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Francisco Coloane est mort il y a 20 ans, le 5 août 2002. Né sur l'île de Chiloé, au sud-ouest du Chili, l'écrivain aux vies multiples, marin, dessinateur de cartes, éleveur de moutons, est l'une des figures littéraires les plus marquantes de l'Amérique latine, considéré comme le Jack London de la région. Il aura par deux fois renoué avec le succès : une fois jeune au Chili, puis dix ans avant sa mort à l'international.
FRANCISCO COLOANE |
Tout se passe en Patagonie. Imaginez un Amérindien congelé dans un iceberg, qui poursuit comme une malédiction les marins blancs qui ont massacré son peuple. Imaginez un chercheur d'or qui se prend pour un roi, et construit son royaume entouré d’individus peu fréquentables. Imaginez des baleiniers, un mousse encore inexpérimenté, des chasseurs d'Indiens, des paysages sauvages, une humanité violente et solidaire, où la barbarie se mêle au sociable, brouillant les conventions, pour mieux dénoncer l'horreur de la colonisation.
Ajoutez-y un style brut sorti de la mine d'argent des écritures sud-américaines, des dialogues ciselés à la hache, un argot forgé en Terre de Feu, des ellipses subtiles et un humour mordant ; vous obtenez Francisco Coloane.
Un vieux loup de mer
Francisco Coloane était avant tout un travailleur, un homme qui avait pratiqué de nombreux métiers. Né en 1910, il aide très jeune son père sur les bateaux de pêche, chassant même parfois la baleine. Victor De La Fuente, directeur de l'édition chilienne du Monde diplomatique et proche de l'écrivain, raconte qu’il a été marqué par « sa force, à tous les niveaux, comme ses personnages, qui étaient des hommes incroyablement forts typiques du sud du Chili, des gens qui travaillaient dans des conditions dures. »
FRANCISCO COLOANE |
Jeune homme, Coloane a vécu en Patagonie comme contremaître dans un élevage de moutons à explorateur, mais aussi comme dessinateur de carte, marin ou même prospecteur pétrolier. À Victor De La Fuente, des années plus tard, il raconte qu’il n'avait alors pas besoin d'être bercé par des aventures, comme celles que le journaliste regardait (Sandokan, par exemple) car il les vivait. Lui qui écrivait depuis petit, ce sont ces terres et ses peuples qui lui inspirent les histoires qui feront son succès.
Francisco Coloane était un personnage exceptionnel, profondément bon et drôle, en contraste avec son physique taillé pour la dure vie du Sud. Son traducteur en français, François Gaudry, se souvient : « Je l'ai immédiatement apprécié. Coloane avait une présence assez extraordinaire. C'était un bel homme, beau vieillard, avec de très beaux cheveux blancs, une grande barbe… une figure de vieux loup de mer. » Victor de La Fuente, qui l'a accompagné plusieurs fois au festival Étonnants Voyageurs de Saint Malo, raconte : « Je me souviens qu'une fois, c'était un 1er mai, et je lui ai dit "Francisco, il n'y a pas de manifestation à Saint Malo". Il m'a répondu : "manifestons tous les deux", et on a manifesté à deux pour célébrer le 1er mai. Il était assez drôle (...) il avait un grand sens de l'humour, il inventait des histoires, il était très ouvert.»
Deux renaissances
Dès les années 1950, Francisco Coloane est un auteur très connu au Chili, notamment pour Le dernier mousse, publié en 1941. Victor De La Fuente, bien plus jeune que lui, le lit au lycée, son œuvre est au programme des facultés de littérature. Cette période est une mue, une deuxième naissance : Coloane passe du travailleur prolifique à l’écrivain, figure nationale. Rapidement cependant, il est mis de côté, considéré comme trop scolaire et dépassé par l'apparition d'une nouvelle génération d'auteurs talentueux.
L'écrivain chilien Luis Sepúlveda en studio à RFI (octobre 2019).
L'écrivain chilien Luis Sepúlveda en studio à RFI (octobre 2019). © RFI/Catherine Fruchon-Toussaint
C'est l'écrivain Luis Sepúlveda, qui le considère comme son maître, qui se décide à tout faire pour que ses œuvres soient traduites à l'étranger. C’est là que François Gaudry intervient, dans les années 1990. Lors du festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo, Alvaro Mutis, auteur colombien qu'il vient de traduire, lui conseille deux œuvres : Tierra del Fuego et Cap Horn. « Je découvre d'abord que c’étaient des recueils de nouvelles. Or, les recueils de nouvelles, ma foi, rendent les éditeurs français un peu hésitants : ils pensent que cela se vend très mal. J'ai eu un peu d'hésitation parce que je commençais tout juste à travailler dans l'édition et dans la traduction, mais j'ai lu ces nouvelles qui m'ont immédiatement emballé : c'était formidable, je n'avais jamais lu quelque chose de semblable. » Ni une ni deux, le traducteur se saisit de sa meilleure plume pour convaincre son éditeur qui accepte en 1993.
Cette originalité rend la traduction peu aisée, raconte François Gaudry. Francisco Coloane parle d'une région très particulière, peu décrite dans les romans et les œuvres scientifiques. « La difficulté venait d'une part d'identifier précisément l'espace géographique dont il parlait, l'espace végétal aussi, de parler des espèces d'arbres, les broussailles et les plantes… Donc, pour moi, ça a été tout un travail de recherche pour restituer avec le plus d'exactitude possible cet univers dont il parlait », explique le traducteur.
Même enjeu pour traduire le vocabulaire des peuples autochtones, peu étudiés à l'époque, ou même celui de la marine, très spécifique, ou de l'argot. « Pour un traducteur qui n'est pas familiarisé avec le langage maritime, avec les pièces de bateau, avec les manœuvres, c'est une grande difficulté : il ne faut pas se tromper dans la traduction, sinon on risque de faire couler le bateau ! Si bien que là aussi, j'ai dû m'équiper de littérature marine très précise, comme des topographies des ports, des fonds marins », sourit François Gaudry.
En France, Tierra del Fuego, publié en 1994, est un succès. Invité sur les plateaux de différents médias, dont RFI, Coloane séduit, et son œuvre est intégralement traduite dans la foulée. L'Italie, l'Espagne et l'Allemagne suivront. Son propre pays, le Chili, redécouvre son œuvre. Une deuxième renaissance qui le marque : « C’était quelqu'un de très humble, il ne se prenait pas pour un grand écrivain à succès, mais en même temps, il était conscient qu'il avait fait une œuvre littéraire très valorisée au Chili. Le fait d'être reconnu à l'étranger aussi, même beaucoup d'années après, ça le rendait heureux », explique Victor De La Fuente. Il y a un peu d'étonnement, aussi, face à cette soudaine reconnaissance, s'amuse son traducteur François Gaudry : « Je me souviens même qu'il m'a dit une fois, il m'a dit "Figure toi, on pensait que j'étais mort" ! »
Les convictions de Coloane
En plus d'être l'un des auteurs les plus importants de la littérature latinoaméricaine, Francisco Coloane est également un homme engagé. Membre du Parti communiste chilien, il défie la dictature de Pinochet en se rendant aux funérailles de son ami, Pablo Neruda. «C'était quelques semaines après le coup d'État. Il y est allé, avec une centaine de personnes qui ont marché dans le cortège, et il a fait l’éloge funèbre de Neruda. Il n'a pas eu peur de le faire : beaucoup de gens étaient cachés mais lui, il était là. Il a toujours eu une attitude de défi, et a eu une influence sur le pays à tous les niveaux : politique, idéologique, et bien sûr littéraire », résume Victor De La Fuente.
Les montagnes Paine, avec les monts Torres del Paine, dans le parc national Torres del Paine en Patagonie chilienne, à environ 1 960 km au sud de Santiago, le 26 février 2016.
Les montagnes Paine, avec les monts Torres del Paine, dans le parc national Torres del Paine en Patagonie chilienne, à environ 1 960 km au sud de Santiago, le 26 février 2016. AFP - MARTIN BERNETTI
Il est également très attaché à dénoncer la disparition progressive des peuples autochtones de la Terre de Feu. Dans ses nouvelles, il dénonce la violence des Blancs, exacerbée par la hardiesse de la vie en Patagonie, tout en s'attachant à restituer les nuances positives et négatives d'un tel espace. Métis lui-même, il dresse dans ses textes le portrait d’un «cosmopolitisme des marges » selon les propos de Tatiana Calderon, professeure en littérature comparée dans un article scientifique, c’est-à-dire le brassage d'une multitude de cultures, dans un espace où les États peinent à s'imposer.
En dévoilant la barbarie du monde occidental en Patagonie, Coloane renverse le stigmate généralement apposé sur les cultures amérindiennes décrites comme « barbares ». Preuve de l'importance de son œuvre dans la perpétuation de la mémoire des Fuégiens, la chercheuse conclut son article ainsi : « Coloane pallie le silence des gouvernements chilien et argentin et dénonce les dérives dont ils sont les seuls coupables. Même si les Fuégiens ne peuvent plus désormais parler pour eux-mêmes, le témoignage de Coloane perpétue leur voix, tout en renforçant son identité pluriculturelle. »
Vingt années après sa mort, Francisco Coloane est un auteur à lire et à relire. François Gaudry comme Victor De la Fuente ont tous deux conseillé ses deux recueils de nouvelles les plus connus : Terre de Feu et Cap Horn.