Chahuté à Nuit debout, Finkielkraut est resté à République «pendant une heure»
Le philosophe conservateur s'est heurté à l'hostilité de plusieurs militants de Nuit debout et a dû quitter la place de la République samedi soir... après y être tout de même resté près d'une heure. Le point sur le déroulé des événements.
Samedi soir [16 avril 2016], place de la République à Paris, les discussions portaient davantage sur la brève intervention de l'ex-ministre grec Yanis Varoufakis que sur la présence d'Alain Finkielkraut - du reste largement passée inaperçue, à l'instar de celle de nombreuses personnalités venues se faire incognito une idée du mouvement. Ce n'est en fait qu'en fin de soirée, au cours d'une veillée globalement plus paisible que les précédentes, que les premières images montrant une altercation entre des militants et l'académicien ont fait irruption sur les réseaux sociaux.
Finkielkraut à Nuit debout : la polémique en 3 actes
Depuis, à grands renforts d'accusations diverses - sectarisme, intolérance, violence, inculture, antisémitisme... - une large part de la classe politique et éditorialiste estime que le mouvement «Nuit debout», qui occupe la place de la République depuis 18 jours en opposition (entre autres) à la loi Travail, a montré là son «vrai visage». Ce lundi après-midi, deux porte-parole du parti Les Républicains ont d'ailleurs réclamé au gouvernement l'interdiction du mouvement, évoquant une «singerie démocratique».
# L'édito de Joffrin qui fâche les Nuit debout
Le philosophe conservateur, qui racontait dans la foulée à un site d'information indépendant être venu par simple «curiosité», l'analysait lui-même de cette façon dans les secondes qui suivaient l'incident:
«J'ai été expulsé d'une place où doivent régner la démocratie et le pluralisme, donc cette démocratie c'est du bobard, ce pluralisme c'est un mensonge. [...] On a voulu purifier la place de la République de ma présence.»
L'essayiste s'est depuis attiré des marques de soutien aussi hétéroclites que celles de Patrick Kanner, Julien Dray, Eric Ciotti, Marion Maréchal-Le Pen, Najat Vallaud-Belkacem, Caroline Fourest, Elisabeth Lévy ou Laurent Joffrin. Et c'est l'éditorial du directeur de la publication de «Libération», dimanche, qui a sans doute le plus suscité l'indignation des militants de Nuit debout.
«Le mouvement a été présenté, à juste titre, comme un signe positif de repolitisation civique. S’il s’agit à l’inverse d’une repolitisation sectaire, elle ne fera pas long feu et s’effilochera, comme souvent, dans les invectives et la confusion. On aurait voulu discréditer un mouvement positif mais fragile qu’on ne s’y serait pas pris autrement», écrit Laurent Joffrin.
# Que s'est-il passé ?
Un texte intitulé «Malaise à Nuit debout» auquel ont répondu ce lundi deux étudiants et militants du mouvement, dans un texte intitulé «Malaise à 'Libération'» publié sur un blog de Mediapart. Les deux jeunes membres de la Commission «Accueil et sérénité» (le service d'ordre de Nuit debout), présents sur place, donnent leur version et dénoncent un «tableau fantasmé» des faits.
Comme le confirment les messages envoyés sur les réseaux sociaux, l'incident s'est produit entre 21h et 21h15. Or, racontent-ils, Alain Finkielkraut, en compagnie de sa femme, assistait «depuis plus d'une heure à l'Assemblée populaire avant que certains n'exigent son départ.»
Ce détail est conforté par le témoignage d'une jeune fille recueilli dimanche par Europe 1 :
«Il n'y a pas eu d'altercation tout de suite. Le moment où je l'ai vu, il était en train d'observer l'Assemblée populaire. Il était sur un des côtés, personne ne lui a prêté attention. Il était là, il observait, et rien ne s'est vraiment passé à ce moment-là puisque personne ne l'a empêché de regarder l'Assemblée populaire», raconte Marion.
Le philosophe confirme lui-même cette version dans une tribune publiée sur le site du «Figaro» ce lundi soir, où il raconte avoir été surpris par l'accueil qui lui a été réservé: «À peine arrivé, j'ai été interpellé par un homme qui semblait avoir mon âge : 'On va voir le petit peuple, quelle décadence !' Mon épouse, interloquée, l'a fusillé du regard. En réponse, il nous a tiré la langue, puis nous a ostensiblement tourné le dos», raconte-t-il.
Son épouse et lui ne se découragent pas et vont assister à l'Assemblée populaire, avant de «déambuler entre les stands».
«Là, une femme nous a abordés pour nous dire très gentiment qu'elle appréciait notre présence, que Nuit debout n'avait rien à voir avec les casseurs, que c'était un mouvement serein et sérieux dont les travaux allaient déboucher sur la proposition d'une assemblée constituante», poursuit-il.
Ce n'est qu'au moment où Alain Finkielkraut se rapproche de la statue de la République, autour de laquelle gravite un autre public de Nuit debout («moins intéressé par l'ambiance et le dialogue», selon les termes de Marion), que l'intellectuel rencontre une franche hostilité. Traité de «facho" et conspué par une quinzaine de personnes, il se fait rapidement encercler par le service d'ordre qui l'escorte jusqu'au trottoir. À cet instant, la grande majorité du millier de «Nuit debout» présents écoutent studieusement l'Assemblée populaire et ne prennent pas conscience de l'incident.
Quand #Finkielkraut se fait virer de @nuitdebout. Top chrono : qui sera le premier à sortit le mot qui va bien! pic.twitter.com/1SCLUSZxZT— Charlies Ingalls (@ThePrairieFr) 17 avril 2016
«Là où 'Libération' imagine un libre-penseur agressé par une foule menaçante, nous avons vu au contraire un académicien étonnamment vulgaire menacer de 'coups de lattes' [l'intellectuel répondait alors à une menace en la répétant, NDLR] les quatre ou cinq personnes révoltées qui criaient pour réclamer son départ", écrivent les membres du service d'ordre de Nuit debout. "Personne n'a tenté ni de le menacer ni de le suivre au-delà de la place. Les 'insultes et crachats' rapportés par Joffrin se résumaient à quelques cris de 'fasciste' - ce qui, quoi qu'on puisse penser de ce rapprochement par ailleurs, est du reste reconnu par la loi comme une caractérisation politique et non comme une injure».
«Je me suis fait cracher dessus», raconte Alain Finkielkraut : sur une vidéo mise en ligne samedi après minuit, on distingue clairement un crachat voler (0'40")... mais c'est le caméraman du site «Le Cercle des volontaires» (par ailleurs plutôt anti-Nuit debout) qui le reçoit - et s'empresse d'interviewer «à chaud» le philosophe sur le trottoir. Aucune vidéo ou bande audio ne confirme en revanche les rumeurs d'injures antisémites.
# Un mouvement «éminemment politique»
À ceux qui accusent Nuit debout de mentir sur sa raison d'être en affichant de l'hostilité envers certaines institutions ou certains individus, les deux militants répondent explicitement à ceux qui en douteraient : le mouvement n'est pas un forum où toutes les composantes du débat public - en particulier identitaires et/ou conservatrices - seraient tolérées à parts égales ; et son ADN est fermement à gauche.
«Jamais la Nuit debout n'a eu cette prétention de neutralité politique qu'exigent abusivement de nombreux médias en la réduisant à un cadre formel de délibération collective. Sans se risquer à caractériser politiquement la Nuit debout, il semble que sa simple existence en tant que prolongement de préoccupations sociales suffit à expliquer qu'elle s'oppose à la réduction du débat politique aux problèmes identitaires dont l'essayiste s'est fait le héraut», écrivent les deux militants.
En clair : l'animateur de «Répliques», lui-même ex-soixante-huitard mais pourfendeur de «l'idéologie du progressisme», de la "culture de masse" et plus récemment du «déferlement migratoire» dans des dizaines d'ouvrages et depuis 1985 sur les ondes de France Culture, se situe non seulement radicalement à l'opposé des idées qui occupent «Répu» depuis deux semaines et demi, mais constitue l'un de leurs adversaires les plus emblématiques.
Et les Nuit debout de conclure : « L'évocation de la statue qui orne la place ne peut suffire à exiger de ce rassemblement éminemment politique une indifférence bienveillante face au défenseur acharné de la 'nation charnelle'. » Même si ces arguments risquent de ne pas suffire à alléger les pressions qui s'accentuent sur la mairie de Paris et le gouvernement, Alain Finkielkraut, ex-maoïste, pourrait se souvenir de violences d'un autre ordre exercées il y a une éternité, en mai 1968, à l'égard d'intellectuels de droite.
T.V.
Timothée Vilars