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vendredi 13 avril 2018

LE REPENTIR DU TORTIONNAIRE CHILIEN


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LA QUATRIÈME DIMENSION 

(LA DIMENSIÓN DESCONOCIDA), 

DE NONA FERNANDEZ, TRADUIT 
DE L’ESPAGNOL (CHILI) PAR 
ANNE PLANTAGENET, STOCK, 
« LA COSMOPOLITE », 288 P., 19,50 €.

« La Quatrième Dimension », de Nona Fernandez, reconstitue avec précision la violence de la dictature militaire de Pinochet, et rend justice aux victimes.
ANDRES ANTONIO VALENZUELA MORALES
Le visage de cet homme à grosse moustache la hante depuis une trentaine d’années et ce jour de 1984 où elle l’a découvert en « une » d’un magazine. La narratrice de La Quatrième Dimension, comme son auteure, la romancière et scénariste Nona Fernandez, avait 13 ans. La dictature militaire d’Augusto Pinochet (1973-1990) battait son plein dans son pays, le Chili. L’homme en question, Andrés Antonio Valenzuela Morales, un soldat de première classe, confessait ses crimes dans ce journal. Devenu agent des services de sécurité de l’armée, alors qu’il se rêvait simple marin, il avait été contraint, dès sa conscription à 18 ans, de traquer les dissidents au régime, de les torturer ou de faire disparaître les corps de ceux qui avaient été exécutés.


Ce sont ces scènes de cauchemar, qui ne l’ont jamais quittée depuis qu’elle en a lu le récit, que la narratrice rappelle à la mémoire du monde, et surtout à celle du Chili : un pays qui, au nom de la transition démocratique, menée en la présence tutélaire de Pinochet, souligne-t-elle avec ironie, a longtemps occulté la violence de sa politique de répression. Reconstituant le parcours de Valenzuela Morales, qu’elle surnomme « l’homme qui torturait » pour bien dissocier sa fonction de sa véritable personnalité, Nona Fernandez, dans ce troisième roman traduit en français, relate sa rocambolesque défection : ses aveux circonstanciés, auprès d’une journaliste puis d’un avocat, et son exfiltration, au péril de sa vie, en Argentine puis en France.

Cercles concentriques

Remarquable de précision, avec ses phrases lapidaires et son écriture dépouillée, le roman, entièrement narré au présent, frappe par la proximité entre la narratrice et le tortionnaire repenti, bien qu’elle ne l’ait jamais rencontré. C’est que l’homme fait partie intégrante de sa vie, à l’égal de ces images liées à l’histoire du Chili, qui constituent ses premiers souvenirs. « La Moneda bombardée, les groupes militaires, la junte et les arrestations, détaille-t-elle, je suis née avec [ces scènes], elles sont installées dans mon corps, intégrées dans un album de famille que je n’ai ni choisi ni organisé. »

Cette histoire de toute une génération qui a grandi pendant la dictature, spectatrice, sans la comprendre, de la lutte entre le régime et ses opposants, Nona Fernandez l’apparente, de manière particulièrement captivante, à d’autres images encore : celles de la série La Quatrième Dimension. Comme dans ce feuilleton des années 1960, rediffusé dans les années 1980, qui explorait un « monde secret, un univers qui existait au-delà des apparences, derrière les limites de ce que nous étions habitués à voir », son livre s’aventure de l’autre côté du miroir de l’histoire officielle. De l’autre côté de l’intelligible et de l’humainement acceptable. Multipliant les points de vue – celui du gouvernement, celui du soldat, celui de son avocat, celui de la romancière (et de la documentariste qu’elle est) –, Nona Fernandez reconstitue très précisément le déroulement de certains des assassinats les plus marquants de cette période pour rendre justice aux victimes, trop vite oubliées. Comme ces cinq militants communistes qui furent tués en représailles au meurtre d’un dignitaire de l’armée auquel ils n’avaient pourtant pas participé. Procédant par cercles concentriques, le récit de Nona Fernandez s’attache d’abord aux victimes puis à leurs tortionnaires, avant de se focaliser sur la narratrice et de dévoiler la façon dont les crimes la touchèrent personnellement. Un spectaculaire voyage dans la mémoire collective et individuelle des Chiliens.

Lire un extrait sur le site de Stock.