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Est-ce déjà la troisième ou la quatrième vague de protestations de masse contre l’ordre néolibéral et ses gouvernants ? De Beyrouth à Santiago, sans oublier Paris, le pouvoir politique paraît en tout cas incapable de rétablir la situation. Y compris quand il recourt à la manière forte.
« TIR AUX PIGEONS » 2011, AURÉLIE PIAU
ILLUSTRATION TIAGO HOISEL |
Mais, sitôt le feu apaisé quelque part, il se rallume ailleurs. Les exigences sont immenses : « Le peuple veut la chute du régime. » Comment peut-il y parvenir ? Pour faire quoi ? Il ne le sait pas toujours, et il avance. En Algérie, cela fera bientôt un an qu’il manifeste. À Hongkong, il s’est mis en marche en avril dernier. Son mérite est grand : la crainte d’une répression féroce pourrait paralyser les contestataires. Pourtant, ils ne lâchent rien. Et que se passe-t-il en Iran, où même le nombre des manifestants assassinés est tenu secret ?
Une défiance générale sert de ciment, ou de glaise, au mouvement populaire. Défiance envers le libéralisme économique qui parachève une société de castes, avec ses nababs et ses parias. Mais surtout, défiance envers l’arrogance et la prévarication du système politique en place, que la classe dominante, « les élites », a transformé en garde prétorienne de ses privilèges.
L’impuissance, la question de l’environnement en apporte la preuve. Quatre ans après les proclamations solennelles de la COP 21, le vernis a déjà craqué. La planète des riches n’a pas réfréné ses appétits de consommation ; les risques de surchauffe se sont précisés. La maire socialiste de Paris, Mme Anne Hidalgo, aligne les péroraisons écologiques, tout en laissant recouvrir les grands bâtiments de la capitale de publicités géantes et lumineuses pour des marques de luxe ou de téléphones portables. Et le ministre des transports français se délecte des carrières prometteuses dans son secteur de responsabilité : « On a besoin de trente mille chauffeurs dans les prochaines années, donc c’est un métier qu’il faut valoriser, notamment auprès des jeunes. » Plus de chauffeurs sur les routes, plus de «cars Macron », voilà qui protégera l’écosystème. Le fret ferroviaire, la SNCF ? Hors de question, puisqu’il faut combattre les sureffectifs dans les entreprises publiques.
En décembre 2010, le soulèvement tunisien ouvrit le cycle des « printemps arabes ». Le « mouvement des places » espagnol intervint en mai de l’année suivante ; la mobilisation des étudiants chiliens, en juin ; Occupy Wall Street, en septembre. L’année qui s’ouvre marquera donc le dixième anniversaire pour tous. Déjà, à l’époque, on relevait la jeunesse, la spontanéité, l’usage des réseaux sociaux, le refus d’être récupérés, la colère née de politiques économiques presque partout destinées à éponger des dégâts provoqués par les banques. Neuf ans plus tard, si une dictature est bien tombée en Tunisie, les exigences sociales à l’origine de ce soulèvement n’ont pas reçu l’ombre d’une solution. Et la situation n’est pas plus brillante ailleurs. On comprend, dans ces conditions, l’utilité des bonnes nouvelles. Et la tentation de surestimer l’existence d’une conscience internationale, proche des priorités qu’on défend soi-même, là où n’existent encore que des mouvements composites, instables et qui ne se soucient guère d’établir des liens entre eux.
Depuis la fin du siècle dernier, la mort du capitalisme, la convergence des luttes, l’épuisement de l’hégémonie de la mondialisation ont été annoncés avec une régularité de métronome. Cent fois l’adversaire a été diagnostiqué à l’agonie ou donné pour mort. Mais, toujours, il sait changer de visage et de discours. Quarante ans après l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, il vient de triompher une nouvelle fois au Royaume-Uni. Et, de l’autre côté de l’Atlantique, sa défaite en novembre n’est en rien garantie. Mieux vaut le savoir, même s’il est réconfortant de détourner son regard d’un échec, ou de plusieurs — au Brésil, en Grèce, en Bolivie, en Italie —, sitôt qu’on apprend que quelque part, ailleurs, le feu reprend.
Cela étant, les mêmes carburants de l’incendie se retrouvent aujourd’hui presque partout. Économiques et politiques à la fois : non seulement la crise financière de 2008 a profité à ses principaux responsables, mais les grands partis traditionnels, droite et gauche mêlées, se sont relayés pour imposer avec obstination des choix injustes à leur population. La légitimité du « système » en a forcément souffert. Dix ans plus tard, elle est à terre. Le constat d’une telle faillite peut toutefois ouvrir la voie (ou prêter le flanc) à des interprétations idéologiques opposées. Car le « système » qu’on met en accusation, ce n’est pas forcément celui qui s’active au service de la classe capitaliste. D’autres voient plutôt en lui tout ce qui, selon eux, protège indûment les gens d’à côté, un peu moins mal lotis, ou encore les étrangers, les « assistés ». Les privilèges des dominants profitent de ce genre de ressentiment.
La « réforme » des retraites de M. Emmanuel Macron en offre un nouvel exemple (lire « Briser le collectif »). Elle prétend créer un « régime universel» qui « sera le même pour tous les Français sans exception ». Elle consacre au contraire une rupture générationnelle (les travailleurs nés avant 1975 ne seront pas concernés par le nouveau système, moins avantageux) en même temps qu’elle prévoit, au prétexte de l’« équité », que les cadres supérieurs n’auront plus de retraite par répartition au-delà d’un certain salaire, ce qui les encouragera à se tourner vers des fonds de pension pour assurer le complément (1). Toutefois, par souci de défendre — y compris contre les manifestants — son universalité d’un genre très particulier, le gouvernement français a décidé de maintenir le régime dérogatoire de retraite des policiers, au motif qu’ils « occupent des fonctions régaliennes de protection de la population»…
Financer des intérêts privés par la destruction des services publics
En dépit de ces entreprises de division, qui ailleurs ciblent sunnites, chiites, Kabyles ou Catalans, l’unité des protestataires se maintient pour le moment. Autour d’exigences et de refus qu’on retrouve presque partout : vivre décemment, dignement ; s’opposer à une nouvelle amputation des programmes sociaux, au relèvement du prix des services indispensables (transports, énergie, communications) ; ne pas se satisfaire d’une baisse du taux de chômage quand elle recouvre la multiplication des « emplois-poubelles » (en Espagne, 40 % des nouveaux contrats de travail sont établis pour moins d’un mois (2)), d’autant que ces boulots précaires sont souvent localisés dans des métropoles où le coût de l’immobilier a explosé. La cherté de la vie, la pauvreté, les inégalités forment donc la trame des contestations. Au Soudan comme en Équateur, au Liban comme au Chili.
Presque partout, aussi, grâce à la brutale franchise du néolibéralisme, qui déchire le voile entre l’État et le capital, les revendications économiques se sont aussitôt doublées d’exigences politiques. Car la corruption, les scandales ne se résument pas aux affaires secondaires que la presse met en scène : un assistant parlementaire dont une partie du temps de travail est consacrée à des activités partisanes, un président de l’Assemblée qui offre du homard à ses convives ; et tournent manège, tweets indignés, révélations feuilletonnées, émissions spéciales… Dorénavant, chacun, ou presque, a compris que la corruption concerne plus fondamentalement un État néolibéral qui finance par la destruction des services publics le développement d’intérêts privés. Lesquels, logiquement, profitent de chaque « réforme » engagée (privatisations, fiscalité, retraites).
Mais la corruption, c’est aussi un système politique qui laisse des élites mondialisées s’approprier les richesses nationales, ou les détruire, les délocaliser en usant du libre-échange et des paradis fiscaux. Et c’est également des gouvernants coupables de forfaiture lorsque, comme au Liban, ils se montrent incapables d’assurer le nettoyage de villes suffoquant sous leurs ordures, au risque de vicier un peu plus la qualité de l’eau et la survie de la flore. La corruption, c’est encore des pouvoirs frappés d’illégitimité quand, comme en Irak, ils désertent leur mission essentielle en laissant dépérir l’école, alors qu’en seize ans l’équivalent de deux fois le produit intérieur brut se serait évaporé dans les poches de responsables politiques et d’entrepreneurs véreux (3). Enfin, on ne sait plus trop quel terme employer en France quand le premier ministre constate benoîtement que l’hôpital public est « en phase de décrochage, comme on dit d’un avion qui ne se porte plus et qui pourrait décrocher ». « Décrocher » signifie partir en vrille et piquer du nez. M. Édouard Philippe sera-t-il encore à Matignon l’année prochaine pour commenter l’accident et consoler les parents des voyageurs ?
« Nous voulons une nation », proclament les Irakiens, que 450 victimes de la répression n’ont pas découragés et qui associent leur refus des ingérences étrangères et du confessionnalisme à un désir de solidarité, en vue de construire un État digne de ce nom, c’est-à-dire honnête (lire « Les Irakiens contre la mainmise de l’Iran »). Au Chili, berceau d’un néolibéralisme enfanté dans le sang, la répression des carabiniers (plus de 11 000 blessés, 200 éborgnés, 26 morts) n’a pas davantage endigué la protestation. Et elle se drape là aussi des couleurs nationales. Comme en Algérie, où des millions de manifestants réclament que l’armée cesse de monopoliser à la fois le pouvoir, le pétrole, la violence et les symboles de la nation. C’est encore le drapeau national que privilégient les « gilets jaunes », désireux de prévenir ainsi toute division interne d’ordre politique ou électoral, eux dont les parcours ont divergé jusqu’au jour où leurs colères et leurs exigences se sont rejointes sur les ronds-points de leurs communes.
Quand il exprime un tel refus de l’individualisme, des prédations du marché et des divisions que celui-ci entretient entre ses victimes, le national a plutôt bonne mine. Et meilleure encore quand le mondial qu’on lui oppose a le visage des traités de libre-échange, des géants du numérique qui espionnent nos actes et dissimulent leurs profits. Ou celui des banques d’affaires qui préparent la prochaine catastrophe financière (dont elles sortiront indemnes, une fois de plus). Ou celui du Fonds monétaire international, qui, au Liban, en Égypte, en Équateur, en Haïti, en Grèce, au Soudan, en Argentine, impose à une population épuisée ses remèdes de cheval.
Mais la mondialisation a au moins un mérite : celui de montrer à quel point les classes dirigeantes se ressemblent. Un jeune ancien banquier préside un pays, un milliardaire septuagénaire un autre. A priori, tout les distingue, sauf ceci : l’une des principales réalisations de l’un et de l’autre fut de favoriser fiscalement les riches. Et puis, lorsque ces dirigeants quittent le pouvoir, pour qui travaillent-ils ? L’ancien premier ministre français François Fillon, artisan d’une réforme des retraites en 2010 puis partisan d’un système à points pour « baisser le montant des pensions », œuvre à présent pour la banque Barclays. Tout comme M. François Baroin, que la presse (qui l’adore) présente déjà comme un potentiel candidat de droite à la prochaine élection présidentielle. En attendant, peut-être, qu’il puisse bientôt « faire barrage » à l’extrême droite, Barclays l’a chargé de « guider les acquéreurs étrangers dans l’Hexagone ».
M. José Manuel Barroso, ancien premier ministre portugais et ancien président de la Commission européenne, a préféré une autre banque, Goldman Sachs. Quelques semaines plus tôt, son ex-commissaire au numérique, la Néerlandaise Neelie Kroes, avait été recrutée par Uber. Et il y a un an, Facebook s’est offert un ancien vice-premier ministre britannique, M. Nicholas Clegg, comme directeur des relations publiques. Son salaire devrait atteindre 4 500 000 euros par an, soit soixante fois ce qu’il touchait comme parlementaire. Les manifestants sont-ils vraiment tous paranoïaques quand ils se demandent pour quels employeurs futurs travaillent déjà leurs gouvernants ? Et comment les Chiliens devaient-ils réagir quand, en septembre dernier, leur ministre des finances, choisi par le président Piñera, lui-même milliardaire, expliqua aux manifestants mécontents d’une hausse des prix alimentaires que les « romantiques » pouvaient toujours acheter des fleurs, dont le prix avait « chuté » ?
L’exemple du Chili est parlant. Malgré la fin de la dictature militaire et une transition démocratique à laquelle ont participé des gouvernements de gauche, la Constitution du général Augusto Pinochet a été à peine retouchée depuis 1980. Le pays conserve ainsi son corset néolibéral ajusté au profit d’intérêts financiers : retraites par capitalisation, autoroutes urbaines payantes, universités privées, vente des cours d’eau sous forme d’actions. Dans ce mouvement chilien, sans porte-parole et qui rassemble des foules immenses, le désaveu ne pouvait donc pas épargner l’opposition de gauche. Elle a trop souvent eu peur de faire peur en s’opposant vraiment à la droite « libérale ». Par conséquent, depuis, « El pueblo unido avanza sin partido » (« Le peuple uni avance sans parti »). Pas de fanion politique dans les manifestations, juste le drapeau national et celui du peuple mapuche, cible privilégiée de la répression.
Pourtant, là comme ailleurs, en particulier dans les pays arabes, une question se pose. Le désir de ne pas se compromettre, le refus de désigner des dirigeants, des représentants, sont ancrés dans une longue expérience de déceptions, de défaites et de trahisons. Mais comment éviter la marginalisation, la lassitude ou l’écrasement si la pression populaire ne trouve jamais de débouché politique ? Le durcissement de la répression judiciaire, policière et militaire, les liens toujours plus étroits entre le capital et l’État interdisent qu’on juge accessoire un tel débat. « Il faut être organisé et savoir où l’on va, résume Frédéric Lordon, parce que d’autres sont organisés et savent où ils vont (4). »
En attendant, alors que depuis trente ans aucune réforme structurelle essentielle codifiée par le néolibéralisme (libre-échange, marché unique, privatisations, déréglementation financière) n’a été remise en cause par une alternance électorale, les mouvements populaires de ces derniers mois peuvent déjà afficher un tableau de chasse flatteur : un régime est tombé (Soudan), des premiers ministres ont dû démissionner (au Liban et en Irak), un président infirme n’a pas pu se représenter (en Algérie), de nouvelles Constitutions pourraient bientôt dynamiter les vieux arrangements (celle du Chili a vocation à être entièrement réécrite). Surtout, une génération nouvelle, trop souvent condamnée à rembourser sa dette étudiante, à vivre dans la précarité et à ne pouvoir escompter qu’une retraite mutilée et un environnement dégradé, découvre le combat collectif, la solidarité et la victoire. La suite reste ouverte, mais cette seule expérience, vécue par des dizaines de millions de manifestants qui se sentent désormais plus forts et plus dignes, garantit qu’aucun gouvernement ne pourra plus offrir au néolibéralisme l’espoir d’un retour à la normale.
Serge Halimi
Notes :
(1) Lire « Contre l’équité », Le Monde diplomatique, décembre 2010.
(2) Daniel Michaels et Paul Hannon, « Europe’s new jobs lack old guarantees — stoking workers’discontent », The Wall Street Journal, New York, 25 novembre 2019.
(3) « Pour Washington, l’Irak doit répondre aux revendications des manifestants », Le Figaro (avec l’Agence France-Presse), Paris, 29 novembre 2019.
(4) Frédéric Lordon, « Le capitalisme ne rendra pas les clés gentiment», La pompe à phynance, 22 novembre 2019
ILLUSTRATION TIAGO HOISEL |
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