ARAUCARIA SOUTIENT TRÈS HAUT LE FILM «LE JEUNE KARL MARX », DE RAOUL PECK
[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
Un biopic matérialiste Après Patrice Lumumba et James Baldwin, Raoul Peck met sa caméra au service d’une autre grande figure de l’histoire des luttes d’émancipation : Karl Marx, dont il retrace le parcours de Cologne à Bruxelles en passant par Paris, Londres et Manchester entre 1843 et 1847. C’est donc sur les années de formation de l’auteur du « Capital » que se concentre le réalisateur haïtien. Un choix qui témoigne non seulement de la volonté de rendre à la pensée de Marx la vivacité de la jeunesse, mais aussi du poids que l’histoire du XXe siècle continue de faire peser sur cette pensée.
|
AFFICHE DU FILM |
Comme l’explique Peck dans un entretien (1), un film d’un peu moins de deux heures n’aurait sans doute pas suffi à déconstruire les stéréotypes attachés au portrait du vieux barbu, à plus forte raison lorsque ce film s’inscrit dans un genre qui oscille perpétuellement entre la rigidité des codes hollywoodiens et la platitude de l’esthétique télévisuelle : le biopic. On pouvait dès lors craindre qu’une forme aussi convenue ne trahisse le contenu révolutionnaire qu’elle est censée exprimer. Comment un genre cinématographique qui réduit a priori l’histoire au biographique et la politique aux décisions individuelles pourrait-il faire justice à une théorie qui nous apprend au contraire que la trajectoire historique de l’humanité est déterminée par de grandes tendances économiques et que la politique est affaire de luttes de classes ? Par sa forme même, le film de Peck semblait donc condamné à rater son objet. Et pourtant, c’est l’inverse qui se produit.
[ Pour écouter, double-cliquer sur la flèche ]
« THE YOUNG KARL MARX »
MUSIQUE ALEXEI AIGUI
SOUNDCLOUD
DURÉE : 00:03:53
|
LE JEUNE KARL MARX »
( AUGUST DIEHL, MICHAEL BRANDNER,
OLIVIER GOURMET, STEFAN KONARSKE, VICKY KRIEPS )
PHOTO KRIS DEWITTE |
Comme l’explique Peck dans un entretien (1), un film d’un peu moins de deux heures n’aurait sans doute pas suffi à déconstruire les stéréotypes attachés au portrait du vieux barbu, à plus forte raison lorsque ce film s’inscrit dans un genre qui oscille perpétuellement entre la rigidité des codes hollywoodiens et la platitude de l’esthétique télévisuelle : le biopic. On pouvait dès lors craindre qu’une forme aussi convenue ne trahisse le contenu révolutionnaire qu’elle est censée exprimer. Comment un genre cinématographique qui réduit a priori l’histoire au biographique et la politique aux décisions individuelles pourrait-il faire justice à une théorie qui nous apprend au contraire que la trajectoire historique de l’humanité est déterminée par de grandes tendances économiques et que la politique est affaire de luttes de classes ? Par sa forme même, le film de Peck semblait donc condamné à rater son objet. Et pourtant, c’est l’inverse qui se produit.
Un « nouveau matérialisme »
Commençons par le plus évident. Le jeune Karl Marx se présente tout d’abord comme une reconstitution historique de l’atmosphère intellectuelle et politique des années 1840. Exilés à Paris pour fuir la censure prussienne, les époux Marx se rendent ainsi à un « banquet républicain », véritable espace de formation politique des artisans et, ajoute un travailleur noir dans l’assemblée, des ouvriers français. Fanfare populaire et cigares bon marché, rien ne manque au tableau de ce banquet où l’on trinque à la « lutte pour la dignité dans le travail ». Sur l’estrade, Proudhon gratifie même le spectateur du slogan qui l’a rendu célèbre : « la propriété, c’est le vol ! ». Face à lui, un Bakounine exalté renchérit : « vive l’anarchie ! » L’enthousiasme serait général si Marx n’intervenait alors : « La propriété, quelle propriété ? La propriété privée, bourgeoise ? » Les explications embrouillées de Proudhon n’appellent qu’un commentaire hautain de la part de son jeune homologue allemand : « ce sont des abstractions… »
|
AFFICHE DU FILM |
Dès ses premières scènes, le film campe ainsi un Marx polémiste, multipliant, comme en témoignent les titres de la plupart de ses textes publiés, les « critiques de… » (la philosophie, la politique, l’économie) et toujours prêt à débusquer chez ses adversaires les généralités sous lesquelles ils cachent leur impuissance pratique ou leur méconnaissance du fonctionnement effectif de la société. Critique des abstractions d’un côté, analyse positive des pratiques sociales réelles de l’autre. C’est tout le programme du « nouveau matérialisme » (2) annoncé dans les Thèses sur Feuerbach que Peck s’emploie, justement, à matérialiser sous nos yeux. Des feuilles noircies d’une écriture illisible qui jonchent le sol de l’appartement du couple Marx aux machines sur lesquelles s’échinent les ouvrières de Manchester, on est en effet frappé par l’attention que porte le réalisateur à la culture matérielle dans laquelle évoluent ses personnages. Il serait réducteur de ne voir dans ce souci du détail historique que le signe du sens documentaire qui caractérise par ailleurs le travail de Peck. Bien plutôt faut-il y saluer la réflexivité avec laquelle il a su appliquer à la mise en scène elle-même le matérialisme revendiqué dans les textes marxiens. Plus que comme un compte-rendu informé de ce matérialisme, Le jeune Karl Marx doit donc être regardé comme un biopic matérialiste, qui s’attache à exposer les conditions matérielles de production des doctrines qu’il transpose à l’écran.
La scène de rédaction du Manifeste du parti communiste est à cet égard emblématique. Éclairés à la bougie, cigares et verres de vin à la main, Marx, sa femme Jenny von Westphalen et leur gouvernante Hélène « Lenchen » Demuth, mais aussi Engels et sa compagne Mary Burns reprennent le manuscrit de ce qui deviendra le texte politique le plus important de l’histoire du XXe siècle. « Un croquemitaine… » Rature. « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme ». Derrière le produit littéraire mythifié, on retrouve ainsi la trivialité d’un processus de production. Derrière la figure ossifiée du « grand auteur », le travail anonyme d’un groupe de jeunes révolutionnaires. La révolution de 1848 donnera bientôt corps à ce croquemitaine devenu spectre par la grâce d’une biffure inspirée. Mais n’anticipons pas.
« L’individu est l’être social »
1844. Dans une bibliothèque parisienne, Marx, à l’incitation d’Engels, prend des notes critiques sur Smith et Ricardo qui entreront dans l’histoire sous le nom de Manuscrits économico-philosophiques de 1844, un ensemble de réflexions disparates et souvent obscures où l’on peut notamment lire que l’« individu est l’être social (3) ». On tient là une autre clé de lecture du Jeune Karl Marx.
Contrairement à ce que suggère son titre, le film porte en effet moins sur Marx que sur les rapports qui l’unissent à Jenny Von Westphalen, Friedrich Engels et Mary Burns, lesquels jouent tous un rôle de premier plan dans le déroulement de l’intrigue. Rompant avec les présupposés individualistes du genre biopic, Peck montre ainsi comment chaque personnage se constitue dans et par les relations qui l’unissent à tous les autres et au contexte socio-historique de leurs interactions. L’amour que se portent les époux Marx est à la mesure de la répression à laquelle les expose leur engagement politique. Celui que se portent le gentleman Engels et l’ouvrière irlandaise Mary Burns est médiatisé par leur opposition commune à Engels père, parent autoritaire et propriétaire de la manufacture dans laquelle travaille Mary avant de s’en faire licencier pour insubordination. L’amitié qui unit Karl à Friedrich est toute entière animée par le front uni qu’ils forment contre les jeunes-hégéliens ou les représentants des tendances humanitaires du mouvement ouvrier. Quoique plus distendue, la relation de Jenny Marx à Mary Burns se cristallise finalement dans une discussion sur le statut du mariage et de la maternité qui témoigne des différences de classe séparant les deux femmes et annonce certains thèmes du féminisme marxiste. Ce que filme Peck, c’est donc moins le destin d’une individualité que le devenir d’un collectif dont il revient à Jenny d’énoncer la ligne de conduite : « il n’y a pas de bonheur sans révolte contre l’ordre existant ».
On peut cependant regretter que le réalisateur n’ait pas assumé jusqu’au bout ce parti-pris consistant à objectiver l’intériorité des personnages dans l’extériorité de leurs interactions. Le dialogue durant lequel Marx fait part de sa lassitude à Engels sur une plage battue par les vents ou les différentes scènes de vie domestique qui émaillent le film apparaissent en effet comme autant de concessions à une dramaturgie convenue. À l’inverse, la seule scène dans laquelle Peck se risque à véritablement représenter l’imaginaire d’un de ses personnages mérite d’être soulignée. On y voit Marx se réveiller en nage d’un cauchemar où il incarne un paysan passé au fil de l’épée par l’armée prussienne. Ce cauchemar fait écho au prologue du film, qui illustre le premier article publié par Marx dans la Gazette Rhénane, « Débats relatifs au vol de bois », dans lequel il critique la criminalisation du ramassage de bois mort dont dépend la survie des paysans. Là où d’autres auraient imposé au spectateur une genèse psychologisante d’idées marxiennes reconduites à une expérience traumatique originaire, Peck en propose donc une genèse politique. C’est la guerre faite à la misère et non quelque trauma premier qui revient hanter Marx dans son sommeil. C’est la préhistoire d’une humanité opprimée plus que l’enfance d’un adulte déprimé qui lui cause des cauchemars. Cette immanence de l’histoire à la psychè des personnages s’exprime jusque dans le langage à travers lequel ils pensent et se communiquent leurs pensées. On passe perpétuellement de l’allemand au français et à l’anglais, la matière des dialogues incarnant la forme internationaliste imprimée par Marx et Engels aux luttes du prolétariat naissant.
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »
On aurait pu s’attendre à ce qu’en concentrant l’intrigue sur les années 1843-1847, Peck cherche à innocenter le jeune Marx des expériences historiques qui se sont nourries de ses doctrines de maturité. Mais, de parties d’échec en réunions politiques, c’est bien plutôt un Marx stratège de la lutte des classes qui apparaît à l’écran. Un Marx qui n’hésite pas à briser son alliance avec Proudhon, pourtant dirigeant incontesté du mouvement ouvrier français, lorsque celui-ci refuse de participer au comité de correspondance communiste qu’il s’efforce de monter ; qui n’hésite pas à provoquer violemment la scission avec Weitling, porte-parole charismatique de la Ligue des justes, dont les doctrines teintées de mysticisme lui apparaissent comme un asile de l’ignorance où le prolétariat se trouve désarmé ; un Marx donc, pour qui la lutte des classes est à la fois une donnée structurelle des rapports sociaux et un programme d’action pour la prise du pouvoir.
Deux scènes en particulier illustrent ce double caractère, structurel et programmatique, du conflit de classe. La première oppose Marx, Engels et Mary Burns à un capitaliste anglais. Interrogé sur l’exploitation des enfants dans son usine, celui-ci l’attribue au fonctionnement de « la société », à quoi Marx lui répond que « les rapports de production actuels sont ainsi, pas la société ». « Je ne sais pas ce que vous entendez par ‘‘rapports de production’’ » conclut le capitaliste, « pour moi, c’est de l’hébreu… » Regard dédaigneux de Marx, fils de juif converti. La seconde scène, sans doute l’une des plus saisissante du film, est celle de la fondation de la Ligue des communistes. Nous sommes en 1847 et les membres de ce qui s’appelle alors encore la Ligue des justes se réunissent en congrès pour décider de l’orientation stratégique de l’organisation. Face à un parterre d’artisans et d’ouvriers typiques, casquettes vissées sur le crâne et visages burinés par le travail, Engels, bien mis comme à son habitude, réussit à prendre la parole malgré les manœuvres de ses adversaires et procède à la déconstruction de la devise de la Ligue : « tous les hommes sont frères ». « Tous les hommes sont frères ? », demande-t-il, « les bourgeois et les ouvriers sont-ils frères ? » La tension qui entoure la progression de son réquisitoire vers sa conclusion attendue est palpable. « La révolution industrielle a produit l’esclave moderne, le prolétaire. En se libérant, il libèrera l’humanité entière et cette libération a un nom » — silence, gros plan sur le visage d’Engels, trémolo dans la voix — « le communisme ». Une musique dramatique s’élève alors, peu à peu recouverte par les cris d’enthousiasme ou d’indignation qui accompagnent la montée sur l’estrade de Mary et Lizzie Burns. Elles décrochent la bannière de la Ligue des justes et la remplacent par celle de la Ligue des communistes, sur laquelle est écrit : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » L’histoire est en marche et le spectateur vient de la voir défiler.
Tous les ingrédients étaient donc réunis pour que cette scène censée représenter l’apogée du travail politique mené par les personnages ne s’abîme finalement en remake prolétarien du Cercle des poètes disparus. Et pourtant c’est plutôt au Lincoln de Spielberg qu’elle doit être comparée. Peck y parvient en effet à filmer la politique sans sombrer dans le folklore, l’anecdote ou l’imitation forcée. Cette réussite, il la doit en grande partie à ce qui constitue l’une des décisions les mieux inspirées de son scénariste Pascal Bonitzer : ne pas chercher à adapter les prises de position des personnages, à en traduire les convictions dans des dialogues censément vivants parce que spontanés, mais leur faire dire au contraire les textes effectivement écrits par Marx et Engels. Le vraisemblable est ainsi sacrifié au bénéfice du vrai. À les entendre, on se dit en effet que la véritable fonction de ces textes était d’être cités. Pouvoir être cité, utilisé pour les besoins d’un argument ou d’une polémique, transposé d’une situation d’énonciation théorique, politique ou historique à l’autre ; telle est la vertu que Walter Benjamin reconnaissait au théâtre brechtien. Telle est la force que le film restitue aux textes marxiens. Car « la citation, appelle le mot par son nom, l’arrache à son contexte en le détruisant, mais par là même le rappelle aussi à son origine (4) ». C’est bien là ce que font Peck et Bonitzer. En appelant les mots de Marx par leur nom, ils les réinscrivent tout autant dans leur contexte originel d’intervention qu’ils ne les livrent à la réitération contemporaine. Ils rendent Marx citable en le montrant cité et court-circuitent ainsi la temporalité linéaire qui structure par ailleurs le déroulement du film.
Le jeune Karl Marx se présente à première vue comme un biopic grand public, aussi prudent dans sa forme que pédagogique dans son contenu. Mais son esthétique ordinaire, proche de la série télévisée, se révèle constituer à la réflexion une ruse de la raison cinématographique. La simple reconstitution historique se retourne en effet dans le film en compte-rendu matérialiste de la production intellectuelle marxienne. La littéralité des personnages se dépasse en objectivation sensible des relations qui les font être ce qu’ils sont. Le respect scrupuleux des textes leur confère une efficace sur le présent. Il y a sans doute de nombreuses manières, et de plus ambitieuses, de filmer l’intervention théorico-politique de Marx et de ses camarades. Mais s’approprier un médium de masse, en épuiser les codes pour leur faire dire plus ou autre chose qu’ils ne semblent le permettre n’est assurément pas la plus mauvaise d’entre elles.
Docteur et enseignant en philosophie.
(1) « Je suis venu au cinéma par la politique », entretien avec Raoul Peck publié dans le dossier de presse du Jeune Karl Marx (sortie en salles le 27 septembre 2017).
(2) Voir Karl Marx, Thèses sur Feuerbach in Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, trad. G. Badia et alii, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 4.
(3) Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. F. Fischbach, Paris, Vrin, 2007, p. 148.
(4) Walter Benjamin, « Karl Kraus », trad. R. Rochlitz, in Œuvres, II, Paris, Folio-Gallimard, 2000, p. 267. Voir aussi ses Essais sur Brecht, trad. P. Ivernel, Paris, La Fabrique, 2003, p. 43.