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lundi 10 septembre 2018

VENEZUELA : «LES SANCTIONS TUENT»

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LA MONNAIE EST L’UN DES NERFS DE LA GUERRE ÉCONOMIQUE 
QUI FAIT RAGE AU VENEZUELA (ICI, LE NOUVEAU BILLET, LE 
«BOLIVAR SOUVERAIN»). POUR ALFRED DE ZAYAS, DE GRANDS 
INTÉRÊTS DÉSTABILISENT LE PAYS POUR FAIRE TOMBER LE PRÉSIDENT MADURO.  
PHOTO KEYSTONE
Le Venezuela est victime d’une guerre économique à l’interne et de sanctions internationales qui contribuent en grande partie à la crise actuelle, estime un expert onusien.
ALFRED DE ZAYAS, EXPERT INDÉPENDANT DE L’ONU
PHOTO BEBETO MATTHEWS
Le rapport déposé lundi au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies à Genève, jour de son ouverture, fait tache face à l’unanimisme des pays occidentaux à condamner le gouvernement de Nicolas Maduro. Pour expliquer la grave crise économique et politique que traverse le Venezuela, Alfred de Zayas, expert indépendant de l’ONU sur l’ordre international, démocratique et équitable, insiste beaucoup sur la guerre économique menée à l’interne par l’opposition et sur les sanctions internationales des États-Unis, de l’Union européenne et du Canada, qui viennent aggraver la situation de la population.

Spéculation sur la monnaie et le taux de change, flux illicites, rétention de marchandises, sabotage de biens publics sont autant de moyens utilisés par des financiers et de grands entrepreneurs vénézuéliens et étrangers pour déstabiliser un gouvernement démocratiquement élu, constate l’ancien professeur étasunien et suisse.

Docteur en droit de l’Université Harvard, l’homme a été haut fonctionnaire des Nations Unies pendant vingt-deux ans (1981-2003) et professeur dans plusieurs universités, dont l’Institut universitaire des hautes études internationales à Genève, l’université DePaul à Chicago, et celle de British Columbia à Vancouver. Interview à l’heure où ce juriste laisse son mandat d’expert à son successeur, après six ans de loyaux services.

Ne sous-estimez-vous pas la responsabilité du gouvernement vénézuélien dans la crise actuelle? Quelles sont vos critiques de son action?

Alfred de Zayas: Je me sens comme Denis Halliday et Hans-Christoph von Sponeck, tous les deux coordinateurs humanitaires des Nations Unies à Bagdad dans les années 1990. Ils ont démissionné à cause des sanctions économiques qui ont provoqué la mort de plus d’un million de civils iraquiens.

Au Venezuela – comme auparavant à Cuba, au Chili et au Nicaragua –, le peuple a subi une guerre économique, une guerre non conventionnelle. Les sanctions économiques tuent. Il s’agit de mesures contre la démocratie. Elles sont interdites par la Charte de l’organisation des États américains et par la Charte des Nations Unies.

Il est certain que le gouvernement vénézuélien porte une responsabilité dans la crise. Tant Hugo Chavez que Nicolas Maduro ont commis de graves erreurs dans le domaine économique. Mais ils ont été élus démocratiquement. Dire aux Vénézuéliens comment ils doivent voter ne rentre pas dans le cadre de ma fonction. Je veux aider tout le peuple vénézuélien. Ma mission était orientée sur les résultats et j’en ai obtenu, tels que la libération de quatre-vingts prisonniers après ma visite et l’amélioration entre les agences de l’ONU et le gouvernement.

En tant qu’expert indépendant sur l’ordre international, démocratique et équitable, j’ai un mandat limité. Je ne suis pas un «super rapporteur» ni un plénipotentiaire des Nations Unies. J’ai formulé mes préoccupations au gouvernement oralement et dans un mémorandum. Il s’agit aussi de permettre à d’autres rapporteurs de l’ONU d’effectuer des visites. Entretemps, trois autres ont été invités. Je préfère une diplomatie discrète et efficace.

La vraie fonction d’un rapporteur est de formuler des recommandations constructives et de convaincre le gouvernement que c’est dans son propre intérêt et dans l’intérêt du peuple de faire de réformes. On ne réussit rien si l’on est hostile.

De nombreuses causes expliquent la crise vénézuélienne. Comment pondérez-vous l’importance de tous ces facteurs?

La crise a effectivement des causes multiples. Bien sûr, il y a la dépendance du pays envers le pétrole. Cela ne date pas d’hier: la structure de cette économie, qui a plus d’un siècle, a été héritée par les gouvernements de Chavez et de Maduro. Il est certain qu’il faut diversifier cette économie. Le gouvernement de Maduro a mis en place plusieurs initiatives dans ce sens, dans le domaine de l’agriculture, de la production de médicaments génériques, etc. Mais la guerre économique interne puis les sanctions extérieures ont freiné les progrès dans ce domaine. Bien sûr, il y a de l’incompétence, et je l’ai dit au gouvernement, il y a trop d’idéologues, pas assez de technocrates au sein de l’État.

La corruption est aussi présente. Mais, là encore, elle existait aussi dans les années 1980 et 1990. Beaucoup de citoyens ont élu Hugo Chavez pour protester contre la corruption des gouvernements antérieurs. Sous Maduro, le nouveau ministre de la Justice a mis en place un programme anticorruption robuste. En ce moment même, il y a des investigations et des procès en cours.

Les membres de l’opposition qui j’ai interviewés insistent sur les facteurs endogènes et sur la mauvaise gestion. Le gouvernement pointe les facteurs extérieurs. Ces deux séries de causes existent et convergent. J’ai formulé des recommandations à ce sujet dans mon mémorandum au gouvernement. J’ai proposé entre autres la création d’un Comité d’experts internationaux pour conseiller le gouvernement. Ce pourrait être un organe composé d’experts en économie, par exemple Thomas Piketty, Joseph Stiglitz, mais aussi d’experts dans le domaine de la production de pétrole, d’or, de bauxite, de coltan, et des spécialistes du commerce et de l’agriculture. Mais il faut d’abord libérer le pays du blocage financier qu’il subit et des sanctions qui sont en train d’asphyxier l’économie, entraînant la forte émigration actuelle.

Depuis votre visite au Venezuela fin 2017, la situation économique et sociale s’est encore dégradée. Des centaines de milliers de Vénézuéliens fuient la crise en émigrant… Connaissez-vous les causes précises de cette détérioration?

Pas besoin d’un doctorat en physique nucléaire pour comprendre que la guerre économique et les sanctions ont généré des manques dans tous les domaines, ainsi qu’énormément de chômage. Il est normal que les gens cherchent une vie meilleure, en Colombie, au Brésil, en Equateur, au Pérou, et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés doit les aider. Il faut aussi rappeler que le Venezuela a accueilli par le passé quelque cinq millions d’émigrants économiques colombiens, qui ont bénéficié des programmes sociaux vénézuéliens, sans aucune discrimination.

A-t-on désormais atteint le stade de la crise humanitaire au Venezuela?

Non. Même si les médias aiment utiliser ce terme. La situation du Venezuela n’est aucunement comparable à celle de Gaza, du Yémen, de la Syrie, ou encore du Mali. Je reçois des informations fiables de toute l’Amérique latine et j’échange des informations et des statistiques avec des experts aux États-Unis et en Espagne. Le terme «crise humanitaire» dans le cas du Venezuela ne vise qu’à créer un climat propice à une éventuelle intervention militaire extérieure ou à la justification d’un coup d’État.



Certains observateurs évoquent la possibilité d’une intervention armée des États-Unis ou d’une guerre déclenchée par la Colombie. Comment évaluez-vous la probabilité de tels événements?

Il existe effectivement plusieurs plans pour une intervention militaire. L’un serait mené par les États-Unis et la Colombie, avec le soutien de l’OTAN et du Brésil. L’idée serait de déguiser l’intervention et le renversement du gouvernement Maduro en une action liée à la protection des droits humains, prenant appui sur la crise économique actuelle.
Cela comporterait pourtant de grands risques, comme en 1961 lorsque Kennedy pensait que l’intervention de la CIA à la baie des Cochons, à Cuba, serait chirurgicale et rapide. Elle a échoué. Il est important de rappeler que le monopole de l’utilisation de la force reste l’apanage du Conseil de sécurité des Nations Unies. Toute intervention militaire menée sans son aval serait illégale et constituerait un crime d’agression selon le Statut de Rome.

Au vu de ces risques, je doute que les États-Unis ou la Colombie osent l’agression militaire. Ils misent probablement sur une aggravation de la crise et une rébellion interne contre Maduro. D’où la volonté des États-Unis d’imposer des sanctions économiques plus draconiennes encore, sans aucun égard pour les droits humains.

Aucune solution ne semble en vue.

Que recommandez-vous aux deux parties au Venezuela et à la communauté internationale?

Il faut renouer le dialogue entre le gouvernement et les partis de l’opposition. Avec l’appui du Vatican, l’ancien premier ministre espagnol José Luis Rodriguez Zapatero a tenté entre 2016 et 2018 une médiation internationale entre l’opposition et les représentants du gouvernement. Plusieurs États latino-américains ont aussi prêté leurs services pour la médiation, des deux côtés. Après deux ans de discussion, le compromis était prêt pour la signature. Hélas, à la surprise de tous les participants, le 7 février 2018, Julio Borges, le représentant de l’opposition, a refusé de signer.

Pourtant, je suis convaincu qu’il faut relancer une médiation internationale, et de bonne foi, sous les auspices des Nations Unies et de la Communauté d’États latino-américains (CELAC).

La seule alternative serait la violence, avec une autre tentative de coup d’État, comme en 2002 contre Chavez, ou une autre tentative d’assassinat, comme début août contre Maduro.

Que pensez-vous de l’appel de Quito, lancé par plusieurs États latino-américains après leur réunion début septembre? Il recommande l’adoption d’un mécanisme d’assistance humanitaire en faveur du Venezuela.

Une action humanitaire de bonne foi est urgente. La Croix-Rouge pourrait se charger de la distribution, de même que Caritas ou peut-être la Fondation Bill Gates. Le gouvernement Maduro a réclamé de l’aide à plusieurs reprises. Mais l’aide humanitaire ne doit pas servir des intérêts politiques cachés. Il s’agit d’aider tous les Vénézuéliens, sans discrimination.
CKR
10 septembre 2018

Source : https://lecourrier.ch/2018/09/10/les-sanctions-tuent/