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Par Philippe LançonComment raconter la manière dont une catastrophe entre dans la vie de tous, de chacun ? Un an après le tremblement de terre de Lisbonne (1755), événement qui a secoué les consciences en Europe, Emmanuel Kant écrit : « Il faut rassembler tout ce que l’imagination est capable de se représenter de terrible pour rendre un tant soit peu la terreur où doivent se trouver les gens lorsque la terre bouge sous leurs pieds, lorsque tout s’effondre autour d’eux, lorsque l’eau agitée au plus profond d’elle-même met le comble au malheur par des inondations, lorsque la peur de la mort, le désespoir engendré par la perte de tous ses biens et enfin le spectacle d’autres misères brisent le courage le plus affermi. Un tel récit serait émouvant, et, dans la mesure où il agit sur le cœur, il pourrait peut-être aussi avoir une action bénéfique. Mais je laisse cette histoire à des mains plus expertes. » Bref, c’est un travail d’écrivain. Cinquante et un ans plus tard, ce récit est écrit en quelques jours, dans la ville même de Kant, par un jeune Allemand qui avait lu le philosophe: Heinrich von Kleist. C’est Le Tremblement de terre au Chili, que j’ai commencé d’évoquer la semaine dernière.
TREMBLEMENT DE TERRE DE LISBONNE (LISBONE ABYSMÉE),
VERS 1760. EAU-FORTE BNF, DÉPARTEMENT DES ESTAMPES
ET DE LA PHOTOGRAPHIE, VB-156-FOL
© BIBLIOTHÈQUE NATIONALE DE FRANCE
« LE TREMBLEMENT DE TERRE DU CHILI » ILLUSTRATION EAUX-FORTE D'ERIK DESMAZIERES |
Avec leurs nouveaux amis nobles, dans l’atmosphère pleine de compassion qui paraît suivre le désastre, nos héros doublement survivants reprennent force. Le monde a-t-il enfin changé ? « Des pensées singulières se bousculaient dans le cœur de Jeronimo et de Josephe. Se voyant traités avec autant de confiance et de bonté, ils ne savaient que penser des événements passés, du lieu de l’exécution, de la prison et des cloches carillonnantes, se demandant s’ils n’avaient pas tout simplement rêvé. On aurait dit que tous les esprits étaient réconciliés depuis la terrible secousse qui les avait ébranlés. » De fait, « au lieu des conversations insipides auxquelles le monde donnait habituellement matière autour des tables de thé, on citait maintenant des exemples d’actions extraordinaires : des personnes auxquelles on avait peu porté attention jusque-là dans la société avaient fait montre d’une grandeur romaine ; toute une foule d’exemples d’intrépidité, de joyeux mépris du danger, d’abnégation et de sublime sacrifice, de renoncement immédiat à la vie, comme si elle était un bien sans valeur, que l’on retrouverait l’instant d’après. » Ils retournent donc en ville et découvrent, trop tard, que tout a empiré. Justiciers et démagogues sont plus présents que jamais. Une populace inquiète, chauffée à blanc par les prêtres et dirigée par un sinistre cordonnier, reconnaît les amants et les achève à coups de massue. La politique a repris ses droits. ●