[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
ILLUSTRATION FERNANDO VICENTE 2012 |
CENT-TROISIÈME ANNIVERSAIRE DE LA
NAISSANCE DE NICANOR PARRA
NAISSANCE DE NICANOR PARRA
1914 - 5 SEPTEMBRE - 2017
Débarque enfin en France l’un des meilleurs poètes de langue espagnole du XXe et du XXIe siècle. Cela a pris du temps, mais Nicanor Parra, âgé de 103 ans, vient d’être traduit intégralement (ou presque) par Bernard Pautrat, et publié en édition bilingue au Seuil. Un événement littéraire qu’En attendant Nadeau veut célébrer.
Commençons d’abord par un test, ainsi que le veut un des poèmes de Nicanor Parra (« Test ») :
Qu’est-ce qu’un antipoète :
COUVERTURE «POÈMES ET ANTIPOÈMES» |
Qu’est-ce que l’antipoésie :
Une tempête dans une tasse de thé ? / Une tache de neige sur un rocher ? / Un plateau plein d’excréments humains / Comme le croit le père Salvatierra ? / Un miroir qui dit la vérité ? / Une gifle au visage / Du Président de la Société des Écrivains ? / (Que Dieu l’ait en son saint royaume) / Un avertissement aux jeunes poètes ? Un cercueil à réaction ? / Un cercueil à force centrifuge ? Un cercueil à gaz de paraffine ? / Une chapelle ardente sans défunt ?/ Marquez d’une croix la définition qui vous semble correcte.
Pour nous, notre choix est fait : danseur au bord de l’abîme capable de provoquer une tempête dans une tasse de thé, ou, plutôt, poète qui dort sur une chaise et se réveille dans un cercueil à réaction avant de devenir un révolutionnaire de poche. Non, définitivement, on préfère celle-ci : un vagabond qui se moque de tout face à un miroir qui dit la vérité.
Certes, Nicanor Parra avait d’autres idées (innombrables). L’antipoème dit-il « n’est que la tête d’une épingle qui touche un ballon rempli d’air ». L’explosion, pourrait-on ajouter, c’est le bruit d’ambiance de l’antipoète, sa respiration entre les vers.
Issu d’une famille d’artistes, dont la chanteuse Violeta Parra, sa sœur de trois ans plus jeune que lui, Nicanor, ou Don Nica, comme l’appellent ses amis, a été capable de construire sa vie à partir du principe de la déviation : cela veut dire qu’on prend un chemin, et qu’après on bifurque. « Que le vers soit une clé qui ouvre mille portes », demandait Vicente Huidobro dans El espejo del agua (1916). En prenant cette devise à la lettre, Parra non seulement a fait de la poésie en langue espagnole l’espace d’une ouverture, une maison à mille portes, mais aussi l’art de la démolition [1], de sorte que chaque poème fonctionne chez lui comme une bombe à retardement, un lieu de rencontre dangereux d’où le lecteur ne sort jamais indemne :
Pendant un demi-siècle
La poésie fut
Le paradis de l’idiot solennel.
Jusqu’à ce que j’arrive
Et m’installe avec ma montagne russe.
Montez, si ça vous dit.
Évidemment je ne réponds de rien si vous en descendez
En saignant de la bouche et du nez.
Ce poème (« La montagne russe »), qui fait partie du recueil Vers de salons (1962), résume bien l’ars poetica parrien. Il peut être lu, d’un côté, comme un panneau d’avertissement à l’entrée d’une zone à risque. À cet égard, le lecteur est invité, indirectement, à bien se munir de mouchoirs afin d’arrêter l’écoulement de sang que provoque l’expérience de la lecture.
PHOTO DE 1970 QUI LE MONTRE EN TRAIN DE SALUER
PAT NIXON AU COURS D’UNE RÉCEPTION D’ÉCRIVAINS
À LA MAISON-BLANCHE LUI VAUT LES FOUDRES DE LA
GAUCHE LATINO-AMÉRICAINE.
|
Abandonner le « paradis de l’idiot solennel » signifie changer de place, déménager dans un autre espace ; opérer la territorialisation du langage, un langage déterritorialisé auparavant par le modernisme et les avant-gardes historiques. À ce titre, le poème « Manifeste » (1963) est exemplaire :
Mesdames et messieurs
Voici notre dernier mot
– Notre premier et dernier mot –
Les poètes sont descendus de l’Olympe.
Pour nous aînés
La poésie fut un objet de luxe
Mais pour nous
C’est un article de première nécessité :
Nous ne pouvons pas vivre sans poésie.
[…]
Nous autres nous soutenons
Que le poète n’est pas un alchimiste
Que le poète est un homme comme les autres
Un maçon qui construit son mur :
Un constructeur de portes et fenêtres.
Nous autres nous parlons
Le langage de tous les jours
Nous ne croyons pas aux signes cabalistiques
[…]
Nous autres nous répudions
La poésie à lunettes noires
La poésie de cape et d’épée
La poésie à chapeau mou.
Par contre a notre faveur
La poésie à l’œil nu
La poésie torse nu
La poésie tête nue.
Nous ne croyons pas aux nymphes ni aux tritons.
La poésie ça doit être ceci :
Une fille entourée d’épis
Ou bien n’être absolument rien.
Avoir été capable d’introduire, comme nous le rappelle Felipe Tupper dans l’introduction, dans l’espace littéraire ou dans l’imaginaire poétique, « la mécanique d’un langage vivant, celui de tous les jours », en opposition aux « signes cabalistiques » des poètes « alchimistes », voilà la grande contribution de Nicanor Parra à la littérature de langue espagnole, contribution, cela vaut la peine de le signaler, à laquelle nous avons accès grâce à l’excellent travail de traduction de Bernard Pautrat.
NICANOR PARRA 2014 |
L’homo anti-poeticus est là, dans « l’ardente soif d’expression » de Parra, dans sa position de « franc-tireur », ou de terroriste qui prend son temps pour déposer des bombes chargées d’humour métaphysique. Personne mieux que Bolaño n’a décrit l’engagement littéraire de Parra : « Parra écrit comme s’il allait être électrocuté le lendemain ». À 103 ans, et malgré ses prises de risque, l’antipoète ne semble pas pressé de mourir.
La formule est de Niall Binns dans Nicanor Parra o el arte de la demolición, Valparaíso, Editorial UV de la Universidad de Valparaíso, 2014.
Christian Galdón
SUR LE MÊME SUJET :
- NICANOR PARRA, UN CENTENAIRE TOUJOURS SUBVERSIF
- 101ème ANNIVERSAIRE DU POÈTE CHILIEN NICANOR PARRA
- LE CENTENAIRE DE PARRA ET LE PARRICIDE
- LE CHILI INAUGURE LE CENTENAIRE DE SON ANTI-HÉRAUT, NICANOR PARRA
- NICANOR PARRA, ANTIPOÈTE ET PRIX CERVANTES
- LE PRIX CERVANTES 2011 DÉCERNÉ AU POÈTE CHILIEN NICANOR PARRA
- PRIX REINA SOFIA À NICANOR PARRA