Catégorie

lundi 8 juin 2020

PORTRAITS DE MISSIONNAIRES MÉDIATIQUES

 [ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
  « 04-III-15, 36 », ANDRÉS NAGEL

 SANS DATE
Pourquoi M. Juan Guaidó est-il le vrai président du Venezuela ? À quelle vitesse le chef de l’État brésilien doit-il amputer les retraites ? Comment les péronistes vont-ils aggraver la crise argentine ? Du «Monde » au « Financial Times », une poignée d’« experts » latino-américanistes passent l’actualité politique de la région à la moulinette de leurs obsessions : le libre-échange et l’anticommunisme. 
PORTRAIT DE 

DONALD RUMSFELD LE 11 SEPT. 2019

PHOTO MARK WILSON 
En 1969, un jeune fonctionnaire américain interroge Richard Nixon sur la région à laquelle s’intéresser pour réussir sa carrière : « Surtout pas à l’Amérique latine, répond le président américain. L’Amérique latine, tout le monde s’en moque (1). » Un an plus tard, Nixon change d’avis : l’élection de Salvador Allende le préoccupe suffisamment pour le conduire à déclarer, le 6 novembre : « Nous ne devons pas laisser l’Amérique latine penser qu’elle peut prendre ce chemin sans en subir les conséquences. » Washington s’emploie dès lors à choyer les juntes locales, considérées comme un rempart contre la menace communiste. Quant au jeune ambitieux, un certain Donald Rumsfeld, il s’appliquera à ne pas suivre le conseil de son mentor. Devenu ministre de la défense de M. George W. Bush, entre 2001 et 2006, il animera les campagnes américaines contre les gouvernements de gauche parvenus au pouvoir dans la région.

Le conseil de Nixon n’était donc pas bon. Il semble toutefois avoir percolé dans les rédactions des grands médias. Du Financial Times britannique au New York Times américain, en passant par Le Monde, aucune région du monde ne souffre du mépris éditorial réservé à l’Amérique latine (voir le comptage ci-dessous). Entre le 10 mars 2019 et le 9 mars 2020, le New York Times, par exemple, a publié deux fois moins d’articles sur l’Amérique latine que sur le Proche-Orient, trois fois moins que sur l’Afrique…


[ Cliquez sur l'image pour l'agrandir ]
L’ACTUALITÉ INTERNATIONALE DANS LES QUOTIDIENS NATIONAUX
Et, lorsqu’il est question de la région, elle souffre le plus souvent d’être renvoyée au rang de miroir grossissant des obsessions éditoriales occidentales. Un exemple ? On ne parle jamais autant du Venezuela que lorsque la critique des politiques d’austérité formulée par MM. Jean-Luc Mélenchon, en France, ou Jeremy Corbyn, au Royaume-Uni, semble convaincre. De sorte que l’Amérique latine n’intéresse que lorsqu’elle permet de conforter certaines certitudes : le marché libère ; la gauche échoue. Raison, peut-être, pour laquelle elle semble s’attirer les bons soins de journalistes un peu particuliers…

John Paul Rathbone,
Financial Times



PORTRAIT DE JOHN PAUL RATHBONE
Chargé des pages Amérique latine au Financial Times jusqu’en mai 2019, et ancien employé de la Banque mondiale, John Paul Rathbone aime prendre ses lecteurs à contre-pied. Alors que le monde s’inquiète de l’élection d’un ancien militaire d’extrême droite, M. Jair Bolsonaro, à la tête du Brésil, le journaliste suggère qu’on regarde dans la mauvaise direction. Le « véritable tremblement de terre », « semblable au Brexit et [à] l’élection de Trump », s’est produit plus au nord, en juillet 2018, lors de l’élection de M. Andrés Manuel López Obrador (AMLO), le président social-démocrate mexicain (31 mai 2019). Souligner que M. Bolsonaro affiche sa nostalgie pour la dictature qui dirigea le Brésil de 1964 à 1985 ne doit pas conduire à oublier qu’AMLO représente la véritable « menace pour la démocratie libérale » en Amérique latine. Si le Mexicain affiche une allure inoffensive, ses allocutions publiques trahissent des « traits autocratiques caractéristiques de nombreux populistes latino-américains » : « une obsession pour l’histoire », une tendance à invoquer la « volonté populaire » et… une « détestation du néolibéralisme ». Car, pour Rathbone, le monde se divise en deux catégories : ceux qui sont convaincus des vertus du marché, et ceux qui menacent la démocratie.

Le journaliste du Financial Times célèbre donc l’arrivée de l’homme d’affaires Mauricio Macri à la présidence de l’Argentine, en 2015. Lorsque la tempête financière commence à chahuter Buenos Aires, il tente de rassurer : « En deux ans et demi, le gouvernement a avancé à pas de géant pour restaurer la confiance des marchés » (12-13 mai 2018). Rathbone en est convaincu, le néolibéralisme ne rencontre aucune difficulté qu’une dose supplémentaire de néolibéralisme ne puisse régler. Il existe donc « une explication simple » aux difficultés de M. Macri : « Il a voulu éviter de répéter les thérapies de choc du passé. » Autrement dit, il s’est montré trop mou. Trois mois plus tard, Rathbone peine à cacher son amertume. En dépit des efforts de Buenos Aires, la crise est consommée. « Un gouvernement favorable au secteur privé, doté d’un cabinet technocratique que les dirigeants du monde entier souhaitent soutenir, et pourtant, l’Argentine continue à souffrir de profonds accès de panique » (31 août 2018). « Mais quelle erreur le président Macri a-t-il commise ? », interroge-t-il. Avant d’avancer « une réponse possible : un déficit de communication ».

Fils d’une Cubaine résidant à Londres, Rathbone revendique le ressentiment de sa famille à l’égard de la révolution, qui a nationalisé jadis le magasin de son grand-père. « Pendant de longues années, ma famille a porté le célèbre toast des exilés, imaginant implicitement la mort de Fidel Castro : “Noël prochain, nous le passerons à La Havane !” » (2 décembre 2016).

Carlos Alberto Montaner,
Miami Herald et El Nuevo Herald



PORTRAIT DE CARLOS ALBERTO MONTANER
Le journaliste cubain Carlos Alberto Montaner s’est fait une spécialité de la dénonciation du « populisme» dans les colonnes du Miami Herald et du Nuevo Herald, deux quotidiens établis en Floride, férocement anticastristes. Avant de « porter la plume dans la plaie», Montaner a connu une première vie au sein de l’organisation paramilitaire Movimiento de Recuperación Revolucionaría (MRR). Son dirigeant Orlando Bosch fut impliqué dans l’explosion du vol Cubana 455 en 1976, qui fit soixante-treize morts, ainsi que dans une série d’attentats contre des ambassades cubaines et des personnalités politiques proches de Salvador Allende (2). Inquiété par les autorités de La Havane, Montaner se réfugie à Miami, en 1961. Il y obtient le statut d’exilé politique et troque alors son bâton de dynamite pour une machine à écrire.

En 1996, Montaner cosigne un « Guide du parfait idiot d’Amérique latine » (3). Les auteurs dédient ironiquement leur ouvrage aux « populistes » qui auraient contribué à ruiner le sous-continent au XXe siècle : Juan Domingo Perón (président argentin de 1946 à 1955 et de 1973 à 1974) ; Allende (président du Chili de 1970 jusqu’à son renversement par le général Augusto Pinochet en 1973), Castro (dirigeant de la révolution cubaine), M. Luiz Inacio « Lula » da Silva (président du Brésil de 2003 à 2010) ou encore l’écrivain colombien Gabriel García Márquez. Tournant le dos au marché, ces dirigeants politiques et intellectuels auraient condamné la région à une dérive économique, ne laissant d’autre choix aux militaires que d’intervenir : « Ce grand carnaval des illusions que représente l’État social a fini dans la banqueroute économique, l’inflation galopante, la pauvreté et, en réponse à cela, à des dictatures militaires sanglantes (4). » Pour les auteurs, le premier ministre français de l’époque flirterait également dangereusement avec le socialisme : « Même [Alain] Juppé (…) ne mérite pas l’étiquette de libéral. »

En 2007, les mêmes publient « Le retour de l’idiot ». Leurs cibles cette fois-ci ? Hugo Chávez (président du Venezuela de 1999 à 2013), Mme Cristina Fernandez (présidente de l’Argentine de 2007 à 2015), MM. Evo Morales et Rafael Correa (présidents respectivement de la Bolivie entre 2006 et 2019 et de l’Équateur entre 2007 et 2017), ou encore le directeur d’un mensuel français pas si diplomatique que ça, entre 1990 et 2008. « En tête du palmarès » de l’idiotie idéologique, « l’ineffable Ignacio Ramonet du Monde diplomatique, cette tribune inégalée de l’espèce sur le Vieux Continent ». L’erreur du courant de pensée incarné par la publication que le lecteur tient entre ses mains ? Avoir accablé le libéralisme économique de « calomnies (...) dictées par les préjugés économiques » en dépit du fait qu’elles étaient « minutieusement réfutées par la réalité ». Pour se convaincre des vertus de l’orthodoxie économique, il suffirait d’« observer comment des pays comme l’Espagne ou l’Irlande (…) en sont arrivés où ils sont ». À l’époque, les deux pays sont régulièrement présentés comme des modèles de réussite néolibérale. La crise des subprime éclate quelques mois après la parution de l’ouvrage, plongeant Madrid et Dublin dans le marasme.

En 2006, une dépêche de l’agence de presse espagnole EFE révèle que Montaner a reçu de l’argent du gouvernement américain pour diffuser de la propagande anticastriste. L’épisode conduit à la démission du directeur du Miami Herald (5)… pas à celle de Montaner. Récemment, le journaliste a expliqué qu’AMLO — dont les bons rapports avec le patronat mexicain irritent une partie de la gauche — « entend établir le communisme » (Expansión, 5 septembre 2019) au sud du río Bravo ; que le Venezuela avait muté en « narco-dictature », « alliée aux terroristes islamistes » (El Nuevo Herald, 13 août 2019) ; que les manifestants chiliens mobilisés depuis octobre 2019 étaient « des ennemis de la loi et de l’ordre (6) ».

Paulo Paranagua,
Le Monde


 PORTRAIT DE PAULO PARANAGUA
Dans la presse dominante, tous les chemins mènent aux mêmes certitudes : que l’on fasse ses armes dans l’anticommunisme paramilitaire, comme Montaner, ou dans la guérilla, comme le journaliste du Monde Paulo Paranagua. Chargé de l’Amérique latine au sein de la rédaction du quotidien « de référence » français jusqu’en 2019, Paranagua a milité, dans les années 1970, au sein du Parti révolutionnaire des travailleurs - Fraction rouge (PRT-FR), une organisation prônant la lutte armée, où il était connu sous le pseudonyme de commandante Saúl (7). Positionnés de part et d’autre de la barricade idéologique dressée au cœur de la guerre froide, Montaner et Paranagua s’entendent désormais beaucoup mieux. Notamment au sujet du Venezuela.

En avril 2014, Paranagua attribue à la répression des forces de l’ordre huit victimes décédées… des suites de tirs de l’opposition (8). Plus récemment, il s’est distingué par une lecture originale du spectre politique vénézuélien. Dans un article consacré à la visite de MM. Julio Borges, Antonio Ledezma et Carlos Vecchio le 3 avril 2018 en France, il écrit : « À eux trois, ils résument les principales sensibilités de l’opposition, du centre gauche au centre droit. » Les trois hommes appartiennent pourtant aux deux partis les plus radicaux de la droite vénézuélienne (Primero Justicia et Voluntad Popular), dans un contexte d’extrême division de l’opposition dans le pays (9). Appliquée à la France, l’opération revient à suggérer que Mme Marine Le Pen et M. Christian Jacob «résument » l’opposition au président français Emmanuel Macron…

Andrés Oppenheimer
CNN, El Mercurio, La Nación, etc.


PORTRAIT D'ANDRÉS OPPENHEIMER
S’il existait un prix récompensant la capacité d’un journaliste à multiplier le nombre des organes auxquels il contribue, Andrés Oppenheimer pourrait sans doute y prétendre. D’origine argentine, l’éditorialiste collabore à «plus de soixante publications à travers le monde » (comme le souligne la biographie qui accompagne l’un de ses ouvrages (10)) : CNN en espagnol, The Miami Herald, Reforma (Mexique), La Nación (Argentine), El Mercurio (Chili), El Comercio (Pérou), El Colombiano (Colombie), etc. D’une colonne à l’autre, il est capable de passer n’importe quel sujet — la politique brésilienne, le tourisme médical, les élections américaines, l’Iran, la sécurité au Vénézuéla… — à la moulinette conservatrice.

En octobre 2019, Oppenheimer se félicite par exemple du coup d’État qui vient de renverser le premier président indigène bolivien, le « narcissique-léniniste » Evo Morales (El Nuevo Herald, 16 octobre 2019), qu’il surnomme également « Ego Morales » (car Oppenheimer apprécie les jeux de mots). Alors que le président bolivien a dû fuir le pays sous la pression de l’armée et qu’une représentante de la droite réactionnaire a enfilé l’écharpe présidentielle, le journaliste philosophe : faut-il considérer qu’« une démission forcée est un coup d’État », ou plutôt juger qu’elle constitue « une restauration légitime de l’état de droit après que le président a volé une élection » (25 octobre 2019) ? Car Oppenheimer n’en doute pas: M. Morales a organisé une fraude électorale, et peu importe si l’accusation ne repose sur aucune preuve (11).

Mary Anastasia O’Grady,
The Wall Street Journal


PORTRAIT DE MARY ANASTASIA O’GRADY
PHOTO FDV
Dans sa colonne hebdomadaire du Wall Street Journal, le 27 octobre 2019, Mary Anastasia O’Grady sonne l’alarme : des « jeunes se sont emparés des rues pour promouvoir la lutte des classes » au Chili. « Envahir des rues, brûler des voitures, voler, bloquer des routes et détruire les transports publics», voilà qui relève des « spécialités de la gauche ». Aucun doute, Cuba et le Venezuela sont à la manœuvre. Pour O’Grady, les manifestations ne traduiraient pas un mécontentement populaire, mais l’action d’un « groupe de socialistes d’extrême gauche mis sur pied par Fidel Castro », bref des «terroristes de gauche ». Confronté à leur tentative de « violenter Santiago », le président chilien Sebastián Piñera a donc été « contraint de déclarer l’état d’urgence et de mettre l’armée dans la rue » pour préserver « la propriété privée et la vie ». En décembre 2019, la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) estimait le coût de la répression du mouvement social chilien à 26 morts et près de 2 800 blessés, dont 280 lésions oculaires (12).

Pour O’Grady, la liberté économique passe avant tout. Les dérapages homophobes ou misogynes du président brésilien Jair Bolsonaro ? Il ne s’agit là que de « querelles non pertinentes avec la presse » (25 août 2019), qui masquent l’essentiel : M. Bolsonaro a confié sa politique économique aux mains d’un apôtre de l’école de Chicago, M. Paulo Guedes, un ancien professeur d’économie à l’université du Chili surnommé le « gourou du libre marché ». Si O’Grady se félicite de la « révolution du marché au Brésil » (29 septembre 2019), elle tance toutefois le gouvernement pour sa timidité. Depuis sa nomination en janvier 2019, M. Guedes a annoncé la privatisation de la poste brésilienne, Correios, de la société d’exploitation du port de Santos, Codesp, de la société des services informatiques Erpro… Mais O’Grady l’invite à aller plus loin : et s’il privatisait la forêt amazonienne ? Les incendies qui ont ravagé la grande forêt l’été dernier s’expliqueraient en effet par l’« absence d’incitations économiques à protéger la forêt dès lors qu’elle ne fait l’objet d’aucun titre de propriété privée » (8 septembre 2019). Seule difficulté, M. Guedes n’est pas seulement néolibéral, il est aussi climatosceptique…

Anne-Dominique Correa et Renaud Lambert
Journalistes. Version longue de l’article paru dans l’édition imprimée.

Notes :
(1) Cité par Greg Grandin dans Empire’s Workshop. Latin America, the United States, and the Rise of New Imperialism, Henry Holt, New York, 2006.
(2) Lire Hernando Calvo Ospina, « L’équipe de choc de la CIA», Le Monde diplomatique, janvier 2009.
(3) Álvaro Vargas Llosa, Plinio Apuleyo Mendoza et Carlos Alberto Montaner, Manual del perfecto idiota latinoamericano, Plaza & Janes Editores SA, Madrid, 1996.
(4) Ibid.
(5) « Dimite el presidente del “Miami Herald” tras el polémico despido de dos redactores », EFE, 3 octobre 2006.
(6) « Crisis en Chile : No es inteligente dormir con el enemigo», El Líbero, 8 février 2020.
(7) Comme le rappelle l’ancien rédacteur en chef du Monde diplomatique Maurice Lemoine dans un courrier au médiateur du Monde, daté du 19 avril 2014.
(8) Les options éditoriales de Paulo Paranagua font l’objet d’analyses régulières de Maurice Lemoine, dont « Venezuela : Quand “Le Monde” fait siennes les manipulations du commandant Saúl », Mémoire des luttes, 21 avril 2014.
(9) Lire Julia Buxton, « Où va l’opposition à Nicolás Maduro ?», Le Monde diplomatique, mars 2019.
(10) Les Estados Desunidos de Latinoamérica, Debate, México, 2009.
(11) Lire Renaud Lambert, « En Bolivie, un coup d’État trop facile », Le Monde diplomatique, décembre 2019.
(12) Communiqué de presse du 6 décembre 2019.





 13:55 • Lu par Lola Felouzis