positions tranchées qui irritent le gouvernement congolais. Tout porte à croire que ce trio a en fait menti pour attirer les experts dans le piège fatal de Bunkonde.