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jeudi 11 juin 2020

VIE ET MORT AU CHILI (2/2)


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TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE (LISBONE ABYSMÉE),
VERS 1760. EAU-FORTE BNF, DÉPARTEMENT DES ESTAMPES
ET DE LA PHOTOGRAPHIE, VB-156-FOL
© BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
Comment raconter la manière dont une catastrophe entre dans la vie de tous, de chacun ? Un an après le tremblement de terre de Lisbonne (1755), événement qui a secoué les consciences en Europe, Emmanuel Kant écrit : « Il faut rassembler tout ce que l’imagination est capable de se représenter de terrible pour rendre un tant soit peu la terreur où doivent se trouver les gens lorsque la terre bouge sous leurs pieds, lorsque tout s’effondre autour d’eux, lorsque l’eau agitée au plus profond d’elle-même met le comble au malheur par des inondations, lorsque la peur de la mort, le désespoir engendré par la perte de tous ses biens et enfin le spectacle d’autres misères brisent le courage le plus affermi. Un tel récit serait émouvant, et, dans la mesure où il agit sur le cœur, il pourrait peut-être aussi avoir une action bénéfique. Mais je laisse cette histoire à des mains plus expertes. » Bref, c’est un travail d’écrivain. Cinquante et un ans plus tard, ce récit est écrit en quelques jours, dans la ville même de Kant, par un jeune Allemand qui avait lu le philosophe: Heinrich von Kleist. C’est Le Tremblement de terre au Chili, que j’ai commencé d’évoquer la semaine dernière.
Par Philippe Lançon
« LE TREMBLEMENT
DE TERRE DU CHILI »
ILLUSTRATION EAUX-FORTE
D'ERIK DESMAZIERES

Sur les collines de Santiago, après le tremblement de terre, Jero­nimo finit par retrouver Josephe et leur bébé. Elle campe avec des nobles, qui ont eux-mêmes un fils de l’âge du nouveau-né. Ils sont devenus amis. La catastrophe semble rebattre les cartes en rapprochant les survivants. Condamnés à mort par la société de la veille, les jeunes amants vivent au paradis dans celle du lendemain, « et ils étaient bouleversés de penser combien il fallait de détresse dans le monde pour pouvoir enfin être heureux ! ». L’ironie de Kleist est terrible, mais appropriée : quel est ce monde, où il faut un tremblement de terre pour qu’un homme et une femme puissent s’aimer librement ? Quels liens y a-t-il entre cette société puritaine et tyrannique, installant presque partout la terreur et la mort, cette société qui les avait jugés, et ce phénomène naturel, installant presque partout la terreur et la mort, ce phénomène qui les a sauvés ? Kleist a implicitement répondu en décrivant le moment où, dans sa cellule, juste avant la secousse, ­Jeronimo préparait son suicide : « Il se tenait près d’un pilier mural, et fixait à un crochet de fer la corde qui devait l’arracher à ce monde de misères lorsque, soudain, la plus grande partie de la ville s’écroula dans un énorme fracas, comme si le firmament s’effondrait, ensevelissant dans ses décombres tout ce qui avait souffle de vie ; et comme si toute sa conscience venait d’être broyée, il se cramponnait maintenant au ­pilier où il avait voulu mourir, pour ne pas tomber. » Quels liens ? Aucun, évidemment. Horreur sociale et politique par-ci, horreur naturelle par-là : c’est Charybde et Scylla. Entre ces forces aveugles, l’individu lutte tantôt pour sa survie, tantôt pour sa liberté. Il est la seule mesure de l’humanité.

Avec leurs nouveaux amis nobles, dans l’atmosphère pleine de compassion qui paraît suivre le désastre, nos héros doublement survivants reprennent force. Le monde a-t-il enfin changé ? « Des pensées singulières se bousculaient dans le cœur de Jeronimo et de Josephe. Se voyant traités avec autant de confiance et de bonté, ils ne savaient que penser des événements passés, du lieu de l’exécution, de la prison et des cloches carillonnantes, se demandant s’ils n’avaient pas tout simplement rêvé. On aurait dit que tous les esprits étaient réconciliés depuis la terrible secousse qui les avait ébranlés. » De fait, « au lieu des conversations insipides auxquelles le monde donnait habituellement matière autour des tables de thé, on citait maintenant des exemples d’actions extraordinaires : des personnes auxquelles on avait peu porté attention jusque-là dans la société avaient fait montre d’une grandeur romaine ; toute une foule d’exemples d’intrépidité, de joyeux mépris du danger, d’abnégation et de sublime sacrifice, de renoncement immédiat à la vie, comme si elle était un bien sans valeur, que l’on retrouverait l’instant d’après. » Ils retournent donc en ville et découvrent, trop tard, que tout a empiré. Justiciers et démagogues sont plus présents que jamais. Une populace inquiète, chauffée à blanc par les prêtres et dirigée par un sinistre cordonnier, reconnaît les amants et les achève à coups de massue. La politique a repris ses droits. ●



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