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vendredi 7 mai 2010

1962, LA VIOLENCE GAGNE LE MATCH

La catastrophe naturelle fit cinq mille morts et causa des dommages irréparables à un tiers des bâtiments du pays. Le prétendant rival, l'Argentine, paraissait assuré de recueillir les votes de la FIFA. Mais ce furent les outsiders qui l'emportèrent après une plaidoirie enflammée du président de la Fédération chilienne Carlos Dittborn : « C'est justement parce que nous n'avons rien que nous devons avoir la Coupe du monde. »

Quand Dittborn mourut d'une crise cardiaque peu après le début de la compétition, cela ne fit qu'exacerber l'orgueil des Chiliens. Cependant, deux journalistes italiens se montrèrent hermétiques à cet état d'esprit particulier. Antonio Ghirelli se permit d'abord de calomnier l'allure et la moralité de la population féminine de Santiago, puis Corrado Pizzinelli remua le couteau dans la plaie : « Le Chili est un pays corrompu affligé de tous les maux : malnutrition, analphabétisme, prostitution ouverte et misère générale. » Le gant était jeté entre le Chili et l'Italie. Les deux pays se retrouvèrent bien évidemment dans la même poule pour l'ouverture de la compétition.
L'INCIDENT EUT POUR EFFET DE MULTIPLIER LES TACLES VICIEUX DANS LES DEUX CAMPS. LES JOUEURS CHILIENS SE SINGULARISÈRENT AUSSI PAR UNE SPÉCIALITÉ LOCALE : LE CRACHAT SUBREPTICE.
Le duel se déroula dans l'Estadio Nacional de Santiago le 2 juin 1962. (...) Ayant anticipé que la rencontre serait musclée, la FIFA avait aussitôt désigné l'arbitre anglais Ken Aston en lieu et place de celui qui était initialement prévu. Aston était un instituteur qui avait servi en Inde pendant la guerre, sous le grade de lieutenant-colonel. Il avait la réputation de diriger ses matches d'une main de fer. Il ne se laisserait pas déborder par les tempéraments latins. Mais la rencontre démarra sur un mauvais pied, et cela ne fit qu'empirer. Avant le coup d'envoi, les Italiens tentèrent bien d'offrir des oeillets aux joueurs chiliens, mais leur geste de conciliation fut repoussé avec brusquerie. Le premier tacle brutal fut perpétré après seulement douze secondes de jeu. À la 8e minute, l'Italien Giorgio Ferrini répliqua après avoir été frappé par derrière par l'avant-centre chilien Landa. Assez pleutre, Aston prit le parti de l'équipe qui recevait et expulsa Ferrini. Mais l'Italien refusa de partir. Il fallut dix bonnes minutes aux officiels de la FIFA et à la police en armes pour faire quitter le terrain au joueur furieux.

L'incident eut pour effet de multiplier les tacles vicieux dans les deux camps. Les joueurs chiliens se singularisèrent aussi par une spécialité locale : le crachat subreptice. (...) Les deux équipes semblaient avoir totalement oublié quel était le but du jeu. A deux autres reprises, la police dut intervenir. La foule de 66 000 personnes ne cessa pas une minute de huer et de siffler. Plusieurs spectateurs firent des incursions sur le terrain. Aston était fréquemment cerné et bousculé par des joueurs. Il pensa arrêter le match, mais craignait les conséquences. Même si c'étaient les Chiliens qui avaient de loin commis le plus de fautes, l'arbitre dut être soulagé lorsqu'ils ouvrirent le score à la 74e minute grâce à une tête de Ramirez.
« J'ÉTAIS SEUL CONTRE VINGT-DEUX JOUEURS. LA PARTIE ÉTAIT INCONTRÔLABLE. JE N'ARBITRAIS PAS UN MATCH DE FOOT. J'ÉTAIS LÂCHÉ EN PLEINES MANOEUVRES MILITAIRES. »
Deux minutes avant la fin du temps réglementaire, un second but de Toro assura aux hôtes une victoire 2-0. Ce même joueur aurait dû être sanctionné dans les toutes dernières secondes pour avoir balancé un dernier coup de poing, mais cette fois encore Aston se dégonfla. Il ne compta pas de temps additionnel et quitta le terrain sous escorte policière. Que diable se serait-il donc passé si l'Italie l'avait emporté ? En l'espèce, les joueurs se firent lapider à leur camp d'entraînement et retournèrent chez eux plus tôt que prévu, tandis que la presse italienne éreintait l'«arbitrage honteux » d'Aston. (...) Pour la première fois, la FIFA se servit des enregistrements télévisés pour infliger des sanctions après coup. (...)

Quant à Aston, il devint non sans perversité l'un des principaux administrateurs de la commission d'arbitrage,mais n'officia plus jamais lors d'un match de Coupe du monde. Une « blessure au talon d'Achille » qu'il avait fort commodément contractée lors de son match cauchemardesque le dispensa de risquer de nouveaux ennuis de ce genre. Sa méconnaissance du tempérament des joueurs continentaux était son réel talon d'Achille, mais il justifia sa performance par ce commentaire lapidaire : « J'étais seul contre vingt-deux joueurs. La partie était incontrôlable. Je n'arbitrais pas un match de foot. J'étais lâché en pleines manoeuvres militaires. » Le Mondial avait déjà connu d'autres batailles de ce genre, mais le 2 juin 1962 marqua le véritable début de la compétition "moderne". Avec son air choqué, David Coleman l'ignorait encore, mais gagner à tout prix et par tous les moyens allait devenir la norme de l'épreuve après l'épisode brutal de Santiago. »

Peter Seddon, L'Etonnante Saga du Mondial (traduction T. Beauchamp et F. Brument, préface de Vikash Dhorasoo). Editions Alphée. 350 pages, 21 euros, parution le 7 mai.