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samedi 28 novembre 2009

Patagonie, sur la route du bout du monde

Premier matin du monde. L'hacienda Tres Lagos s'éveille en douceur sur quelques notes de musique classique. Un bon feu démarre dans le poêle à bois. Une baie vitrée entrouverte laisse passer un air doux et pénétrant. Un vanneau vole de pommier en cerisier et disparaît dans la montagne peuplée de hêtres et de chênes. Elle est à 1 650 kilomètres au sud de Santiago, loin de la société de consommation. La carretera austral (route australe) a été construite par Augusto Pinochet entre Puerto Montt au nord et Villa O'Higgins au sud, dans la région d'Aisén. Comme un cordon géopolitique. Le corps militaire du travail l'a réalisée de 1976 à 1989, mais le dernier tronçon n'a été achevé qu'en 2000. En tout, 1 250 kilomètres tantôt asphaltés, tantôt caillouteux, coupés par des fjords que l'on traverse en ferry et des rivières que l'on franchit sur des ponts pour accéder à l'«último rincón del mundo» (bout du monde), la Patagonie chilienne.

En un instant, le bleu du ciel s'est fait orangé, moutonneux, avant de virer au gris cendré. Entre les latitudes de 43° 38' et de 49° 16' sud, on vit dans un monde fabuleux. Où David Retamal, le chef de l'hacienda Tres Lagos, offre la Patagonie dans l'assiette : truite en papillote, risotto de saumon, glace au cynorhodon. Ivan Boblete, enfant du pays, prépare, lui, le cordero patagónico,un mouton grillé durant quatre heures, écartelé sur la braise. Les 224 000 hectares des eaux du lac Negro et du lac General Carrera - le deuxième plus grand d'Amérique du Sud après le Titicaca - passent, sous l'effet de la lumière, du noir intense au bleu turquoise.

On oublie les cahots de la route, absorbé par les paysages : pains de sucre voilés de brume aux faux airs de baie d'Halong, pierriers gigantesques, arbrisseaux rabougris et guanacos distants. Dans les rares villages aux maisons en bois ou en zinc, les commerces proposent aliments et produits courants. Les habitants se révèlent inconditionnels du maté, du truco (jeu de cartes) et de la musique chamamé. Les eaux turquoise du río Baker se jettent bouillonnantes dans celles, couleur de thym, du río Nef endormi. Pour combien de temps ? Hidroaysén planifie deux barrages sur le Baker. A quelques kilomètres s'étend la réserve nationale Tamango. Havre de paix et repaire des derniers huemules (cerfs des Andes).

Après dix minutes de canot, on passe sous la Capilla (chapelle) et la Catedral de Mármol (cathédrale de marbre). Deux blocs de calcaire creusés par la houle du lac General Carrera, veinés de gris, de paille et coiffés d'arbres de feu. Deux condors tournoient dans les airs. «Le vent du nord apporte la pluie ; le vent du sud, le soleil», prévient-on. Maudit vent du nord ! Du glacier Exploradores, on garde l'image d'une langue de glace entaillée, colorée en sable par les minéraux, et bleuie par la raréfaction de l'air. Alléchant pour les randonneurs de l'extrême !

Le catamaran Patagonia Express met cinq heures pour rallier Puyuhuapi. Le temps d'observer dauphins de Commerson, albatros, pétrels et cormorans. D'imaginer les Chonos, marins autochtones, naviguer dans les longs chenaux, aborder les archipels touffus, et les Tehuelches, chasseurs indigènes, s'enfoncer vers l'intérieur de glace et d'eau il y a dix mille ans. «En 2006, plus de 28 % de la région n'était toujours pas explorés, précise Daniel Muñoz, le guide. Et, sur les 1 984 îles dénombrées, 3 seulement étaient habitées.»

Jardin d'éden. Sur la baie Dorita, au pied des montagnes, le Puyuhuapi Lodge &Spa se fond dans les fougères, bambous et lys du Chili. L'eau des bains thermaux oscille entre 37 et 40 °C, les chardonnerets tiennent compagnie. Dans la tourelle du spa, Mariel, esthéticienne, détend et tonifie merveilleusement le corps. En cuisine, Carlos Cortés mitonne produits locaux et recettes de grand-mère à la mode internationale. Au menu : soupe de congre, gratin de crabe, mousse de pisco sour, le cocktail national. Un paradis que l'on voudrait - presque - se réserver. Merveilles des merveilles : le Parc national Queulat et le Parc national Laguna San Rafael, réserve mondiale de la biosphère. Dans la jungle, le Ventisquero Colgante (glacier suspendu) touche les nuages et tombe en une cascade de 296 mètres de haut. Des lames, des pics, des pans se détachent avec fracas, du front du glacier San Rafael... et de gros glaçons aux formes étranges flottent dans une anse de l'océan Pacifique.

A Coyhaique, le gaucho Luis Miranda emmène les touristes vers d'inoubliables chevauchées entre des arbres brûlés ou morts couverts de barbes de lichen vert argenté. Sous son béret, il rappelle les années 1920-1945 où, pour libérer l'espace aux éleveurs d'ovins et de bovins, on mettait le feu aux forêts.

«En Patagonie, qui mange une baie de calafate (épine-vinette) revient.» Dans cet univers de solitude, réserve de vents terribles, de silence absolu, d'ombres et de lumières dures, les questions essentielles s'imposent sans effort. «Où la nature garde son initiative sauvage, l'instinct de l'homme atteint à toute sa splendeur, et la vie, à chaque instant, retrouve une définition», affirme l'écrivain José Santos González Vera. Dernière nuit aux confins de la terre. Des hommes et des femmes sont venus, ici, de partout et de nulle part. A la recherche d'un eldorado ou d'un ailleurs, peut-être de la ciudad de Los Césares : une ville enchantée que les Espagnols auraient fondée dans la cordillère des Andes. Sans relâche, aventuriers et missionnaires l'auraient cherchée. En vain. Par leurs expéditions, ils contribuèrent à la connaissance de la Patagonie chilienne. Hors du monde ou aux frontières d'un autre monde.