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mercredi 10 août 2016

MARCIA MERINO, CONFESSION D’UNE DÉLATRICE


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ILLUSTRATION ISABEL ESPANOL
Face aux ténèbres (3/6). Opposante à la dictature Pinochet, « la Flaca » dénonce les siens sous la torture en 1974, puis intègre la police secrète du régime.
MARCIA MERINO
CAPTURE D'ÉCRAN
la photo occupait la première page de La Nacion : une femme aux cheveux relevés par un peigne, entre deux âges, esquisse un sourire. Carmen Castillo n’arrive pas à en détourner les yeux. Ce visage, elle le reconnaît malgré les opérations de chirurgie esthétique : c’est celui d’une légende, le symbole de la trahison. Après tant d’années à se cacher, « la Flaca » (« la maigre ») réapparaît. Elle est l’une des trois militantes de gauche au Chili à avoir dénoncé les siens, un à un, jusqu’à devenir pendant dix-huit ans une collaboratrice de la DINA, la police secrète de la dictature Pinochet (1973-1990). Le réseau dont Carmen Castillo faisait partie fut livré par « la Flaca». Vingt ans plus tard, à Santiago, la revenante demande pardon publiquement. Et le Chili se déchire.

À l’époque, Carmen Castillo n’ose pas l’approcher. Ecrivaine et réalisatrice, elle rentre à Paris où elle vit exilée. On est en 1992, alors. « La Flaca » se met à la hanter. Carmen voit des tortionnaires partout. Dans sa bibliothèque, une étagère puis deux se couvrent de tout ce qui s’est écrit sur le mal, Primo Lévi ou les ­récits des rescapés de la Kolyma, en Russie.

Elle se souvient aussi de cette camarade, survivante d’une des maisons de torture à San­tiago, qui lui avait raconté les nuits sur le sol nu, à vingt-cinq ou trente peut être, mains attachées, yeux bandés, dans le sang, la crasse, la peur. Soudain, l’une hurle en plein cauchemar. C’est « la Flaca ». Depuis qu’elle a rompu sous la torture, les gardiens la laissent au milieu des prisonniers, tout en leur répétant qu’elle a trahi. Stratégie de démoralisation.

Cette nuit-là, une femme se penche sur « la Flaca » qui gémit. Elle la console contre son propre corps brisé. Lumi Videla, 26 ans, professeure, est la meilleure amie de « la Flaca », dénoncée par elle et le sachant. Les autres captifs apprendront la mort de Lumi quelques semaines plus tard, en voyant des militaires jouer aux dés ses vêtements. Carmen sait qu’elle gardera toute sa vie la vision de ces deux femmes, blotties l’une contre l’autre.
« ELLE A TRANSFORMÉ MA VISION DES CHOSES. LA RÉSISTANCE AVAIT CONDAMNÉ “LA FLACA” À MORT, MAIS LUMI, ELLE, LUI AVAIT PARDONNÉ. »
« Je ferai tout ce que tu veux »

Bien sûr, Carmen et « la Flaca » se connaissent. Toutes deux militaient au Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), à 25 ans chacune, quand Salvador Allende est renversé par Augusto Pinochet en 1973. Grande, mince, Marcia Merino – nom de code « la Flaca Alejandra » (« Alexandra la maigre ») – est l’une des seules femmes à la direction centrale du mouvement. Profil de soldat modèle, dogmatique, solide, respectée. Elle dit : « Je n’admets aucune faiblesse chez les autres. » Elle-même s’interdit tout pour le parti : famille, carrière, amours.

« La Flaca » s’est engagée très jeune, à l’université de Concepcion, où avait étudié l’un des fondateurs du MIR, Miguel Enriquez, surnommé « le Che Guevara chilien ». Dans l’assaut du palais présidentiel, Allende lui a laissé, avant de mourir, la résistance en héritage. ­Dernier message : « À toi de continuer la lutte. » Carmen Castillo était alors la compagne de ­Miguel Enriquez.

Qui eut l’idée, à Paris, de faire un documentaire sur cette « Flaca », qui soudain demandait pardon, vingt ans plus tard ? Guy Girard dit que c’est Carmen Castillo. Carmen Castillo dit que c’est Guy Girard. Il est réalisateur lui aussi, mais ce n’est, de toute façon, pas le problème : personne ne veut de leur film. En cette année 1992, le Chili est passé de mode en France. Sa révolution a été embaumée une fois pour toutes, défaite sublime et sanglante comme l’Amérique du Sud sait s’y abîmer, l’un des derniers mythes de la pureté en politique, auquel s’accroche une gauche française en plein délitement. Les personnages troubles, comme « la Flaca », n’y ont aucune place : même la disponibilité morale de penser à eux n’existe pas.

Carmen finit par contacter « la Flaca ». Lettre en retour : « Je ferai tout ce que tu veux, j’ai une dette envers toi. » C’est Guy Girard qui ­répond : « Nous ne sommes pas là pour vous juger. Dites-vous que ce sera un travail. » La ­production a fini par trouver trois sous, le film est lancé en 1993.

« Chaque fois, je me sentais plus abjecte »

« La Flaca » n’est plus si maigre ; « une grande fille, un peu garçon », se souvient le réalisateur. Plus si jeune non plus, 45 ans. Un jour, pendant le tournage, dans une maison de torture – désormais à l’abandon –, un rai de lumière imperceptible strie la pénombre. « D’instinct, “la Flaca” est allée s’y couler. Il n’y aurait eu qu’un millimètre d’oxygène, elle l’aurait trouvé aussi. Une capacité de survie énorme. » En voyant La Flaca Alejandra, tout le monde pose la même question à Carmen Castillo : « Comment pouviez-vous rester si calme face à elle ? » Sur le tournage, le ton était parfois si cordial entre les deux femmes que Guy Girard a dû éloigner Carmen pour que « la Flaca » se lâche.

Après le coup d’État militaire, « la Flaca » est arrêtée une première fois, torturée. Remise en liberté, elle demande au MIR de pouvoir fuir. « Ça démobiliserait la base », répond le parti. L’ordre a été donné de résister à l’intérieur du pays, les dirigeants doivent être exemplaires. Jusque-là, le parti était légal. «Chacun de nous était connu, se cacher était difficile, raconte Carmen Castillo. Un manuel avait été distribué “Comment survivre dans la clandestinité”. On connaissait La Bataille d’Alger [Gillo Ponte­corvo, 1966] par cœur. On était sûrs de s’en sortir. » Quand « la Flaca » tombe de nouveau, en août 1974, elle balance tout.

Bientôt, les opposants ne sont plus arrêtés chez eux. Trop de témoins. Ils « disparaissent ». Des camionnettes anonymes les embarquent, à toute allure, en pleine rue. À bord, « la Flaca » est assise entre deux agents de la DINA. « Quand je voyais quelqu’un du MIR sur le trottoir, je ne pouvais pas m’empêcher de dire qui c’était. Chaque fois, je me sentais plus abjecte, je tombais plus bas et c’était encore plus facile pour eux », raconte-t-elle dans le film. Carola, elle l’a reconnue de dos. Sa blouse indienne, ses cheveux magnifiques. Elle était celle qu’elle n’avait jamais donnée : elle était en contact avec la mère de Flaca et celle-ci était terrifiée à l’idée de la voir à son tour arrêtée. « Mais en l’apercevant, je n’ai rien fait pour éviter de la reconnaître. Ce jour-là, j’étais finie, le miroir me renvoyait désormais un visage inconnu. »

Carmen Castillo et son compagnon, chef du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), Miguel Enriquez. Lieu et date inconnus. Carmen Castillo et son compagnon, chef du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), Miguel Enriquez. Lieu et date inconnus. AD VITAM

« Quelque chose d’humain »

Le 5 octobre 1974, une fête sanglante éclate dans la maison de torture. Les militaires gueuletonnent entre les cachots et la gégène, dans ces couloirs où des prisonniers supplient parfois qu’on les achève d’une balle dans la tête. Miguel Enriquez, chef du MIR, vient d’être tué rue Santa Fe. Carmen Castillo, qui l’accompagnait, est grièvement blessée. La DINA est persuadée que la résistance ne durera plus sans son symbole. Cette victoire est celle de Miguel Krassnoff, chef de la DINA, qui a tenu à mener l’assaut en personne. Il n’a pas 30 ans, même génération que les membres du MIR, fils d’un Cosaque pendu sur la place Rouge par le régime communiste.

Dans la maison de torture, « la Flaca » pleure la mort d’Enriquez, « mais j’ai été soulagée de voir Krassnoff rentrer vivant. J’étais sa possession, le seul à qui je m’accrochais. Sa présence me donnait une certaine sécurité », écrit-elle dans Mi verdad – « Ma vérité » – (1993, non traduit). Parfois, Krassnoff la gratifie « de quelque chose d’humain ». Une cigarette. Du café. Il touche sa main. Si un jour il faut la tuer, on promet de le lui dire avant. C’est une très grande faveur ici, où rien n’obéit aux règles du dehors, même ses propres pensées.

« Elle avait honte »

Après la vague de répression, « la Flaca » est ­officiellement embauchée dans un bureau à la DINA. Alcool, médicaments, toute l’énergie passe à ne se souvenir de rien. « Elle savait que les familles de disparus la cherchaient, elle avait peur, elle avait honte, elle se cachait », dit Carmen Castillo.

En 1992, le Chili tâtonne vers la démocratie, la Commission justice et réconciliation commence à recueillir des témoignages sur les disparus et les atteintes aux droits de l’homme. Lautaro Videla, le frère de Lumi, qui la soutenait au cachot, demande à la rencontrer. « J’avais si peur, je tremblais, mais il me parla comme si on s’était quittés la veille, pas un seul reproche. Il me dit : “Parle, Flaca, ça te fera du bien, ça nous aidera à découvrir la vérité et à poursuivre les vrais responsables” », écrit-elle.

À l’issue de la conférence de presse, où « la Flaca » demande finalement pardon, une journaliste s’approche : Gladys Diaz, héroïne de la résistance chilienne. Elle tend la main vers le visage de la traîtresse. Et le caresse. « Un geste d’amour qui continue de déranger », dit Carmen Castillo dans le film. Au Festival de La Havane, le jury s’est longuement demandé si La Flaca Alejandra était un chef-d’œuvre ou une supercherie, avant de lui décerner finalement son Grand Prix documentaire.

« Tout le monde se sent coupable »

À l’université de Santiago, en 2014, Andrea Pilar a publié une thèse sur « la Flaca » et la ­génération de l’après-dictature, la sienne.
« AUJOURD’HUI, “LA FLACA” ENSEIGNE LA MÉMOIRE DE L’HORREUR, QUI VISE À MAINTENIR UNE POPULATION DANS LA SOUMISSION, NON PAR LA VIOLENCE, MAIS PAR SON SOUVENIR. »
LUZ ARCE
L’écrivain chilien Bernardo Toro a traduit et préfacé L’Enfer (Les petits Matins, 2013), le livre d’une autre traîtresse, Luz Arce. « Ces expériences remettent en question la représentation de la victime. La plupart du temps, elle subit le mal, mais ne le rend pas. Or, quand le mal s’érige en système social, les individus ne sont plus tenus de choisir entre le bien et le mal, mais entre le mal et le mal. Dans ces régimes-là, tout le monde se sent coupable, même les héros. » Au Chili, entre 1973 et 1979, on recense 2 277 morts et disparus, 33 000 arrestations arbitraires et cas de tortures.

Longtemps, Carmen Castillo ne se disait pas victime. « Je vivais comme une culpabilité de ne pas avoir été torturée comme les autres. On me traitait en privilégiée. » En 2002, pour un nouveau film, elle retourne rue Santa Fe, où Miguel Enriquez est mort. Leur voisin est toujours le même, petit bonhomme de rien, boitillant, pas de travail. Ils ne se connaissaient pas alors, mais lui se souvient bien d’elle et raconte sans façon comment il s’est battu pour la conduire à l’hôpital en pleine fusillade, veillant ensuite à la remettre aux médecins, et non aux militaires. Carmen Castillo l’ignorait.

Le petit bonhomme est soudain comme une révélation. « Tout s’est soudain inversé pour moi, J’ai enterré le mal en le rencontrant. Au fond, ce n’est pas la banalité du mal qui est intéressante. C’est la banalité du bien. »

Aux dernières nouvelles, « la Flaca » vit sur l’île de Pâques, mariée à un pêcheur. Elle tient un magasin de souvenirs.