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dimanche 4 janvier 2015

ITALIE. MORT DE PASOLINI : « IL A ÉTÉ VICTIME D'UN MASSACRE TRIBAL »

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PASOLINI DEVANT LA TOMBE DE L’ÉCRIVAIN
ET THÉORICIEN POLITIQUE GRAMSCI, EN 1970.
SOUS LICENCE DOMAINE PUBLIC VIA WIKIMEDIA COMMONS

Quarante ans après la mort de l’intellectuel italien, le livre d’enquête Pasolini – Massacro di un Poeta contredit la version officielle et apporte un éclairage nouveau sur son assassinat. Dans un entretien, son auteure, Simona Zecchi, nous explique comment elle a mené cette enquête sans précédent.
Courrier international

COUVERTURE MASSACRO DI UN POETA 
« Une société qui tue ses poètes est une société malade », déclara l’écrivain Alberto Moravia le 6 novembre 1975, jour des obsèques de son ami Pier Paolo Pasolini. Quatre jours plus tôt, le corps sans vie du célèbre intellectuel italien était retrouvé dans une mare de sang et de boue sur une plage d’Ostie, près de Rome.

Sur cet assassinat sanglant, perpétré dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, on n’eut longtemps qu’une seule conviction : Pasolini a été assassiné par un jeune prostitué de 17 ans après un rapport sexuel ayant dégénéré en homicide. Une sordide affaire de mœurs, en somme. Cette hypothèse, la plus facile à adopter, fut à l’époque privilégiée par les juges, la police et la plupart des médias. De fait, jusqu’à présent, un seul coupable a «payé» pour l’assassinat de Pasolini : Giuseppe Pelosi, condamné en avril 1976 à neuf ans et demi de prison, la peine maximale pour un mineur. Même si on admit assez vite l’implication possible de membres de la Démocratie chrétienne et des mouvements d’extrême droite, aucune autre condamnation ne fut portée par la justice.

C’est ce scénario du crime de mœurs ancré dans l’imaginaire collectif que Simona Zecchi, journaliste d’investigation indépendante, démonte point par point dans son livre intitulé Massacro di un Poeta (éd. Ponte alle Grazie, 316 pages, octobre 2015, non traduit en français). Son enquête, qui s’appuie sur l’analyse méthodique de nombreuses photos et de documents inédits, de témoignages, d’archives et d’actes d’enquêtes judiciaires, reconstruit pas à pas la chronologie et les motifs profonds de cet assassinat.

Ce fut un assassinat politique, prémédité, montre Simona Zecchi. Pasolini ne s’est pas rendu à Ostie pour coucher avec un mauvais garçon, mais parce qu’on lui a fait croire qu’il pourrait récupérer les bobines volées de son film Salo et les Cent Vingt Journées de Sodome, sorti après sa mort, explique la journaliste. Qualifiée d’«enquête définitive» par La Repubblica, Massacro di un Poeta fait la lumière sur le piège dont Pasolini a été victime et montre que l’homme est mort à l’issue d’un véritable «massacre tribal» Un massacre qui n’avait d’autre but que de faire taire à jamais celui dont «chaque intervention était un coup dans l’estomac de la bourgeoisie et du pouvoir».

Comment et pourquoi avez-vous décidé d’enquêter sur la mort de Pasolini ?

Simona Zecchi : M’occupant de questions de justice et de mafia, je me suis toujours intéressée au cas Pasolini. En 2011, j’ai écrit un long article d’enquête qui est paru dans la revue Quaderni de L’Ora [revue mensuelle du célèbre quotidien sicilien L’Ora] en 2012. Je reprends une partie de cette enquête dans Massacro di un Poeta, à laquelle s’ajoutent de nouvelles recherches. Au total, le livre est le fruit de cinq années de travail.

Dans votre livre, vous publiez des photos et des documents inédits remontant notamment à la première enquête judiciaire sur la mort de Pasolini. Comment expliquez-vous que ces documents n’aient jamais été publiés auparavant et comment les avez-vous obtenus?

Pour mener cette enquête, je ne suis pas partie d’une hypothèse que j’aurais validée en brandissant telle ou telle preuve. J’ai fait tabula rasa et j’ai tenté, en établissant des comparaisons et en cherchant des preuves, à réfuter ou à confirmer les éléments tangibles nécessaires à la reconstitution des événements. J’ai suivi des pistes qui avaient été abandonnées et creusé des témoignages qui avaient été oubliés. Certains documents d’archives ont été difficiles à obtenir : il m’a fallu parfois attendre jusqu’à six ou sept mois pour pouvoir consulter des documents ou des dossiers d’enquêtes auprès des tribunaux, alors même que rien n’interdit de les consulter.

Qu’est-ce que Massacro di un Poeta apporte vraiment de nouveau ?

Par cette enquête, j’ai voulu faire la lumière sur ce qui s’est réellement passé cette nuit du 1er au 2 novembre 1975. Depuis plus de dix ans, on dit que la mort de Pasolini est liée à son roman inachevé, Petrolio, construit autour des liens entre le pouvoir politique en place à l’époque [la Démocratie chrétienne], les services secrets et l’ENI [entreprise nationale de pétrole], dirigé alors par Eugenio Cefis, que Pasolini accusait de l’assassinat d’Enrico Mattei, ancien dirigeant de la compagnie pétrolière. Mais déjà à l’époque, avant même la mort de Pasolini, ces “informations” étaient connues. Si on tue un intellectuel, c’est pour l’empêcher de révéler ou de publier des informations inédites.

Lesquelles ?

Il y a trop d’incertitudes et d’inconnues pour le dire avec certitude. Mais Massacro di un Poeta révèle une correspondance jusque-là ignorée entre Pasolini et Giovanni Ventura, ancien éditeur d’extrême droite, impliqué dans l’attentat de Piazza Fontana en 1969. Ventura se trouvait en prison quand Pasolini est mort, il n’a rien à voir avec son assassinat. Mais il menaçait sans arrêt de révéler ce qu’il savait de Piazza Fontana. Or, beaucoup des personnes probablement impliquées dans l’attentat étaient au courant de sa correspondance avec Pasolini et savaient qu’il pouvait disposer d’informations compromettantes.

Selon vous, qui a ordonné l’assassinat de Pier Paolo Pasolini ?

Je m’inscris en faux contre la thèse conspirationniste qui voudrait qu’un pouvoir occulte ait tout orchestré. Ce dont je suis certaine, c’est qu’il y avait des gens au sein du pouvoir en place [la Démocratie chrétienne] qui avaient intérêt à supprimer Pasolini. Dans ses Ecrits corsaires [recueil d’articles publiés entre 1973 et 1975 dans divers quotidiens, notamment le Corriere della Sera], Pasolini dénonçait les liens [avérés plus tard] entre la Démocratie chrétienne et la mafia. Cela n’aurait aucun sens de dire que c’est Giulio Andreotti [alors ministre du Budget dans le gouvernement d’Aldo Moro] qui a ordonné l’assassinat. Les homicides ne se décidaient pas comme ça… on s’arrangeait pour que l’assassinat ait lieu. Les services de renseignements et des membres de la Démocratie chrétienne savaient que, dans les mouvances d’extrême droite, on voulait la peau de Pasolini. Beaucoup de personnes voulaient le mettre hors d’état de nuire. Leurs intérêts ont convergé jusqu’à cette nuit de massacre.

Dans votre livre, vous qualifiez à plusieurs reprises ce massacre de «tribal». Pourquoi ce choix ? Cet adjectif permet de donner la mesure de la violence inimaginable avec laquelle le poète a été assassiné. C’est un corps martyrisé qui a été retrouvé le matin du 2 novembre ; corps lacéré, crâne explosé, importantes contusions au niveau des testicules, etc. Ce fut aussi au sens propre un assassinat tribal eu égard au nombre de personnes y ayant participé : non pas quatre ou cinq mais au moins une dizaine, qui ne se connaissaient pas forcément. Plusieurs niveaux de criminalité étaient représentés, de la plus basse à la plus élevée. Tribal, enfin, parce que bien après sa mort Pasolini a fait l’objet d’un lynchage culturel de la part de représentants de l’avant-garde littéraire, de certains anciens membres de Lotta Continua [formation politique communiste révolutionnaire] et des générations suivantes héritières de cette formation.

On ne peut comprendre la mort de Pasolini sans évoquer la «stratégie de la tension» à l’œuvre en Italie dans les années 1970, période marquée par des attentats perpétrés par des groupes d’extrême droite et d’extrême gauche.

Au moment de la mort de Pasolini, cette stratégie était à son apogée. L’attentat de Piazza Fontana en 1969, précédé par une série d’attentats à la bombe sur des trains l’année précédente, est le point de départ des «années de plomb». Avant sa mort, Pasolini dénonça violemment ces violences politiques, mettant au jour des complots à l’intérieur même du pouvoir et affirmant connaître les noms de personnes ayant «planifié», avec l’aide de la CIA, cette stratégie de la tension. On peut dire que Pasolini fut une des victimes de cette logique qu’il ne cessait de dénoncer, même si les motivations de son assassinat demeurent complexes.

Propos recueillis par Lucie Geffroy