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mercredi 10 septembre 2008

Le 11 septembre de Marker, versant chilien

Et, puisque c'est terriblement la mode en cette année Waltz with Bashir, revenons sur un vrai-faux documentaire, mal connu, peu projeté, relégué en toute fin d'un DVD récent, sous les habits peu reluisants d'un énième bonus. Le film, que l'on qualifierait de culte si ça voulait encore dire quelque chose, a pour titre L'Ambassade (film retrouvé). Il est signé Chris Marker. Il fut tourné en 1975, deux ans après le coup d'Etat au Chili contre Salvador Allende, et la prise de pouvoir d'Augusto Pinochet. 22 minutes très serrées, pressées en toute fin du DVD événement du dernier printemps, l'édition chez Arte Vidéo du Fond de l'air est rouge, grande œuvre militante des années 60-70 [on en a déjà parlé ici].

Le court s'ouvre sur un mensonge. De vieilles pellicules ont été trouvées dans une ambassade. Voix off (l'expression n'est pas la bonne, tant le film est très écrit, tant Marker y est beaucoup plus écrivain que cinéaste) : «Ceci n'est pas un film, ce sont des notes prises au jour le jour. En fait de commentaires, d'autres notes, écrites quand je ne filmais pas. (...) Mercredi, deux jours après le coup d'Etat, le premier groupe est arrivé, des militants de gauche pour la plupart». S'ensuit un huis clos d'une semaine ou presque, sans son direct, dans les salons et cuisines d'une ambassade, peut-être au Chili, peut-être pas, à vrai dire on n'en sait rien. A l'écran, une galerie de portraits de réfugiés politiques angoissés, pris dans le flot de l'Histoire mais privés de voix, squattant les lieux.

Ici, un avocat endormi à même le parquet ciré, parce qu'il a passé, nous explique la voix off (l'expression n'est toujours pas la bonne), la nuit à brûler les dossiers de ses clients - pour empêcher qu'ils ne tombent dans les mains des militaires. Là, Maria lit l'avenir de ses collègues dans le marc de café, pour passer le temps et se concentrer sur l'après - scène silencieuse et bouleversante, où le contre-jour assombrit un peu plus les visages fermés. Au fil de ce journal de bord intérieur, on pense toujours au dehors - le véritable contrechamp du film, qui tourne à l'obsession. A peine une scène, tournée depuis l'une des fenêtres du bâtiment, en plongée, nous informe de la violence du monde extérieur. Un militant court vers l'ambassade pour s'y réfugier. Abattu par les forces de police avant d'y être entré.

Allers-retours dedans dehors, avant après. «Comme dans toutes les prisons, on s'imagine parler d'ailleurs en parlant d'avant», dit le cinéaste de La jetée. La caméra enregistre et témoigne, au nom de l'impératif mémoriel. Elle choisit son camp aussi - du côté des luttes révolutionnaires forcément. Pour preuve, vers la fin de L'Ambassade, la voix pleine de colère avec laquelle Marker égrène les mesures dictées par le «nouveau pouvoir», et que la télévision, nous apprend-on, vient d'annoncer : interdiction de tous les partis politiques sans exception, appel à la délation prime à l'appui, nouvelle constitution, etc. Long silence, comme un gouffre.

En apparence, L'Ambassade a tout du film mineur dans la dense filmo de Marker. Même pas signé pour de vrai. Pas un chat qui traîne, pas l'ombre d'un personnage fort, pas même le début d'une réflexion sur les techniques du cinéma. Pourtant, derrière la fausse simplicité du document brut retrouvé des années plus tard, Marker pose les bonnes questions - celles qui fâchent encore aujourd'hui. Comment raconter l'Histoire ? Comment reconstituer sans manipuler ? Peut-on échapper à des discours biaisés, faussés sur le passé ? A voir le dernier plan, magnifique, que l'on ne dévoilera surtout pas, Marker répond par un non catégorique et convaincant.