[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
IMRE KERTÉSZ EN 1942, DEUX ANS AVANT SA DÉPORTATION À AUSCHWITZ |
Créer à partir du non-sens
PORTRAIT, 1955 © IMRE KERTÉSZ |
« Je peux dire peut-être que cinquante ans après, j’ai donné forme à l’horreur que l’Allemagne a déversée sur le monde (…), que je l’ai rendue aux Allemands sous forme d’art.»
Né le 9 novembre 1929, à Budapest, dans une modeste famille juive, d’un père marchand de bois et d’une mère employée, Kertész – prononcer Kertéss, un nom qui signifie «jardinier» en hongrois – est déporté en 1944, à l’âge de 15 ans. D’abord à Auschwitz puis à Buchenwald et dans le camp satellite de Zeits, en Allemagne. L’écrivain racontait sobrement son retour d’enfer, en 1945. Lorsqu’il avait voulu prendre un bus à Budapest et qu’on lui avait demandé de payer son ticket. Lorsqu’il s’était aperçu que l’appartement où il avait grandi avec ses parents était « occupé » par d’autres. Lorsqu’il avait compris que sa famille avait été exterminée et qu’il était seul… «C’était étrange, dira-t-il. Comme j’étais encore un enfant, je devais aller à l’école, alors que j’avais, si l’on peut dire, une certaine expérience de la vie…» Cette «expérience» est d’une certaine façon synthétisée dans Liquidation (Actes sud, 2004), où le personnage principal expose son « idée de base » : « Le mal est le principe de la vie (…). Ce qui est véritablement irrationnel, c’est le bien. » Toute l’œuvre de Kertész interroge la façon dont on peut survivre à cette idée.
Une langue qui « entre dans la chair »
IMRE KERTÉSZ JEUNE |
En 1960, il commence son grand «roman de dé-formation ou de formation à l’envers» qu’est Etre sans destin. Il mettra treize ans à l’écrire. Lorsque le livre sort en Hongrie, en 1975, il est accueilli de façon glaciale – de même que le sera son prix Nobel quelque trente ans plus tard. Interrogé par Le Monde en 2005, Kertész expliquait que le titre de ce qu’il persistait à appeler «roman» était « une conséquence éthique » de la Shoah :
« Ce que je voulais décrire, c’est comment, dans un univers concentrationnaire, un adolescent pouvait être méthodiquement spolié de sa personnalité naissante. C’est l’état dans lequel vous vous trouvez lorsqu’on vous a confisqué jusqu’à l’idée même de votre histoire. Un état où il est interdit de se confronter à soi-même. Tout le défi du roman consistait à inventer une langue qui lie ces notions et indique une existence verrouillée. »
Cette langue – un phrasé extrêmement personnel, mélange unique de détachement apparent et de distance sarcastique –, cette langue « atonale », comme il la qualifiait, mais dont il a toujours voulu qu’elle « entre dans la chair » de son lecteur, Kertész expliquait qu’elle lui venait indirectement de Camus. Il avait souvent raconté comment à 25 ans il était un jour, par hasard, tombé sur L’Etranger. « Je me suis dit : ce livre est si mince qu’il ne va pas me coûter trop cher… J’ignorais tout de son auteur et j’étais loin de soupçonner que sa prose allait me marquer à ce point. En hongrois, L’Etranger était traduit par L’Indifférent. Indifférent au sens de détaché – du monde, de lui-même. Mais aussi au sens d’affranchi, c’est-à-dire d’homme libre… »
L’« affect » de l’Histoire
Un homme libre. Imperméable à toute sorte de pose, sociale ou littéraire : voilà ce qu’aura été Imre Kertész toute sa vie. A travers ses livres traduits tous chez Actes sud, dont Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (1995), Liquidation (2004), Le Refus (2002) ; Journal de galère (2010), Le Chercheur de traces (2003)… – l’écrivain se présentait comme quelqu’un qui, « du nazisme au stalinisme, aura accumulé suffisamment de savoir intime sur la dictature » pour la traduire en une expérience créatrice. Une œuvre où « l’affect » de l’Histoire est aussi présent que la mémoire des crimes. Où l’écrivain cherche à cerner comment l’un et l’autre façonnent nos destins, fût-ce à notre insu. Une œuvre où l’humanisme triomphe toujours, du moins sur la page. Et où la notion de liberté rejoint toujours celle du langage. « Briser de l’intérieur des limites de la langue », voilà l’objectif que s’était imposé Imre Kertész.
Dans La Vocation de l’écriture : la littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence (Odile Jacob, 2014), le philosophe Marc Crépon note ainsi que pour Kertész, l’écriture n’est pas seulement « une technique de survie », une manière d’échapper au « bourbier de l’inexistence ». C’est aussi un acte de résistance profondément éthique. «Dans les sociétés totalitaires, le “consentement au meurtre” va de pair avec le renoncement à la vérité, le culte de son illusion (sous la forme d’un dogme imposé) et les ruses du mensonge organisé. Le langage ainsi livré à la puissance de ceux qui ont tout pouvoir de le manipuler est d’abord un enfermement.» Marc Crépon souligne que pour Kertész, qui s’est toujours appliqué à étudier la façon dont s’élabore la langue de toutes les dictatures, écrire consiste justement à «ouvrir une brèche à travers laquelle luit l’étincelle d’une liberté possible».
« Auschwitz n’a pas été un accident de l’Histoire »
IMRE KERTÉSZ, 2005 PHOTO PEER GRIMM |
Pourtant – hormis peut-être dans son dernier ouvrage, L’Ultime auberge (2015) où l’on trouve ça et là quelques remarques déconcertantes de sa part (mais peut-être dues au grand âge ?) sur l’Europe et sur l’Islam – il y a toujours quelque chose de profondément lumineux et d’éminemment généreux chez Kertész. Qu’il vous prenne par la main et vous emmène en promenade au bord du lac Balaton ou le long des rives du Danube, qu’il vous parle de musique, de Bach, Wagner ou Schönberg, ou encore de « ses vieux amis », Musil, Arendt, Thomas Mann, Beckett et surtout Kafka, l’écrivain nous apprend humblement et intelligemment à tout savourer. A ne rien attendre. Dans son Journal de galère (2010), il note cette phrase de Lao Tseu qui lui va comme un gant : « “Non pas vivre en esclave de son avenir” mais “dans la liberté infinie de sa finitude”. »
IMRE KERTÉSZ, 2007 PHOTO GEORGIOS KEFALAS |