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vendredi 17 avril 2020

LE CHEVEU DU GÉANT : SEPULVEDA (1949-2020).

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CHILI EN EUROPE
Chronique pour la nouvelle époque de Jean-Philippe de Garate.
Le Chili est loin, très loin de Paris. Et ce pays tout en longueur, ce cheveu posé sur la sphère terrestre, semble presque négligeable. Si on observe une carte d’Amérique, le regard est arrêté par les grands espaces, le Brésil, le Mexique ou la pampa argentine, sans évoquer le Canada, deuxième territoire du monde, et évidemment, les États-Unis.
PERSPECTIVE
Le Chili est loin de Paris, mais pas du cœur de la France. Pablo Neruda, prix Nobel de littérature (1971), Francisco Coloane, qui honora de sa présence Les étonnants Voyageurs, et Gabriela Mistral, institutrice et prix Nobel de littérature (1945), nous ont laissé une trace, qui perdure, qui s’ancre. Qui réveille.

Ainsi en sera-t-il, aussi, de celle de Luis Sepulveda, que l’ignoble général Covid vient de nous ravir hier. Tous ces poètes, ces écrivains ont rendu compte de réalités qu’il est aujourd’hui vital d’évoquer. Oui, vital.

La littérature chilienne témoigne. Elle demeure la retranscription exacte de cet accent unique dont nos amis imprègnent la langue de Cervantes. Quiconque l’a entendu susurrer à Punta Arenas, Ancud ou Valparaiso -pour s’en tenir à trois villes si dissemblables – ne peut oublier la discrétion subtile de ces hommes du bout du monde. Cette discrétion n’a rien d’affecté, rien de craintif. Elle est l’expression de réalités qui, elles, n’ont rien de subtil.

Tout le monde pense au Japon, mais le Chili demeure le champion pour les tremblements de terre. Notre planète est vivante, et n’a pas attendu nos braves écologistes. La Pérouse, mandaté par Louis XVI, se trouvait en février 1786 face à la ville de Concepcion, et demanda à ses officiers de réviser leurs calculs. Longitude, latitude, tout correspondait, mais il n’y avait plus de ville. Et pour cause : la terre mouvante l’avait rasée. Tout le monde a de nos jours en tête Fukushima, mais oublie Concepcion. Et Valdivia, le 22 mai 1960. Le plus terrible mouvement tectonique jamais enregistré dans l’histoire des hommes – neuf virgule cinq sur l’échelle de Richter – a été double. Rayant la ville de la carte, il semblait avoir épargné le rivage. Les pêcheurs allèrent sur la grève pour récupérer leurs bateaux mais le si mal nommé Pacifique engloutit tout, en un tsunami nourri de cette masse incommensurable, un tiers de notre planète, des milliards de mètres cubes de tonnes d’eau sans frein.

Oui, l’homme chilien se fait discret, car son territoire ne tient qu’à un cheveu.  Dans la région d’Aisen, la largeur du Chili n’excède pas 80 kilomètres de large. A l’Ouest, la fosse maritime descend à pic, atteignant six kilomètres, et à l’est les Andes, avec ses cent-cinquante volcans en activité, dépassent les six mille mètres d’altitude. Il faut avoir vu, perché sur le volcan Osorno, ce spectacle titanesque : la barrière montagneuse arrêtant des masses immenses de nuages. Ils ne passent pas ! Et déversent ici la plus grande masse de pluie enregistrée sur terre. Paradoxe ! au Nord du Chili, Atacama demeure la zone la plus sèche du globe. Précipitations : zéro. Ou presque. Le Chili est un concentré des données naturelles dans lesquelles évolue notre condition.

L’homme est rendu à sa mesure, et dans son « Chant Général », Neruda, par sa langue si discrète, ses linéaments si subtils associant l’écorce de la terre et les paupières d’un enfant nous fait sentir où est notre place. Etymologiquement, notre taille est celle, non de nains, mais d’un grain de sable.

Ce qu’il y a de terrible, au sortir de la lecture des œuvres des grands Chiliens, c’est de réaliser où est le centre du monde. Oui, Paris est une province, oui, Coloane nous a fait découvrir, mieux que Lascaux, que les Alakalufs, les Onas, les Mapuches, qui vivaient en 1960 encore nus -les photos sont là- à quelques centaines de kilomètres de l’Antarctique, demeurent -fussent-ils survivants, métissés- ce lien nécessaire. Notre histoire, avant l’histoire. Sans doute d’origine asiatique, ces femmes, ces hommes aux pommettes mongoles parcheminées de petits grains sombres s’exprimaient dans une langue dont certaines intonations résonnent comme l’écho de celles ayant cours sur le continent, là-bas à l’Ouest, au-delà de l’Alaska, du Fuji.

Luis Sepulveda, comme Neruda, était communiste. D’un communisme très chilien. Les Jésuites, qui se battirent au Paraguay pour leurs « réductions » contre l’État, qui avaient tranché dès le départ la question de Valladolid – oui, « l’autre », l’Indien, ce n’est pas un « autre », c’est moi- construisirent pratiquement tout dans l’île chilienne de Chiloé. Et surtout, rebattirent encore et encore maisons et églises de bois, pour sauver les hommes. Il faut vraiment demeurer dans notre province immobile pour penser comme Jean-Jacques que la nature est bonne. Elle est d’une autre dimension…

Sepulveda est parti rejoindre Gabriela Mistral. Cette institutrice issue du centre du Chili rejoignit l’Amérique australe, si pauvre qu’elle distribuait des vêtements aux écoliers. Elle s’aperçut un jour que son panier se vidait alors que tous n’avaient pas été vêtus. Mais un homme passant devant la fenêtre jeta une poignée d’or. Parce qu’il y avait des «moissonneuses d’or » dans l’Océan toujours proche. Cet épisode n’est pas un conte, c’est le Chili des Grands. Un lieu où les plus valeureux -parfois les plus terribles – meneurs d’hommes échouèrent piteusement.

Par contraste, passa ici un « réputé fou », un Français, un avoué de Périgueux, Antoine de Tounens (1825-1878), proclamé roi de Patagonie et d’Araucanie, adoubé par un peuple indien, au-delà du fleuve Bio-bio, fleuve terrible que jamais les troupes aguerries du roi catholique n’avaient pu franchir.

Car pour finir, ce qu’il restera de Sepulveda, par-delà l’œuvre -évidemment, « Le Vieux qui lisait des romans d’amour » et tant d’autres à redécouvrir – c’est bien ce paradoxe chilien. Ce cheveu sur la tête du monde, c’est celui de l’humour. Un humour ciselé, sans concession, presque métallique. Ainsi ce rappel: deux enfants grandirent et jouèrent dans le même jardin public à Valparaiso – ce port aux bâtiments aussi victoriens que la Marine chilienne- vivant à quelques centaines de mètres l’un de l’autre : un certain Salvador Allende et un certain Augusto Pinochet.
Jean-Philippe de Garate