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samedi 7 avril 2018

KEVIN KÜHNERT : « LA SOCIAL-DÉMOCRATIE DOIT RENONCER AU NÉOLIBÉRALISME »



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KEVIN KÜHNERT
PHOTO AP
À l’occasion du congrès du Parti socialiste qui se tiendra les 7 et 8 avril 2018, Kevin Kühnert, figure montante du SPD allemand, estime, dans une tribune au « Monde », que la social-démocratie ne survivra que si elle reconnaît ses erreurs et retrouve sa capacité d’indignation.

[Les 7 et 8 avril 2018, le Parti socialiste (PS) se réunira en congrès à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). À cette occasion, le député de Seine-et-Marne Olivier Faure sera officiellement intronisé premier secrétaire. Il est arrivé en tête du premier tour le 15 mars, avant que sa victoire ne soit entérinée le 29 mars. Le 13e premier secrétaire du parti prend la direction d’une formation en pleine reconstruction après les lourdes défaites électorales de 2017. Alors que le PS cherche un nouveau souffle, Le Monde, dans ses versions papier et numérique, a donné la parole à différents intellectuels et acteurs politiques pour réfléchir à l’avenir du socialisme au XXIe siècle.] 
KEVIN KÜHNERT
PHOTO  IMAGO/PHOTOTHEK
Tribune. L’avenir de la social-démocratie reste à écrire. La perception
qu’en a le public est peut-être profondément marquée par le déclin du Parti socialiste en France ou du Parti du travail (PVDA) aux Pays-Bas, ou par le fait qu’on ne trouve plus aucun parti de gauche, aujourd’hui, dans nombre de Parlements d’Europe de l’Est. Mais quand on brosse un tableau complet de la situation, on constate que la situation est plus compliquée qu’elle n’y paraît. On remarque par exemple les résultats électoraux éclatants du Parti travailliste britannique (Labour Party) et du PS portugais ; et d’autres partis sociaux-démocrates qui sont au carrefour des possibles, en Allemagne, en Autriche ou encore en Italie.

Tous peuvent se réclamer d’une tradition vieille de plusieurs décennies ; tous ont gouverné leur pays pendant de longues années, souvent avec succès. Ils ont construit des systèmes sociaux et organisé l’accès à l’éducation. Ils ont humanisé le marché du travail et conquis des droits pour les femmes. Ils ont assuré la paix et aidé l’Europe à resserrer ses liens. Bref : ils ont marqué de leur empreinte toute une époque de ce continent.

Empêtrée dans des débats sur le passé

Mais ils font aujourd’hui une expérience amère : on ne vote pas pour un parti au nom des réussites qu’il a connues par le passé, aussi éclatantes soient-elles. Les partis n’ont pas non plus vocation à la vie éternelle : leur utilité doit être justifiée à chaque instant. Or, depuis près de deux décennies, la social-démocratie a de plus en plus de mal à accomplir cette tâche. Çà et là, ses victoires lui ont coûté la vie et elle s’est empêtrée dans des débats sur le passé – sur son passé, sur les périodes où elle a exercé le pouvoir et sur son bilan politique.
EN CLAIR : DES LEADERS DE LA GAUCHE POLITIQUE EN EUROPE ONT PROPOSÉ D’ÊTRE DÉSORMAIS MOINS À GAUCHE
Depuis la fin des années 1990, c’est une social-démocratie intérieurement déchirée qui doit mener ce combat. Déchirée, parce que les directions des partis qui la représentent ont décidé à cette époque qu’il fallait faire entrer dans une ère nouvelle ce mouvement politique fort d’une longue tradition. Le 8 juin 1999, Gerhard Schröder et Tony Blair présentaient leur texte intitulé « The Third Way » (« La troisième voie »). Leur thèse : en ces temps de mondialisation au cours desquels les processus politiques deviennent plus complexes et plus opaques, il faut trouver une nouvelle voie entre le néolibéralisme et la social-démocratie classique. En clair : des leaders de la gauche politique en Europe ont proposé d’être désormais moins à gauche.

Et c’est ainsi que toute une famille de partis s’est engagée sur la voie d’un changement fondamental de son programme. Ils ont dérégulé les marchés du travail parce qu’on leur avait expliqué que cela garantirait la compétitivité internationale. Ils ont privatisé des pans essentiels des systèmes publics de Sécurité sociale, parce qu’ils s’étaient eux-mêmes persuadés que les organismes privés étaient capables de mieux faire. Ils ont démantelé l’Etat en économisant sur le personnel et en supprimant beaucoup d’éléments que les critères de l’économie de marché faisaient paraître non rentables. En oubliant au passage que la performance historique de leurs partis avait précisément été de dépasser largement ce type de pensée-là. Bref : la social-démocratie a cédé au néolibéralisme, qui avait consacré des années à se creuser obstinément un chemin au cœur de la politique européenne, et qui apporte la même réponse à la quasi-totalité des questions qui se posent : le libre marché.

Réorientation fondamentale

KEVIN KÜHNERT - ET EN ARRIÈRE-PLAN UNE
IMAGE DU CHEF D'EX-RFA MARTIN SCHULZ.
PHOTO KAY NIETFELD 
Il est difficile d’évaluer aujourd’hui si un retournement politique de la social-démocratie est encore du domaine du possible. Nos Parlements se diversifient et il devient de plus en plus nécessaire de faire une distinction entre les mouvements politiques. On ne s’interroge pratiquement pas sur ces partis hybrides qui piochent leur idéologie dans des camps différents et dont la réflexion programmatique intègre par avance le compromis politique. Or c’est précisément ce profil que la social-démocratie offre aujourd’hui dans nombre de pays.

NOUS NOUS SOMMES LAISSÉ IMPOSER L’AGENDA DE L’EXTRÊME DROITE POLITIQUE
Pendant un bon siècle et demi, sa force a été de maintenir des valeurs universelles dans un monde en mutation et de les rendre applicables en permanence, à la lumière du progrès technologique et social. Ce processus s’est arrêté et appelle une réorientation fondamentale. La social-démocratie doit trouver le courage de transformer ses valeurs intemporelles, l’égalité, la liberté et la solidarité, et une confiance en soi suffisante pour les faire entrer dans une ère nouvelle.

La pusillanimité des années passées a ouvert des failles que les populistes de droite, entre autres, ont su utiliser habilement. Lorsque la social-démocratie a cessé de parler de la valeur du travail et de la répartition de la richesse sociale, eux se sont mis à parler des réfugiés et des identités nationales. Nous nous sommes laissé imposer l’agenda de l’extrême droite politique. Et l’impression a fini par s’installer que les migrations et le retour au national étaient les sujets centraux de notre époque.

Retours de flammes sociaux

En réalité, les thèmes de la gauche politique n’ont pas changé et sont visibles de tous. Chaque jour les inégalités de répartition des richesses s’accroissent. De larges fractions des travailleurs n’en tirent pratiquement aucun profit, dès lors que les salaires réels sont en baisse et que la fiscalité du patrimoine est ridiculement basse. La numérisation implique un changement fondamental du monde du travail, mais à ce jour, dans la plupart des cas, elle ne bénéficie qu’aux employeurs à qui elle permet de contacter leurs collaborateurs à tout instant, de les surveiller et de rationaliser leur travail. Les organismes privés n’ont pas fait mieux que les publics et ont fait régresser nos systèmes de Sécurité sociale. Un nombre effrayant de personnes se porte plus mal aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Voilà autant de sujets sur lesquels la social-démocratie, dans un monde global, ne peut pas apporter de réponses purement nationales. L’Europe a besoin, avant même les élections européennes de 2019, d’une idée commune sur la manière de répartir plus justement notre richesse.

Beaucoup considèrent que l’on peut accepter la libéralisation de la société, qui constitue un point important aux yeux de la social-démocratie, pour peu qu’on leur promette qu’eux-mêmes et leurs familles ne seront pas broyés par l’engrenage. Si cette promesse n’est pas tenue, les retours de flammes sociaux tels que nous en connaissons actuellement risquent de se répéter. Tout est lié.

Le renouvellement de la social-démocratie repose sur deux piliers. Elle doit, d’une part, être prête à reconnaître et à corriger ses propres erreurs. Personne ne vote pour des gens qui croient tout savoir mieux que tout le monde, et personne ne s’attend à ce que nous ayons déjà des réponses à toutes les questions. Il lui faut, d’autre part, retrouver la faculté d’éprouver une indignation sincère face aux situations sociales injustes, capacité que beaucoup d’entre nous ont perdue avec le temps. La social-démocratie maîtrise aujourd’hui les décrets et les lois, elle a intériorisé le travail accompli dans les moulins que sont les ministères. Retrouver ce sentiment d’indignation est une partie indispensable de la tâche à accomplir. Nous avons aujourd’hui en grande partie perdu la vision émotionnelle de la politique sans laquelle la social-démocratie n’est pas pensable. Nous n’avons pas de produits à vendre : nous défendons les valeurs les plus nobles que nos sociétés aient à offrir. Il serait bon que l’on puisse voir de nouveau en nous la fierté de faire de la politique.

(Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni)

Kevin Kühnert, président des Jusos, les jeunes sociaux-démocrates allemands, diplômé en sciences politiques de 28 ans, a été, au début de l’année, la figure de proue des opposants à une nouvelle grande coalition entre le SPD et la CDU d’Angela Merkel.