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« CAUPOLICÁN » SCULPTURE DE NICANOR PALZA |
La plus nombreuse des neuf ethnies du pays focalise les clichés. Son identité est, depuis toujours, en mal de reconnaissance.
Mi-octobre, le président chilien Sebastián Piñera a publié une tribune dans le quotidien El Mercurio où il présentait ses idées pour un « traitement nouveau» des peuples originaires de son pays, en majorité des Mapuche. Le même jour, la police réprimait un groupe de manifestants de la cause indienne au seul motif qu’ils avaient coupé la circulation sur l’artère principale de la capitale, Santiago. L’expression «traitement nouveau » n’est pas nouvelle dans la rhétorique des dirigeants chiliens : de Patricio Aylwin [du Parti démocrate-chrétien, président de 1990 à 1994, à la suite des premières élections démocratiques qui ont suivi la dictature d’Augusto Pinochet] à Sebastián Piñera [parti Rénovation nationale (droite), élu en mars 2010], en passant par Michelle Bachelet [Parti socialiste, 2006-2010], tous les présidents s’en sont prévalus pour définir une série de mesures censées en finir avec le statut de citoyens de seconde zone dans lequel sont cantonnés la plupart des Indiens.
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« Pour travail à domicile, recherche conseillère domestique, de préférence originaire du Sud. » Cette petite annonce, fréquente dans la presse chilienne, comprend plusieurs euphémismes. Par « conseillère domestique », il faut comprendre femme de ménage, ou même bonne à tout faire, et par « originaire du Sud », il faut comprendre d’origine indienne, appartenant à l’ethnie mapuche. Car, concernant les Mapuche, la plus nombreuse des neuf ethnies reconnues par le recensement au Chili, les clichés ont la vie dure : les femmes sont obéissantes et excellentes pour le service, et les hommes des ivrognes qui font de bons boulangers. Si les mythes nationalistes (et indigénistes) assurent qu’ils ont résisté à la domination espagnole plus longtemps qu’aucun autre peuple d’Amérique du Sud, cela tient sans doute plus à leur situation géographique, dans le Sud lointain [en Patagonie et non dans les pampas ou d’autres zones plus centrales], qu’à la bravoure et au talent de ce groupe d’Indiens que les Espagnols avaient surnommés les Araucans.
De même, il a fallu attendre la fin du XIXème siècle pour que l’Etat assoie véritablement son autorité en terre mapuche – peut-être parce que les élites de Santiago s’intéressaient davantage aux territoires miniers en Bolivie et au Pérou. Quand ce dernier objectif fut atteint et la « guerre du salpêtre » (1879-1883) remportée, la « main-d’œuvre militaire oisive » fut affectée à la conquête sanglante de l’Araucanie : ce que l’Etat central n’obtint pas par la force, il l’obtint par la tromperie et la dégradation des Mapuches au moyen de l’alcool. Ces terres conquises furent ensuite réparties entre colons étrangers et grands exploitants agricoles chiliens. Les Indiens furent quant à eux cantonnés sur des terrains communs, ramenés à 6 % de la superficie dont ils jouissaient auparavant. Dès lors, dans l’imaginaire officiel, l’identité et la culture mapuches se sont peu à peu dissoutes dans la masse de la misère rurale, tandis que le Mapuche fantasmé se faisait de plus en plus présent dans les manuels scolaires et les écrits patriotiques.
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TROUPES DE L'ARMÉE CHILIENNE COMMANDÉE PAR CORNELIO SAAVEDRA PENDANT L'OCCUPATION DE L'ARAUCANIE (1860-1883). PHOTO WIKIPEDIA |
Le symbole le plus évident de cette image idéale et contrefaite du Mapuche se trouve sur la colline de Santa Lucía, un parc situé dans le centre de la capitale, qui fut un site sacré pour les Indiens. La statue coiffée de plumes et armée d’un arc est censée représenter Caupolicán, un caudillo de la résistance aux Espagnols. Mais elle ne ressemble en rien aux guerriers du Sud que décrivent les chroniques, et pour cause : il s’agit du Dernier des Mohicans, sculpté à Paris en 1869 par Nicanor Plaza dans le cadre d’un concours organisé par les Etats-Unis en hommage au roman de James Fenimore Cooper. La statue de Plaza n’a pas remporté la compétition et a donc émigré à Santiago, où on l’a rebaptisée Caupolicán. Les vrais Mapuches n’ont commencé à véritablement intéresser les autorités qu’à partir des réformes agraires des gouvernements de Salvador Allende [1970-1973, tué lors du coup d’Etat de Pinochet] et de son prédécesseur, le démocrate-chrétien Eduardo Frei Montalva [1964-1970].
Cette population indienne reçut 152 000 hectares de terres pendant ces années. Mais, selon la chercheuse étasunienne Patricia Richards, qui s’est penchée sur les relations entre les élites chiliennes au pouvoir et les peuples indigènes, aucune avancée significative n’eut lieu.
AUGUSTO PINOCHET DÉGUISÉ EN CHEF MAPUCHE. |
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Les mobilisations pour la terre se sont généralisées en 1992, avec la formation d’organisations militantes comme la Coordinadora Arauco-Malleco, composée de jeunes à qui la démocratie avait permis l’accès à l’université. Dans les campagnes, les manifestations ont pris la forme d’occupations pacifiques de terres agricoles. Sous le mandat de Ricardo Lagos [2000-2006], premier président socialiste depuis Allende, on a commencé à appliquer aux militants mapuches la loi antiterroriste héritée de la dictature [bien qu’amendée, elle est très controversée parce qu’elle autorise des détentions préventives prolongées et des peines alourdies].
L’absence de solutions s’est traduite par une escalade de la violence et des affrontements qui ont fait des morts et des blessés. Mi-2012, le principal représentant de la justice en Araucanie a même parlé de « guérilla rurale ». Le gouvernement s’est inscrit en faux, persistant dans sa ligne officielle : les attentats sont le fait d’une minorité de « délinquants violents ».
Le 24 octobre, la Cour suprême du Chili a annulé partiellement les condamnations de deux jeunes Mapuches de 19 et 18 ans en grève de la faim, Paulino Levipán et Daniel Levinao. Ils avaient tous deux été condamnés, en vertu de la loi antiterroriste de la dictature, à dix ans de prison pour tentative d’homicide sur un officier de police et à trois années supplémentaires pour port illégal d’armes à feu. C’est pour protester contre ce verdict que les deux jeunes hommes, ainsi que les frères Rodrigo et Eric Montoya, eux aussi accusés de tentative d’homicide sur un gendarme, avaient entamé une grève de la faim il y a deux mois. Tous appartiennent à la même communauté mapuche, qu’un conflit foncier oppose à des sociétés d’exploitation forestière et à des propriétaires terriens. Le président Sebastián Piñera s’était déclaré « d’accord en tous points » avec le premier verdict prononcé contre les deux jeunes Mapuches, allant jusqu’à s’indigner : « Allons-nous laisser cette tentative d’homicide impunie ? »
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CONTEXTE — Elections municipales
L’opposition de centre gauche a remporté les élections municipales du 28 octobre. Outre la défaite du gouvernement de droite de Sebastián Piñera, ce scrutin, considéré comme un prélude aux élections générales de 2013, selon le quotidien El Mostrador, consacre la victoire surprise de plusieurs femmes dans des municipalités emblématiques.