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samedi 23 octobre 2021

LES LIMITES D’UNE PHOTO

 Les limites d’une photo  

Fallait-il publier cette photo en dernière page du journal de lundi? Certains lecteurs ont estimé que non et l’ont fait savoir. L’image venait de recevoir un prix prestigieux, le World Press Photo de l’Année, et renvoyait à une actualité du Venezuela toujours présente. Le photographe Ronaldo Schemidt, un Vénézuélien exilé de son pays, avait saisi, au cours d’affrontements entre opposants anti-Maduro et forces de police, l’image d’un jeune homme transformé en torche vivante. Photo tragiquement belle, choisie parce qu’« elle déclenche une émotion instantanée », ont expliqué les jurés. Le long d’un mur en brique, éclairé de la lumière orangée de l’incendie, un homme court pour échapper aux flammes qui le dévorent. Un casque protège son visage, nous épargnant d’y lire l’effroi et la douleur ; un de ses bras est encore indemne ; la peau soyeuse, les longs doigts effilés et le bracelet disent sa jeunesse. Qui est-il ? Comment a-t-il été atteint ? Survivra-t-il ? On n’en sait rien ; seul nous frappe ce bûcher humain, cette course éperdue contre la mort que l’on imagine impossible à gagner.

Dominique Quinio, le 23/04/2018 

Il la gagnera pourtant, bien que brûlé à plus de 70 %. José Victor Salazar Balza a 28 ans ; il est étudiant en biologie. À Caracas, il y a un an, il manifestait contre le président Nicolas Maduro ; une moto de la Garde nationale a explosé, sous l’effet sans doute d’un cocktail Molotov, l’atteignant gravement. Depuis, il a subi 42 greffes. Sa vie à jamais en sera transformée.

73 000 photos et 4 548 photographes ont concouru au World Press Photo. C’est dire la valeur de la distinction. La plupart des images candidates portaient sur des actualités dramatiques (Syrie, Rohingyas de Birmanie, etc.) puisque le prix vise précisément à honorer une photo portant sur un « événement d’une grande importance » ; mais doivent être également distinguées la créativité et la technique visuelles. Le photographe était tout près de l’événement ; avant de comprendre exactement ce qu’il se passait (lui-même l’a raconté), il a déclenché son appareil. Réactivité, certes. Créativité, hélas ! Le malheur, décidément, est trop photogénique. N’en déplaise au jury, l’émotion ressentie ne peut à elle seule justifier la publication d’un cliché. Le réflexe d’horreur qu’il déclenche, non plus. La photo doit avoir un sens, une fonction d’alerte sur la gravité de faits. La crise au Venezuela est une rude réalité ; les violences perdurent, les habitants se débattent avec une pauvreté croissante. Selon une étude universitaire, en quatre ans, l’extrême pauvreté est passée de 23 % à 61 % de la population. Là est la violence, celle qu’il faut montrer au monde. Dans toutes les rédactions, le débat est intense. Certaines photos, dit-on, permettent de réveiller les consciences sur des sujets dramatiques : la fillette vietnamienne courant sur une route, après l’épandage de napalm par l’armée américaine ; le petit garçon dont le corps abandonné sur une plage disait la tragédie des migrants en Méditerranée, ou encore les clichés terribles de survivants des camps de concentration… Mais les vidéos de tortures par les djihadistes de Daech sont-elles un témoignage de leur cruauté ou une propagande qui fascine des esprits tourmentés ?

L’usage de l’horreur en image est à manier avec précaution et discernement, pour ne pas encourager un voyeurisme malsain. C’est pourquoi cette chronique « Regard », exceptionnellement, ne republiera pas la photo commentée.

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