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vendredi 9 septembre 2011

EPITAPHE POUR L’AUTRE 11 SEPTEMBRE

L’écrivain chilien Ariel Dorfman était à Santiago le 11 septembre 1973, lors du coup d’Etat contre Salvador Allende, et à New York le 11 septembre 2001.

Ce 11 septembre-là, ce fatal mardi matin, c’est le bruit menaçant des avions survolant ma maison qui m’a réveillé. Et une heure plus tard, lorsque j’ai vu des panaches de fumée s’élever du centre de la ville, j’ai compris que tout avait changé, pour moi, pour mon pays, pour toujours. C‘était le 11 septembre 1973, au Chili. Les forces armées venaient de bombarder le palais présidentiel de Santiago, lançant ainsi la première phase du coup d’Etat contre un président démocratiquement élu, Salvador Allende.


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LE PALAIS DE LA MONEDA EN FLAMMES. À 11.52 HEURES LES AVIONS HAWKER HUNTER BRITANNIQUES INITIENT SON ATTAQUE À LA MONEDA
V'ingt-huit ans après ce terrible jour de 1973, un autre mardi matin, un autre 11 septembre, ce fut au tour d’une autre ville – également mienne – d’être attaquée par les airs. La terreur qui s’abattit sur la ville n’était pas la même, mais mon cœur s’est à nouveau empli de crainte et je me suis encore dit que rien ne serait plus jamais comme avant. Depuis dix ans, je m’interroge sur cette juxtaposition de dates. Je n’arrive pas à m’enlever de la tête qu’il doit y avoir un sens à cette coïncidence. Il n’est pas exclu que mon obsession soit liée au fait d’avoir été présent dans chacun de ces pays au moment des attaques. De fait, le Chili et les États-Unis offrent deux modèles très différents de réaction à un traumatisme collectif.

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LE PALAIS DE LA MONEDA EN FLAMMES.
Si l’on considère les attaques du 11 septembre comme une épreuve, force est malheureusement de constater que les Etats-Unis ont échoué. La peur suscitée par un petit groupe de terroristes a donné lieu à une série de décisions catastrophiques, dépassant largement les dommages occasionnés par les attentats : deux guerres inutiles ; un gâchis monumental de ressources qui auraient pu servir à protéger notre planète ou à éduquer nos enfants ; des centaines de milliers de morts et de blessés ; des millions de personnes déplacées ; une désastreuse érosion des droits civils aux Etats-Unis ; le recours à la torture et aux interrogatoires donnant finalement carte blanche à d’autres régimes pour littéralement piétiner les droits de l’homme ; et, enfin, le renforcement d’un Etat sécuritaire déjà surdéveloppé et fondé sur la culture du mensonge, de l’espionnage et de l’angoisse.

Le Chili aurait pu, lui aussi, répondre à la violence par la violence. S’il existe une justification de prendre les armes contre une puissance tyrannique, le Chili d’alors remplissait tous les critères. Et pourtant, le peuple chilien et les chefs de la résistance – à quelques rares et malheureuses exceptions près – ont décidé de chasser le général Pinochet de manière non violente, en reprenant le pays qui leur avait été volé pas à pas, organisation après organisation, jusqu’à finalement battre le dictateur lors du référendum [du 5 octobre 1988] qu’il pensait gagner. Tout n’est pas parfait aujourd’hui, mais, finalement, en exposant de manière exemplaire comment une paix durable peut naître des ruines et de la souffrance silencieuse, le Chili a montré sa volonté de ne plus jamais voir d’autre 11 septembre mortel et destructeur.
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MOHANDAS KARAMCHAND GANDHI AVEC SA SECRÉTAIRE, MLLE SCHLESIN ET SON COLLÈGUE M. POLAK DEVANT SON BUREAU D'AVOCAT À JOHHANESBURG, 1905
Ce qu’il y a de magique dans la décision des Chiliens de lutter contre le mal de manière non violente, c’est qu’ils ont fait ainsi inconsciemment écho à un autre 11 septembre, celui de 1906, quand, dans l’Empire Theatre de Johannesburg, Gandhi a appelé des milliers d’Indiens à résister de manière pacifique contre un décret injuste et discriminatoire. Cent cinq ans après l’appel historique du mahatma pour imaginer une issue et sortir du piège de la haine, trente-huit ans après avoir été réveillé par le bruit d’avions me condamnant à jamais à la terreur, dix ans après avoir vu le New York de mes rêves d’enfant ravagé par les flammes, je voudrais citer les mots éternels du mahatma Gandhi en guise d’épitaphe à tous ces 11 septembre : “La violence ne l’emportera sur la violence que lorsqu’on me démontrera que les ténèbres peuvent être dissipées par les ténèbres.