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samedi 11 juillet 2009

Qui a inventé "la chilienne" ?

La raison est simple: un geste technique se met au point progressivement. Avant d’être incorporé au football de haut niveau, et donc, d’être reconnu valable, il est déjà en cours dans la rue et dans les parcs sous une forme expérimentale.

Un geste footballistique a donc deux phases d’invention: une phase expérimentale et une phase de mise au point et validation. C’est cette deuxième phase qui est considérée vraiment comme son invention.
Les gestes du football peuvent être inventés expérimentalement par des enfants. Mais ils sont réellement VALIDÉS par le Jeu lorsqu’un individu les utilise de manière concluante au cours d’un match à enjeu. Invention, validation et diffusion sont donc étroitement liées.Il y a tout de même un geste dont on connaît assez bien l’histoire. Une histoire que l’on peut suivre à la trace, avec des dates et des noms: celle de la "chilienne".
Les embrouilles de Pelé

Dans son livre "Ma vie", le roi Pelé situe l’invention de la "chilienne" aux environs des années 30. Il écrit que son maître à jouer, Waldemar de Brito, avait un frère, Petronilho, "un artiste", qui "était considéré pour beaucoup comme l’inventeur de la bicyclette, ce retourné acrobatique dont on m’attribue parfois la paternité, mais qui existait vingt ans avant que j’en entende parler" (p. 50). *

*Note: Petronilho a joué à San Lorenzo (Argentine) entre 1933 et 1936. Il est né en 1904 et n’avait que 10 ans lorsque la "chilienne" fut notifiée pour la première fois dans la presse de Talcahuano.

Pelé ajoute: "Enfant, je marquais une tonne de buts avec des bicyclettes... l’une des plus belles photos qui existent de moi fut prise quand j’étais en plein retourné acrobatique... Etant donné que c’est un coup typiquement brésilien, j’en suis très fier". (p. 50).

Pelé fait preuve de très peu de rigueur et d’une certaine mauvaise foi en attribuant ce geste à la tradition brésilienne. Son trou de mémoire a bien marché: dans son excellent numéro de septembre, SO FOOT attribue l’invention du ciseau retourné à Leonidas da Silva.*

*Note: Leonidas Da Silva est le dernier maillon du cycle de diffusion de la "chilienne". Il la valide à l’échelle mondiale dans le cadre d’une Coupe du Monde en 1938. Leonidas avait 1 an lorsque la "chilienne" fut notifiée pour la première fois dans la presse de Talcahuano. Signalons au passage que "le diamant noir" a évolué au Peñarol de Montévidéo en 1933, au même moment où Petronhilo jouait à Buenos Aires.

Naissance officielle de la "chilienne"

La naissance officielle de la "chilienne" est parfaitement certifiée. Les journalistes sportifs ont raconté sa première exécution en 1914 lors d’un match sur le terrain "El Morro", à Talcahuano. "El Morro" est un des terrains de football les plus anciens du Chili, à l’époque, une simple "cancha".

Le geste fut réalisé par Ramón Unzaga, joueur né à Bilbao (Espagne, Pays Basque) en 1894, arrivé au Chili en 1906 à l’âge de 12 ans et naturalisé Chilien. Unzaga s’installe à Talcahuano en 1912 et devient le pilier du Club Estrella de mar. Match après match, le joueur va systématiquement employer le geste, peaufinant sa technique et démontrant son efficacité, d’abord sur le plan défensif, puis sur le plan offensif. Le geste fut baptisé "chorera" (una chorera).

Ramón Unzaga participera ensuite aux éditions de la Copa América de 1916 (Argentine) et 1920 (Viña del Mar). Et c’est donc, à travers la Copa América que le geste est diffusé dans le Cône Sud. Dès 1916, "la chorera" est rebaptisée "chilena" par la presse sportive argentine. Depuis, elle est connue sous ce nom, en Argentine et en Uruguay.

Polémique

Disons, tout d’abord, que Pelé connaît bien cette histoire. En effet, en 1962, sous le maillot du Santos, il a joué en match amical contre le Deportes Naval au stade de Talcahuano. La "cancha" était devenue le Stade Ramón Unzaga. Et à cette occasion, le roi du football regala le public d’une "chilena"...

Un autre débat à connotation nationaliste a été lancé récemment par des joueurs et des chroniqueurs sportifs péruviens. Ils affirment que le geste est né au Pérou, dans le port de Callao. Il serait le fait de joueurs noirs qui organisaient des rencontres après le travail. Un journaliste sportif argentin, Jorge Barraza, soutient cette thèse.

Il n’y a pas d’arguments rigoureux pour affirmer que le "ciseau retourné" a été mis au point au Pérou avant 1914. On sait que des rencontres entre Chiliens et Péruviens ont eu lieu dans la zone portuaire de Valparaiso et de Callao. On affirme qu’un type de "retourné" nommé "chalaca" existait à Callao dès le début du 20e siècle. Le terme est avéré, mais il est impossible de connaître les caractéristiques exactes de ce geste et donc, de savoir à quoi il correspond vraiment. Des chercheurs ont passé les archives au peigne fin. Il n’ont trouvé aucun témoignage exploitable.

Pour prouver que la "chalaca" péruvienne était une "chilienne", il faudrait démontrer que la "chalaca" primitive avait une construction technique bien fixée, qu’elle était sérieusement pratiquée, systématiquement et non occasionnellement.

Le geste

La "chilienne" devait apparaître tôt ou tard.

En effet, le jeu conduit naturellement à l’exécution de ciseaux plus ou moins retournés. Le ciseau retourné apparaît spontanément sous la forme de geste défensif extrême ou de geste d’interception. Par ailleurs, le coup de pied retourné sans envol acrobatique est aussi une pratique spontanée. On peut donc parfaitement dire que des formes spontanées de "chilienne" se développent occasionnellement dans différents points du monde.

Le mérite d’Unzaga a été de concevoir le geste au-delà des circonstances, comme un geste technique en soi, exécutable en toute autonomie. Sa mise au point marque un saut qualitatif par rapport à tous les ciseaux et retournés spontanés. L’objectif et l’essence même de la "chilienne" est simple et extraordinaire: il s’agit de disposer d’une frappe du pied puissante et directe dont le point de départ se situe à hauteur de la tête.

Unzaga était un athlète complet. Spécialiste du saut à la perche et du tremplin, il avait l’habitude de défier la gravitation et de renverser son corps pour atteindre des performances physiques hors du commun. On peut considérer que sa pensée sportive et sa maîtrise de l’envol ont fécondé le football et permis de fixer la forme fondamentale du geste le plus spectaculaire. On peut affirmer aussi que Ramón Unzaga a transformé une hypothèse enfantine en arme redoutable.