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vendredi 26 juin 2015

DUEL MORTEL AU QUAI BRANLY

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PORTRAIT D'ATAHUALPA  DATANT DU
XIX ÈME SIÈCLE (AUTEUR ANONYME).
Le coucher de soleil sur l’océan Pacifique, vu du Malecón, à Lima, est l’un des plus vastes au monde. Ce boulevard de bord de mer est perché en haut d’une falaise. Loin des baies repliées et tropicales de la façade atlantique du continent, celle de la capitale péruvienne, Lima, est d’un linéaire impeccable et d’une aridité pierreuse qui ne laissent aucun doute quant à l’âpreté des batailles livrées pour sa domination. Fondateur de l’identité péruvienne, le combat qui opposa Francisco Pizarro, le Conquistador (1478-1541), et le dernier empereur inca, Atahualpa (1497-1533), est l’objet d’une exposition, « L’Inca et le Conquistador », présentée au Musée du quai Branly, à Paris, jusqu’au 20 septembre.

«PORTRAIT DE FRANCISCO PIZARRO»
 1834-1835 PAUL COUTAN 
Avec cent vingt objets et tableaux réunis par la commissaire Paz Núñez-Regueiro, « L’Inca et le Conquistador » a été imaginé dans la suite des grandes expositions « d’histoire narrative, pédagogiques » du British Museum, « conçues autour d’une figure du pouvoir, Moctezuma au Mexique, Hadrien à Rome, Chah Abbas en Iran, afin de décrire une situation économique et politique», explique Stéphane Martin, président du Musée.

« Seuls 5 % du site ont été fouillés »

À l’entrée, donc, un portrait de Pizarro, dignitaire en chapeau à plumes et à la barbe lisse, réalisé au XIXe siècle par Amable-Paul Coutan, d’après une œuvre de Jean Mosnier, un peintre du XVIIe siècle. Le portrait fait face à un tableau anonyme du XIXe siècle représentant le quatorzième roi inca, Atahualpa, toque à plumes, moustache effilée, prêté par le Musée national d’archéologie, d’anthropologie et d’histoire du Pérou.

Au centre, les accessoires de la conquête, un cheval, une lourde armure empruntée au Musée de l’armée, une épée, et une flamboyante croix catholique en argent, fondue par un anonyme de Cuzco au XVIIe siècle. Pour raconter cette histoire de pouvoir et d’argent, il fallait recoller des morceaux anachroniques, des interprétations posthumes : terres cuites de l’empire Inca (1450-1530), gravures du chroniqueur Felipe Guaman Poma de Ayala (vers 1615), jusqu’à l’esquisse au fusain et pastel de La Rançon d’Atahualpa, peinture murale de Camilo Blas offerte en 1955 par l’artiste à sa ville natale, Cajamarca, au nord de Lima, où est mort le dernier empereur inca.

C’est le 29 septembre 1513 que l’Espagnol Vasco Nuñez de Balboa découvre cette « autre mer », le Pacifique, après avoir traversé l’isthme de Panama, appâté par la rumeur d’un pays où l’or brillait en abondance. La vie de conquistador n’étant pas un modèle de vertu, on retiendra que Nuñez de Balboa s’était installé en Amérique centrale après avoir fui ses créanciers de Saint-Domingue, caché dans un tonneau avec son chien Leoncico, passager clandestin sur le bateau de Martin Fernandez de Enciso, l’alcalde mayor (« administrateur ») de la Nouvelle Andalousie, (un Venezuela très élargi). Et qu’après avoir trahi ce dernier, il l’a été à son tour par un fils de prostituée ambitieux, qui désirait partir à sa place à la découverte des terres du Sud par le Pacifique : un certain Francisco Pizarro.

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Du Pacifique à l’Amazonie

« LES 13 DE L'ÎLE DU COQ ». 
1902 – JUAN B. LEPIANI,  
Nuñez de Balboa est décapité sur l’échafaud en 1519. Huit ans plus tard, Francisco Pizarro est chargé par la royauté espagnole de conquérir les territoires du Sud, le Pérou, donc, entrevu une première fois en 1528, et où il débarque avec des hommes en armes et ses quatre frères, en 1531. Cela tombe à point nommé. On l’informe que le riche empire Inca est fragilisé par une lutte intestine entre les héritiers de l’empereur Huayna Capac, opposant Huascar et son demi-frère Atahualpa. De la même façon qu’Hernan Cortes avait profité d’une défaillance politique de l’empereur aztèque Moctezuma II au Mexique, Pizarro va soumettre un empire qui s’étend du Pacifique à l’Amazonie, en passant par les hauts pays andins.

A Lima, c’est depuis la citadelle du sanctuaire archéologique de Pachacamac que se dévoile ce Pacifique, ainsi baptisé par le Portugais Fernand de Magellan, qui y est mort, en 1521, avant d’en avoir fait le tour. Lieu de culte, de chamanisme, où l’on continue d’apporter des fleurs lors des équinoxes et des solstices, le site est un désert de pierres, frappé par les chaleurs excessives provoquées par El Niño et traversé par la route Panaméricaine, qui s’enfuit vers la Terre de Feu. Les tremblements de terre, dont celui de 1746, ne l’ont bien sûr pas épargné. « Seuls 5 % du site ont été fouillés, explique Denise Pozzi-Escot, directrice du Musée du site archéologique Pachacamac, en partie grâce à l’argent du tourisme récolté par le Chemin des Incas, un dispositif d’Etat qui passe par les hauts lieux andins, dont Cuzco et le Machu Picchu. »

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L’INSTRUMENT DE LEURS MESURES, 
LE QUIPU, DES FILS DE COULEURS ET DES NŒUDS
C’est ici que les Incas, peuple montagnard venu des rives du lac Titicaca, ont découvert la mer, et avec cette vision océane, se sont mis à croire à la Mama Cocha, la mère de toutes les eaux. A l’arrivée des Espagnols, ce site était « à son apogée », symbole de la construction politique inca, mise en place grâce à de multiples alliances, acceptées ou forcées, avec les peuples qui composaient la mosaïque péruvienne. Les Incas étaient d’habiles administrateurs, de solides architectes, inventifs en matière d’irrigation. Ils adoraient les statistiques et avaient créé l’instrument de leurs mesures, le quipu, des fils de couleurs et des nœuds, dont l’exposition présente un modèle exceptionnel.

Le site de Pachacamac saccagé

Le Pérou moderne connaît de graves problèmes d’eau, on se contentera donc d’imaginer ce qu’a été la vallée luxuriante du Lurin, où a été bâti Pachacamac, un centre religieux créé entre 200 et 600, qui a connu son apogée avec les Wari (650-1100). Les prêtres Ychsma y ont édifié un temple peint en forme de pyramide (1100-1470), avant que les Incas (1470-1532) n’y mettent en place leur culte du Soleil, et le temple qui va avec. Ce que nous enseigne de façon frappante le site de Pachacamac, c’est que la domination inca a été brève : elle a duré quatre-vingt-dix ans, très peu en comparaison des Aztèques et des Mayas au Mexique.

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Le site de Pachacamac a été saccagé par les Espagnols, car ils sont venus y chercher la rançon promise à Pizarro par Atahualpa, après sa capture par surprise à Cajamarca. Peint par le Péruvien Juan Lepiani entre 1920 et 1927, le tableau de La Capture d’Atahualpa prêté par le Musée des arts de Lima est un embrouillamini d’Incas à boucles d’oreille et de conquistadors à cheval, avec l’empereur au centre. Une œuvre à l’intense dramaturgie : un prêtre exige la reddition du peuple inca, et tend un livre à Atahualpa, qui ignore qu’il s’agit d’une bible et le jette à terre. Prisonnier, il offre pour sa libération l’équivalent en or de la pièce où il est enfermé. Les Incas mélangeant le cuivre à l’or, il faudra en fondre beaucoup.

L’empereur Atahualpa est finalement exécuté, au garrot, en 1533. Puis le clan Pizarro se déchire. Le conquistador est assassiné en 1541. Ses ossements sont religieusement conservés à la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption de Cuzco, [ Le tombeau de Francisco Pizarro, se trouve dans la cathédrale de Lima NdR dans une chapelle entretenue par la communauté italienne venue au Pérou au début du XXe siècle, et qui retrouve en Pizarro la figure du migrant ayant réussi.
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Pour retracer l’époque, Paz Núñez-Regueiro a demandé au Musée Pedro de Osma, fondé à Lima par un mécène industriel et oligarque de la canne à sucre, de lui prêter un tableau de l’école de Cuzco (fin XVIIe) : on y voit la représentation de Santiago Matamoros, nouvelle figure de saint Jacques le Majeur ou saint Jacques, saint patron de la Reconquista de la péninsule ibérique, lors de l’expulsion des Maures par les rois d’Espagne. Car s’ils étaient cupides, s’ils ont participé à la culture de l’extraction, « où aucune richesse ne se redistribue », culture qui a fondé l’histoire du Pérou et perdure aujourd’hui – « celle de l’or, du guano, du caoutchouc et, aujourd’hui, du cuivre », selon l’anthropologue et professeur à l’université de Cuzco, Jean-Jacques Decoster –, les conquistadors se pensaient également messagers du Dieu chrétien.

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« SANTIAGO MATAINDIOS »
1615,POMA DE AYALA  
Au Musée du quai Branly, qui a ajouté à ses emprunts péruviens de beaux objets de sa propre collection « Amériques » dont Paz Núñez-Regueiro s’occupe, l’histoire est fort scrupuleusement racontée. Au Pérou, elle nourrit les conversations quotidiennes, et se rejoue dans les conflits souvent violents entre la population indigène et les compagnies minières, qui veulent exploiter le cuivre à ciel ouvert, comme la mexicaine Southern Copper, à Tia Maria (1,2 milliard d’euros d’investissement), dans le sud, ou le groupe chinois Chinalco à Morococha (ouest). La propriété privée n’existait pas chez les Incas, car tout leur appartenait.


« L'Inca et le conquistador », Musée du quai Branly, jusqu’au 20 septembre. Catalogue Actes Sud/Musée du quai Branly, 192 pages, 35 euros.