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vendredi 8 avril 2016

GABRIELA MISTRAL DANS L'ENCYCLOPÆDIA UNIVERSALIS

MISTRAL (Gabriela) 1889-1957                                                                Quand l'Académie royale de Suède, en 1945, décerna le prix Nobel de littérature à la Chilienne Gabriela Mistral, elle n'entendait pas seulement honorer - pour la première fois - la littérature sud-américaine ; elle avait expressément choisi de couronner l'œuvre d'une authentique poétesse, au tempérament puissant et chaleureux. La production en prose de Gabriela Mistral reste, en effet, dispersée dans des journaux de divers pays et des anthologies éphémères (et il est désormais peu probable qu'on la réunisse en volume). Toute sa renommée repose donc sur son œuvre poétique, qui tient en quatre recueils. Cette poésie, d'abord centrée sur la tragédie personnellement vécue par l'auteur dans sa première jeunesse, n'a pas laissé d'évoluer par la suite. À mesure que les années passaient, elle s'ouvrait davantage à l'univers de la communauté humaine et des choses. Parallèlement, l'expression se faisait moins directement accessible, plus obscure, ésotérique même. Mais des premiers aux derniers poèmes les caractères dominants sont demeurés une sensibilité vulnérable à l'extrême, ainsi qu'une sollicitude quasi maternelle à l'égard des humbles et des faibles, en particulier des enfants.                                              
                                                       


1. De l'enseignement à la carrière consulaire       


Née d'une famille modeste à Vicuña, petit bourg tropical situé au nord du Chili, Lucila Godoy Alcayaga - c'est son vrai nom - s'est souvent déclarée fière d'allier dans ses veines, à une part de sang basque une forte proportion de sang indien. Admiratrice de la tradition hébraïque, elle laissait volontiers entendre qu'elle avait aussi des origines juives, mais cela n'a jamais été démontré.

Son père, qui abandonna le foyer familial alors qu'elle était encore au berceau, avait travaillé quelque temps dans l'enseignement primaire. Sa sœur aînée y entra à son tour. Elle-même, dès l'âge de seize ans, enseigna comme institutrice auxiliaire dans un village voisin de son bourg natal : cette vocation précoce manifeste le goût qu'elle a toujours eu de l'enfance. À vingt-deux ans, promue dans l'enseignement secondaire, elle était appelée à professer en des lieux divers, notamment au lycée de Punta Arenas, la ville la plus australe du Chili, qui produisit sur cette enfant des tropiques une impression sinistre (« Paysages de Patagonie » dans Desolación), et finalement dans un lycée de la capitale.

Entre-temps, trois « Sonnets de la mort » couronnés aux Jeux floraux de Santiago, en 1914, l'avaient fait connaître sous le pseudonyme, adopté pour la circonstance, de Gabriela Mistral : « Gabriela », par référence, dit-on parfois, à Gabriele D'Annunzio qu'elle admirait alors ; « Mistral », assurément en hommage au poète provençal, peut-être aussi au vent du même nom - on les trouve, l'un et l'autre, célébrés dans ses vers.

Sa renommée croissante attira sur elle l'attention du philosophe mexicain José Vasconcelos qui, en sa qualité de ministre de l'Éducation, l'invita en 1922 à professer au Mexique ainsi qu'à y collaborer à la réforme de l'enseignement. L'ardeur démocratique de ce pays, qui était encore dans la foulée de sa révolution de 1910, inspira à Gabriela un enthousiasme durable.

C'était là le début de sa carrière internationale. Après le Mexique, elle se rendit comme professeur et conférencière aux États-Unis, en Espagne, en Italie. Puis, en 1926, elle démissionna de l'enseignement pour devenir secrétaire de l'Institut de coopération intellectuelle de la Société des Nations.

Six ans plus tard, elle entrait dans le corps consulaire. À Madrid d'abord, puis à Lisbonne, au Guatemala, à Nice, au Brésil, à Los Angeles, parallèlement à ses activités de chancellerie, elle poursuivait son œuvre littéraire et faisait, à l'étranger, figure d'ambassadrice de la culture chilienne.

Malgré la gloire internationale que lui avait value en 1945 le prix Nobel, ses dernières années furent assombries par le suicide d'un adolescent dont elle avait fait son fils adoptif, et par le déclin de sa santé. Elle mourut d'un cancer, dans une clinique près de New York.

2. L'œuvre poétique      


         Maternité en creux        


Bien que la poésie de Gabriela Mistral se soit interdit l'anecdote et la confidence précise, elle est cependant très directement tributaire des événements de sa vie publique et surtout de sa vie privée. Entre tous, un épisode de cette dernière fut déterminant : l'amour exalté qu'elle conçut, à l'âge de seize ans, pour un homme qui n'en était guère digne. Cet amour, d'abord payé de retour, cessa bientôt de l'être, quand celui qui en était l'objet se détourna de Lucila Godoy pour courtiser une jeune personne moins rustique. Jalousie aiguë, rupture, velléités de réconciliation - à ces vicissitudes qui se prolongèrent près de quatre ans devait brusquement mettre fin la mort volontaire de l'ancien fiancé (causée d'ailleurs par un motif qui n'était nullement passionnel). Ce dénouement brutal ne fit qu'exacerber chez la jeune fille l'ardeur de sa passion frustrée, de sorte qu'il n'est pas toujours possible de distinguer parmi ses poèmes d'amour ceux qui furent écrits avant le suicide et ceux qui lui sont postérieurs. Quant au suicide même, il inspira directement les fameux « Sonnets de la mort », « Nocturne », « Interrogations » et autres poèmes qui, rassemblés sous le titre « Douleur », représentent l'axe et le cœur même du recueil Desolación (1922).

Par scrupule de fidélité envers le disparu, par remords aussi de n'avoir peut-être pas agi envers lui comme elle aurait dû, Gabriela s'imposa dès lors un renoncement définitif au mariage. De fait, on ne lui connaît aucune aventure sentimentale hormis celle qui avait si douloureusement marqué sa jeunesse. Ainsi la sensualité qui surabondait en elle ne devait trouver de dérivatif que dans l'expression poétique.

Bien qu'elle eût renoncé pour toujours à la maternité, elle n'en continuait pas moins d'y aspirer de tout son être (« Poème du fils » : « Pour celui qui naîtrait, tout vêtu de chansons, / Je tendais mes bras, je creusais ma poitrine... »). De cette aspiration frustrée, tantôt elle se délivrait par l'abandon à la volupté du néant - « Béni soit mon sein où s'ensevelit ma lignée / Et béni soit mon ventre où ma race se meurt » - tantôt elle se consolait, plus humainement, dans sa tâche d'éducatrice des enfants d'autrui.

Nulle n'a jamais parlé avec autant de ferveur de l'enfance et du bonheur d'être mère que cette femme qui s'était condamnée elle-même à la stérilité, au mépris de son instinct le plus profond.

         Paroles sereines   


Au reste, dans Desolación tout n'est pas funèbre ou mélancolique. Déjà la désespérance annoncée par le titre y est compensée incidemment par une note claire et apaisée : « La vie est or et douceur de blé, / Brève est la haine mais immense est l'amour... » (« Paroles sereines »). Cet apaisement repose sur une double foi : foi dans le Dieu chrétien que n'a jamais reniée la poétesse, alors même que sa ferveur parlait le langage du panthéisme ; foi dans son propre cœur, qu'elle sentait accordé aux rythmes du monde et promis à l'immortalité : « Je crois en mon cœur que le ver rongeur / Ne mordra pas, car il ébréchera la mort même ; / Je crois en mon cœur, mon cœur qui repose / Sur le sein de Dieu terrible et fort » (« Credo »).

La sérénité se confirme dans Tendresse (Ternura, 1924), où se multiplient les chansons, berceuses, rondes, destinées aux enfants ou inspirées par eux.

Plus composite et plus complexe est Tala (1938) dont le titre même reste énigmatique : le plus vraisemblable est qu'il évoque un arbre de la forêt brésilienne qui porte ce nom. Aussi bien l'Amérique du Sud, et non plus seulement le Chili, devient ici l'un des thèmes dominants. Dans Tala et, seize ans après, dans Lagar (Pressoir, 1954), l'imagination tend même à s'élargir aux dimensions de la planète, voire du cosmos. Peut-être sous l'influence de son compatriote plus jeune, Pablo Neruda, qu'elle admirait fort, son langage confine alors à l'hermétisme prophétique. Mais ses rythmes gardent le plus souvent une allure dansante qui peut contraster avec l'ampleur ou la solennité du sujet.

La versification de Gabriela Mistral a généralement évolué vers une liberté toujours plus grande. Elle a rapidement renoncé à la rime et même à l'assonance, ainsi qu'à la symétrie des strophes. L'inégalité des vers s'est graduellement accusée, avec une préférence croissante pour le vers court. Au reste, elle n'a jamais prétendu à la virtuosité prosodique.

Parmi ses lectures préférées, elle a cité la Bible, les Fioretti de saint François d'Assise, Dante, Pétrarque, Frédéric Mistral et Rabindranath Tagore. Mais leur influence probable n'amoindrit en rien la singularité de son puissant lyrisme, ni celle de sa langue, que rend malheureusement assez ardue l'usage d'archaïsmes puisés au terroir ou de néologismes forgés par l'auteur.

         Michel BERVEILLER        



                           
  1. G. MISTRAL, Poesias completas, Madrid, 1968 ; Poèmes, trad. R. Caillois, Paris, 1946-1948 ; D'amour et de désolation, trad. C. Couffon, La Différence, Paris, 1989.              
  2. Études                 

  • Anales de la Universidad de Chile, no 106, Santiago, 2ème trim. 1957
  • J. CONCHA, Gabriela Mistral, Jucar, Madrid, 1987
  • J. DE NÚÑEZ Y DOMÍNGUEZ, Silhouette de Gabrielle, Bruxelles, 1949
  • M. POMÈS, Gabriela Mistral, Paris, 1964
  • J. SAAVEDRA MOLINA, Gabriela Mistral, vida y obra, Santiago, 1947
  • A. TORRES RIOSECO, Gabriela Mistral, Valence, 1962.           



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