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samedi 7 février 2015

ALLENDE, L’INFORMATIQUE ET LA RÉVOLUTION

« NUESTRO AMIGO EL COMPUTADOR » (NOTRE AMI L’ORDINATEUR), BROCHURE PUBLIÉE PAR L’ÉTAT CHILIEN EN 1973. 

Cybernétique : le mot fait irrésistiblement jaillir à l’esprit l’image d’un pouvoir central contrôlant l’humain à travers mille canaux de communication. Une image fausse, comme le montre l’expérience menée en 1972 par le gouvernement chilien.
Dès 1948, l’hypothèse d’un gouvernement des machines hante les esprits avancés qui élaborent alors aussi bien l’informatique que… les électrochocs. Cette année-là, tandis que George Orwell écrit 1984,Norbert Wiener définit la cybernétique comme « le contrôle et la communication chez l’animal et la machine (1) ». De son côté, John von Neumann vient d’inventer la théorie des jeux, transférant à des algorithmes la décision de lancer la bombe nucléaire. Dans Le Monde, le Révérend Père Dubarle expose les « perspectives fascinantes de la conduite rationnelle des processus humains, de ceux en particulier qui intéressent les collectivités et semblent présenter quelque régularité statistique », et peut « rêver à un temps où une machine à gouverner viendrait suppléer pour le bien — ou pour le mal, qui sait ? — l’insuffisance aujourd’hui patente des têtes et des appareils coutumiers de la politique (2) ».

Wiener, pour sa part, estime que « transférer sa responsabilité à une machine, qu’elle soit ou non capable d’apprendre, c’est lancer sa responsabilité au vent pour la voir revenir portée par la tempête (3) ».Alors que pleuvent les financements militaires sur la recherche en informatique et en intelligence artificielle, il refuse de collaborer à ces programmes, critique le maccarthysme (4) et voit ainsi se fermer beaucoup de portes, condamnant sa discipline à une certaine marginalité (5).

Spécialiste de l’histoire sociale des sciences, Andrew Pickering vient de consacrer un livre à l’école britannique de cybernétique (6). Regroupant aussi bien des chercheurs académiques que des praticiens, psychologues ou médecins, celle-ci a commencé par inventer un petit robot ressemblant à une tortue et capable d’apprendre à se diriger vers la lumière en évitant les obstacles (Grey Walter, 1950). Puis l’homéostat, un circuit électronique cherchant à maintenir un équilibre interne donné, tout en interagissant avec son environnement (Ross Ashby, 1948). Elle a étudié les effets des lumières stroboscopiques sur le cerveau, donnant lieu à des avancées sur l’épilepsie, mais aussi à des échanges créatifs avec les poètes de la beat generation ou des musiciens comme John Cage, Brian Eno ou Alvin Lucier, dont l’œuvre Music for Solo Performer (1965) est pilotée par électroencéphalogramme.

La première expérience réelle de pouvoir machinique naîtra de la rencontre de l’un de ces cybernéticiens britanniques avec le socialisme démocratique chilien. Nous sommes le 12 novembre 1971. Le chercheur anglais Stafford Beer travaille, depuis déjà deux décennies, à un « modèle de système viable » (viable system model) à cinq niveaux de contrôle, qu’il applique aussi bien à la cellule biologique et au cerveau qu’aux organisations sociales ou politiques. Ce jour-là, il se rend au palais présidentiel de la Moneda, à Santiago du Chili. Il expose à Salvador Allende le projet Synco (en anglais, CyberSyn), qu’il vient de démarrer à l’invitation d’un ingénieur de 28 ans, M. Fernando Flores (7), directeur technique de Corfo, la société chapeautant les entreprises nationalisées par le gouvernement de l’Unité populaire. Il s’agit pour ce dernier de « mettre en œuvre à l’échelle d’un pays — à laquelle la pensée cybernétique devient une nécessité — des approches scientifiques de la gestion et de l’organisation (8) » ; concrètement, de relier ces entreprises sous forme d’un réseau d’information, avec pour objectif d’affronter en temps réel les inévitables crises de l’économie.

Scientifique de formation, Allende se passionne pour le sujet, consacrant plusieurs heures à échanger avec Beer, qui rapportera plus tard comment le président insistait à tout moment pour en renforcer les aspects « décentralisateurs, antibureaucratiques et permettant la participation des travailleurs (9) ». Quand Beer montre à Allende la place centrale du dispositif, celle qui dans son esprit revient au président, celui-ci s’exclame : « Enfin : le peuple ! »
Composée de scientifiques de diverses disciplines, l’équipe de Synco a récupéré des télex inutilisés et les envoie dans les entreprises nationalisées, dans tout le pays. Elle commence à concevoir le prototype d’une salle de contrôle manière Star Trek — elle ne verra pas le jour. Très vite, cependant, les informations économiques (production quotidienne, utilisation d’énergie et travail) circulent par télex pour être traitées quotidiennement sur l’un des rares calculateurs qui existent alors dans tout le Chili, un IBM 360-50. Au nombre des variables prises en compte figure l’absentéisme, indicateur du « malaise social ».

Dès que l’un des chiffres sort de sa fourchette statistique, un avertissement — dans le vocabulaire de Beer, un « signal algédonique » ou encore « cri de douleur » — est émis, offrant au responsable local un certain temps pour remédier au problème, avant de remonter vers le niveau supérieur si le signal se répète. Beer en était persuadé : cela« offrait aux entreprises chiliennes un contrôle presque total de leurs opérations, tout en permettant une intervention extérieure en cas de problème sérieux. (...) Cet équilibre entre les contrôles décentralisé et centralisé pouvait être optimisé en choisissant la bonne durée de résilience donnée à chaque entreprise avant que l’alerte soit donnée à l’échelon hiérarchique supérieur (10) ».

Comme le souligne la chercheuse en histoire informatique Eden Medina, le projet Synco, « bien qu’ambitieux sur le plan technologique, ne saurait être défini comme une simple tentative technique de régulation de l’économie. Du point de vue de ses participants, il allait appuyer la révolution socialiste d’Allende — de l’“informatique révolutionnaire” au sens propre ».

Le 21 mars 1972, le logiciel produit son premier rapport. Au mois d’octobre, confrontée aux grèves organisées par les gremios (syndicats corporatistes) et l’opposition, l’équipe de Synco ouvre une cellule de crise pour analyser les deux mille télex quotidiens en provenance de tout le pays. Armé de ces données, le gouvernement affecte ses ressources de manière à limiter les dégâts provoqués par les grèves. Il organise deux cents camionneurs restés loyaux (contre quarante mille grévistes) pour assurer les transports vitaux… et survit à la crise ! Dès lors, l’équipe de Synco gagne le respect ; M. Flores est nommé ministre de l’économie et, à Londres, The British Observer peut titrer : « Le Chili gouverné par des ordinateurs » (7 janvier 1973). Le 8 septembre 1973, le président ordonne le transfert de la salle des opérations vers le palais présidentiel. Mais, le 11, les avions de chasse de l’armée tirent leurs roquettes sur la Moneda, et Salvador Allende se donne la mort…

L’histoire illustre la thèse de Pickering, pour qui la cybernétique est une discipline mal aimée parce que mal comprise. Tantôt désignée comme« science militariste », tantôt « associée à l’automatisation après guerre de la production », elle serait au contraire une « science nomade, en perpétuelle errance », s’opposant aux « sciences royales ».

Sur un plan théorique, analyse Pickering, la cybernétique s’oppose à la pensée moderne. Dans la mesure, du moins, où la modernité consiste à disséquer chaque système pour tâcher d’en comprendre le fonctionnement, et à créer des représentations. Car l’analyse cybernétique s’intéresse à « l’action performative pour elle-même, et non en tant que pâle reflet de la représentation ». L’individu, le cerveau, l’ordinateur, l’animal ou l’entreprise ne sont pas des machines à se figurer le monde, mais des êtres apprenant à agir sur leur environnement via des boucles de rétroaction (le fameux feed-back).

« Les cybernéticiens, et surtout Stafford Beer, ont lutté contre la condamnation morale et politique de leur science », insiste Pickering ; le sens du mot « contrôle » est multiple, et si « le contrôle comme domination, la réduction des individus à des automates » provoquent le rejet, « la notion cybernétique de contrôle n’est pas celle-là. Tout comme la psychiatrie de [Ronald] Laing a pu parfois être décrite comme l’antipsychiatrie, les cybernéticiens britanniques auraient été bien avisés, sur un plan rhétorique, de se définir comme spécialistes de l’anticontrôle ». Une critique du pouvoir qui ne se contente pas d’être critique, mais élabore aussi des technologies d’antipouvoir. Notons à ce propos que, au sein des régimes communistes où elle fut importée à partir des années 1950, la cybernétique fit l’objet de controverses, totalement déconnectées de son histoire occidentale et latino-américaine, par exemple sur la question de savoir si « la RDA aurait pu être “sauvée” grâce à la cybernétique (11) ».

A-t-on encore besoin de la cybernétique ? Quand l’action renforce l’information qui l’a déclenchée, le retour est dit positif, et le système a tendance à diverger — ce qu’on appelle trivialement « bulle » ou « cercle vicieux » selon la direction qu’il emprunte. Qu’il soit négatif, et le système, au contraire, s’adapte et se stabilise, résiste aux coups de boutoir et cherche des solutions pour se préserver dans un environnement changeant. La crise économique qui secoue aujourd’hui l’Europe en est une splendide illustration : lorsque les agences de notation financière dégradent un pays, celui-ci coupe dans ses dépenses publiques, entraînant mécaniquement une baisse de l’activité économique, qui conduira les agences à le dégrader de nouveau… A l’inverse, des politiques dites contre-cycliques, qui engagent la puissance publique à investir quand l’activité baisse, illustrent un feed-back négatif aux vertus stabilisatrices.



(1) Norbert Wiener, Cybernetics Or Control and Communication in the Animal and the Machine, The MIT Press, Boston, 1948.
(2) R. P. Dubarle, « Vers la machine à gouverner… », Le Monde, 28 décembre 1948.
(3) Norbert Wiener, Cybernétique et société, Deux Rives, Paris, 1952.
(4) Du nom du sénateur américain Joseph McCarthy qui, entre 1950 et 1954, lança une « chasse aux rouges » contre les communistes et leurs sympathisants aux Etats-Unis.
(5) Guy Lacroix, « “Cybernétique et société” : Norbert Wiener ou les déboires d’une pensée subversive », Terminal, n° 61, Paris, automne 1993.
(6) Andrew Pickering, The Cybernetic Brain, University of Chicago Press, 2010.
(7) Après le coup d’Etat, M. Flores passera trois ans dans les camps de concentration du général Pinochet, puis s’exilera avec sa famille aux Etats-Unis, où il fera carrière dans l’informatique. Il reviendra au Chili, sera élu sénateur, et est aujourd’hui conseiller du président Sebastián Piñera.
(8) Lettre de M. Flores sollicitant la participation de Beer. L’Anglais la reçoit le 13 juillet 1971 et annule sur-le-champ ses engagements pour se rendre au Chili.
(9) Eden Medina, « Designing freedom, regulating a nation : Socialist cybernetics in Allende’s Chile », Journal of Latin American Studies, n° 38, Cambridge (Royaume-Uni), 2006 (PDF).
(10) Eden Medina, op. cit.
(11) Sur la cybernétique dans les pays de l’Est, cf. Jérôme Segal, « L’introduction de la cybernétique en RDA. Rencontres avec l’idéologie marxiste », Science, Technology and Political Change, Brepols (Turnhout, Belgique), 1999.